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Jours tranquilles à Paris
6 mai 2016

Siné, du gamin de Belleville au dessinateur incorrigible

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A Paris, en 2008.

Dessins « coup de poing », trait d’une efficacité redoutable, anarchiste anti-flics, anti-armées, anti-corridas, anti-curés de toutes les religions sans distinction de genre, grand ami des chats, Maurice Albert Sinet dit « Siné », est mort le 5 mai 2016 à l’hôpital Bichat (Paris 18e), des suites d’une opération du poumon. Il était né le 31 décembre 1928, dans le 20e, et n’en finissait pas de ne pas mourir depuis au moins trois ans, d’urgences en interventions, depuis dix ans sous oxygène, increvable.

D’une puissance d’invention et de mise en forme sans borne, il aura publié – que ce soit par passion politique, pour la publicité, le jazz ou la java, absolument partout, dans toute la presse, de France-Dimanche à Rouge, sauf ? Sauf dans la presse d’extrême droite ou quelque feuille antisémite. Il aime l’amour, la bagarre, le désaccord, le vin pur et le dessin.

Régulièrement, dans ses « mini-zones », brefs messages hilarants ou toniques qu’il adressait à ses proches, il donnait de ses nouvelles. Les toutes dernières n’ont pour la première fois ni fait rire, ni étonné. Changement de ton. Sénèque récrit par Céline : « Depuis quelque temps, vous avez dû remarquer – soulignait Siné – que je ne nageais pas dans une joie de vivre dionysiaque ni dans un optimisme à tous crins, ce qui est pourtant mon penchant habituel. Je ne pense, depuis quelque temps, qu’à ma disparition prochaine, sinon imminente, et sens la mort qui rôde et fouine sans arrêt autour de moi comme un cochon truffier. (…) C’est horriblement chiant de ne penser obsessionnellement qu’à sa mort qui approche, à ses futures obsèques et au chagrin de ses proches. »

« Semer sa zone »

Plus que sa mort à 87 ans, ce qui frappe, c’est son énergie intacte jusqu’au bout. Sa force de frappe, la qualité de sa rage et celle de son invention. Depuis une soixantaine d’années, les événements aidant, il aura déniaisé le dessin de presse, et suscité des légions de dessinateurs.

Quelques heures avant de passer, il compose la dernière couverture du journal qu’il a fondé en 2008, Siné Mensuel, n° 53, mai 2016. Contexte : depuis un mois, place de la République à Paris, la Nuit debout rassemble toutes sortes de gens en assemblées générales ou concerts, fait débat et s’offre au débat. Avant heurts avec les forces de l’ordre. Une fois de plus, Siné s’emballe d’allégresse.

Sa dernière « Une » ? Fond rouge incendie, titraille impeccable : « Plus jamais couchés ! » En ombres chinoises, joyeux, un garçon et une fille brandissent deux panneaux au pochoir : « GRÈVE », à quoi répond « GÉNÉRALE ». Plus loin, une petite foule accourt (« En avant », « debout, « vite, « jour », « bravo »), petite foule joyeuse dont les pieds détourés en vermillon sur fond noir animent cinétiquement les silhouettes. Tout est dit en une image.

Rien de plus nul, les dessinateurs en pestent assez, que de raconter un dessin. Mais Siné n’étant plus là pour « semer sa zone » (un de ses titres), profitons un peu. Tout en bas du dessin, à droite, la signature : ce nom qu’il s’est forgé à l’Ecole Estienne (dessin, graphisme, maquette), deux syllabes échappées à « des–siné », d’une graphie dansante et stricte. Cette graphie rieuse qu’il répand, entre dessins, images et coupures de presse, dans ses chroniques, ses « zones », ses « revues de presse », ses « apophtegmes », ses albums autobiographiques : Ma vie, mon œuvre, mon cul. La chance des dessinateurs, c’est qu’on ne les prenne ni pour des artistes, ni pour des éditorialistes. Ceux qui se prennent pour, s’y perdent. On le sait à quoi ? A la graphie de leur signature, justement.

Service militaire au mitard

Siné est né un 31 décembre d’une mère, Fafa la Fouine, qui tient l’épicerie–buvette, mi-drugstore de campagne, mi-capharnaüm de quartier, mi-piste de danse « after hours », à Belleville (20e), et d’un père problématique. Le père, enfin, le géniteur, était un des bons clients de Fafa. L’autre, Albert Sinet, le mari cocu reconnaît le lardon pour éviter les embrouilles. Un peu dépassée par les événements, Fafa laisse le choix du prénom à l’obstétricien qui, s’appelant lui-même Maurice, l’intitule Maurice. Elle, elle l’appellera Bobby.

