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Jours tranquilles à Paris
4 mars 2014

Du 5 au 9 mars au Châtelet

UNE OPÉRETTE À RAVENSBRÜCK
Tzvetan Todorov
Le Verfügbar aux Enfers est une œuvre rédigée par Germaine Tillion dans le camp de concentration allemand de Ravensbrück, en octobre 1944. Tillion, résistante de la première heure, a été arrêtée en août 1942 et déportée en octobre 1943. C’est un an plus tard que, cachée au fond d’une caisse d’emballage pendant que les autres travaillent au déchargement des trains, elle se lance dans l’écriture de ce texte singulier, destiné à distraire et égayer ses camarades. Elle invente donc une sorte d’opérette où les dialogues cocasses sont entrecoupés de danses et de chansonnettes, calquées sur des mélodies que tout le monde à cette époque sait fredonner : chansons populaires, airs d’opéra ou marches militaires… À la fin de l’année, les conditions du camp se détériorent, Tillion ne parvient pas à terminer son opérette. En avril 1945, les portes de Ravensbrück s’entrouvrent ; elle-même et quelques autres survivantes peuvent en sortir.
La littérature issue des camps est vaste mais, dans la grande majorité des cas et pour des raisons qui vont de soi, elle a été composée par les anciens déportés une fois que ceux-ci ont recouvré la liberté. À l’intérieur même des camps, quelques rares détenus sont parvenus à rédiger de brèves notes, devant servir d’aide-mémoire. Quelques-uns, plus rares encore, ont écrit de courts poèmes lyriques, le tragique de la situation déterminant le ton de leurs textes. Or Le Verfügbar aux Enfers ne ressemble à rien de tout cela : il s’agit d’une « opérette-revue » qui tourne en dérision la vie au camp et, en premier lieu, les détenues elles-mêmes (les surveillantes en sont absentes). Son but premier est d’amuser et de faire rire ; mais ce n’est pas le seul. Et pour cause : tout en cherchant à soulager ses camarades, Tillion n’oublie pas son métier d’origine, celui d’ethnologue, et les avantages qu’il lui procure. Pendant six ans, de 1934 à 1940, elle a vécu au sein de la population berbère, dans l’Aurès algérien. L’ethnologue profite de sa distance par rapport à la société qu’elle étudie pour mieux la comprendre, et se sert de ce savoir sur les autres pour se voir elle-même comme du dehors. Enfermée au camp, Tillion s’efforce d’observer et de comprendre cette étrange société nouvelle qu’ont fabriquée les nazis. Convaincue que la lucidité est une arme contre la barbarie, et affectée au plus profond d’elle-même par les souffrances qui l’entourent, elle entreprend d’aider ses camarades en leur offrant ce tableau à la fois précis et distancié de leur existence, qui leur per- mettra de la voir à leur tour comme du dehors, de mieux comprendre ses raisons et ses conséquences, de s’en moquer plutôt que de seulement s’en plaindre. Rires et larmes, fantaisie et analyse fouillée se trouvent ici inextricablement mêlés.
Et l’œuvre atteindra son but. Le soir venu, dans les baraques étouffantes, Tillion récite à la joie générale les scènes désopilantes dans lesquelles un Naturaliste décrit l’étrange espèce des Verfügbar, les détenues qui essaient d’échapper aux corvées du jour. Que cette langue riche, imprégnée de souvenirs de la culture classique, puisse revivre au camp est déjà une victoire sur la brutalité environnante ; que leurs mésaventures, devenues soudain intelligibles, se trouvent métamorphosées en épisodes à la fois effrayants et dérisoires aide ces femmes à ne pas céder au désespoir.
Germaine Tillion est exceptionnelle à un double titre : parce qu’elle conduit d’un même mouvement le travail de connaissance et l’action militante ; et parce qu’elle est à la fois passionnément engagée dans un combat – et capable de rire d’elle-même. Personne en France, au XXe siècle, n’a su faire mieux. Si l’œuvre est unique, c’est que son auteur l’était déjà à cette époque – ce qu’a confirmé sa longue carrière postérieure. Elle est née le 30 mai 1907. Après avoir étudié à Paris, elle part en Algérie, où elle se consacre à l’analyse d’une communauté paysanne. Au moment de son retour en France, c’est la débâcle, qui la pousse dans la Résistance ; celle-ci sera interrompue par la prison et la déportation. Entre 1945 et 1954, Tillion se consacre à l’étude de ce passé immédiat et combien douloureux. En 1954, elle se trouve prise dans le tourbillon de la guerre d’Algérie : elle s’y rend pour essayer de remédier à la misère matérielle, pour empêcher les attentats terroristes, la torture, les exécutions capitales. Depuis 1962, à travers son enseignement et ses écrits, elle poursuit tant les études que les combats.
Le fait mérite d’être relevé : au cours de cette longue vie, elle a toujours su réconcilier le vrai et le juste, elle ne s’est jamais trompée de cible.
Une amie, Jacqueline d’Alincourt, a sorti en cachette du camp Le Verfügbar aux Enfers, le petit livre écrit à la main, avant de le remettre à Tillion. Celle-ci le garde précieusement, mais ne cherche jamais à en tirer la moindre gloire ; elle se dit aussi qu’il serait incompréhensible pour les nouvelles générations qui ignorent les conditions de vie au camp. Elle s’en souvient au moment où elle rédige son grand ouvrage historique, Ravensbrück ; dans la troisième édition (1988), elle en cite plusieurs extraits. Mais ce n’est que tout récemment, au début du nouveau millénaire, qu’elle a fini par céder à la pression amicale de ses proches et autoriser la publication. Dans le livre paru en 2005 aux éditions de la Martinière, le texte est accompagné d’un fac-similé du manuscrit, ainsi que de notes explicatives, rédigées par sa camarade de déportation Anise Postel-Vinay.
Anise Postel-Vinay, Claire Andrieu, Tzvetan Todorov et Erik Guignard (qui a fourni certaines photos de ce programme) sont tous quatre membres de l’Association Germaine Tillion (www.germaine-tillion.org).

http://theatrechatelet.tumblr.com/post/77281726231/le-theatre-du-chatelet-est-emu-a-lannonce-de

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