Aujourd’hui, il serait bon pour quinze ans de psychanalyse. Ce qui simplifie et complique la chose, avec Siné, c’est qu’il dit tout, et ce qu’il dit, il le dessine. Le reste, on l’apprend dans Siné, 60 ans de dessin, préface de Guy Bedos, textes de François Forcadell et Stéphane Mazurier (Hoëbeke éditions). Ou par l’incalculable nombre de ses auto-portraits, visage ovale, coiffé à la raie, rire marrant ou colère sensible.

L’enfance à Belleville ? Voir les photos de Doisneau. La guerre ? Masque à gaz et abris sous les bombes. La nuit, Bob organise des cours de danse dans l’épicerie. Ce qu’on oublie : le petit Maurice, Albert, Bob, est toujours premier à l’école, au point qu’on le présente avec les meilleurs élèves de Paris à Albert Lebrun, président de la République. A 14 ans, il intègre la prestigieuse Ecole Estienne. Laurent Versy, son géniteur finalement marié à Fafa, dur à cuire (cinq ans de travaux forcés pour avoir tabassé son adjudant), est son héros.

D’un coup, il découvre l’histoire de l’art et le dessinateur Saul Steinberg. Choc. Des nuits à se forger un style tout en écoutant du jazz grâce aux V-discs des soldats américains : « Mais j’aime aussi le flamenco, la salsa et les chants soufi. » Paroles, de Jacques Prévert dont il deviendra l’ami, est son livre de chevet. Il chante dans un groupe, Les Garçons de la rue, « comme un chaudron, mais je faisais rire », pendant deux ans. Et passe dans la foulée l’essentiel de son service militaire au mitard.

Radicalisme politique

Ce sont les chats qui le tirent d’affaire. Après en avoir adressé un à son amie Leonor Fini, mélange de drôlerie et de mot-valise, il en pond à la douzaine. Tous publiés dans une rubrique fameuse de France-Soir (« Les Potins de la commère »). Sa popularité est immense, il déménage et connaît avec sa première femme qui vient de disparaître quelques heures avant lui un rien d’aisance. La publicité lui réussit. Les gauchistes le lui reprocheront. Il s’en fiche. Première exposition en 1956, Prix de l’humour noir dans la foulée.

En 1958, il entre à L’Express pour décliner les « paras » (chutistes) comme il a décliné ses chats. Contre sa direction, il prend fait et cause pour la révolution algérienne. Fabrique de faux papiers de même qu’il avait fabriqué de faux tickets de rationnement pendant la guerre. Transforme le bloc-notes de François Mauriac en « débloc-notes » et quitte avec fracas le journal de Servan-Schreiber, comme il quittera plus tard la revue Jazz-Hot qui l’avait censuré.

En 1962, il crée, avec l’appui de l’éditeur Jean-Jacques Pauvert – fameux tandem qui aura bien radicalement contribué à l’évolution des pensées – Siné Massacre. « Massacre », comme le « Mensuel » de Siné Mensuel, dessiné en style de verre brisé. Son radicalisme politique s’accentue. Huit numéros, neuf procès, une solide haine de De Gaulle. En 2005, il dira au Monde : « Quand je vois le tableau d’aujourd’hui, je me demande pourquoi je le haïssais tellement. »

Il multiplie les couvertures de bouquins (Folio), avec de purs chefs d’œuvre (Zazie dans le métro) et jamais rien de faible. Régent du Collège de pataphysique, comme Raymond Queneau et Boris Vian, ses amis, un sérieux collège pour rire, il fraiera avec L’Ouvroir de Littérature Potentielle (OULIPO). Il n’y avait pas de livres à l’épicerie. Il se lie d’amitié avec Genet, a la littérature dans la peau, Céline, tous ceux qui ne « goncourtisent pas », mais cale devant ses écrits antisémites.

Malcolm X est parrain de sa fille

Deuxième engouement après la Libération de Paris, son premier voyage à Cuba – révolution, rhum et salsa. Il voyage pour Lui, le très masculin magazine de charme, comme on dit. Malcolm X, qu’il rencontre au passage, est parrain de sa fille. De Cuba aussi, il finira par se faire virer, pour avoir déclaré en symposium que « le rôle de l’artiste, c’est de foutre la merde ».

Mai-68, c’est comme s’il l’attendait : « Mai-68 a été une fête aussi formidable que brève. Comme la Libération. Avec Pauvert, on a inventé L’Enragé : huit numéros, plus trois ou quatre. » L’Enragé (le « G » dessine une faucille avec un marteau) fait suite à Action, de Jean Schalit où Siné rejoint Wolinski avant de claquer la porte pour un dessin (contre la CGT) refusé. Il fréquente Choron et Cavanna, les créateurs de Hara-Kiri, « journal bête et méchant », et politise leurs troupes : Wolinski, Topor, Gébé, Reiser, Cabu. À Catherine, qui sera sa seconde épouse, il écrit – elle est au Brésil où il la rejoindra : « La chienlit, c’est moi ! »

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« Chienlit », ainsi de Gaulle désignait-il les enragés de Mai-68. Le mot, curieuse ballade, sera repris par Sarkozy, NKM et finalement Manuel Valls. Comme les mineurs des grandes grèves (1947) qui avaient subi la Gestapo, puis la police française, il n’hésite pas devant l’équivalence CRS=SS. A quoi Delfeil de Ton, autre historique de l’aventure Hara-Kiri qui lui adresse un fraternel salut ce soir 5 mai sur le site de L’Obs, avait comiquement répondu : « Etudiants-diants-diants… » Formidable époque. L’épopée avec Hara-Kiri puis Charlie, mérite une étude qu’a vigoureusement ouverte Delfeil dans L’Obs du 15 janvier 2015, après les attentats qui ont décimé la rédaction de Charlie et l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes.

La bibliographie de Siné, comme ses relations étroites avec la musique noire, le free, les musiciens, les affiches de festival et les revues spécialisées mériteraient aussi quelque thèse ou foutaise. Outre de superbes pochettes illustrées, il aura réalisé deux anthologies personnelles (« bordéliques à souhait », dira-t-il) pour Frémeaux & Associés : « Découvrir Saul Steinberg, c’est comme entendre pour la première fois Charlie Parker. La vie bascule. »

Reposera-t-il en paix ? Siné ne laisse pas tranquille, c’est sa force. Il communique une allégresse sans nom, c’est son geste. Curieusement entouré d’amitié et d’amour, lui qu’on voudrait furibard. Lors d’une exposition à l’Ecole Estienne, Siné l’incorrigible (2012), on pouvait lire cette carte d’identité presque officielle, ficelée par ses soins : « Bob la Gamberge, fils de Laurent la Bigorne et Fafa la Fouine, nationalité douteuse, dessinateur dit humoristique, démolisseur invétéré de la grande éloquence, des institutions et des bons sentiments. » Au beau milieu – « Unes », affiches, couvertures en tout genre –, d’un festival de fesses et de convictions.

D’« Hara-Kiri » à « Charlie », une plume hors de contrôle

Dans les années 1960, Siné fréquente évidemment Cavanna et Choron, les créateurs d’Hara-Kiri, qu’il ne trouve pas assez politisé. Mai 68 fait le reste. En 1974, emballé par la « révolution des œillets » au Portugal, Siné regrette la mansuétude des gens de gauche à l’égard de membres de l’ancien pouvoir salazariste. Cavanna le prend mal : « En effet, ils sont de gauche et c’est pour cela que nous sommes de gauche. » Gauche démocrate et légaliste, contre gauchisme radical. Rien de nouveau sous le soleil lisboète.

En 1980, à la demande de Cabu, Siné reprend dans Charlie une chronique. Mais Choron, fin 1981, doit arrêter le journal. Dix ans plus tard, pendant plusieurs mois, Cabu, Willem, Gébé et Siné, fabriquent La Grosse Bertha. Avant échec et republication de Charlie Hebdo. Après la mort de Gébé, en 2004, Philippe Val – ancien comédien chanteur – devient directeur de la publication. Pas le moindre atome crochu entre Val et Siné, qui reste inflammable autant qu’incontrôlable.

Licenciement abusif de « Charlie Hebdo »

Le 2 juillet 2008, dans sa chronique de Charlie, Siné commente sarcastiquement deux faits concernant Jean Sarkozy, le fils du président. Un délit de fuite en scooter : « Le parquet a même demandé sa relaxe ! Il faut dire que le plaignant est arabe ! Ce n’est pas tout : il vient de déclarer vouloir se convertir au judaïsme avant d’épouser sa fiancée, juive, et héritière des fondateurs de Darty. Il fera du chemin dans la vie, ce petit ! »

Ce qui, dans un premier temps, ne suscite aucune réaction : le fait a déjà été rapporté par le président de la Licra. Puis, à la suite d’une vigoureuse remarque sur RTL du journaliste Claude Askolovitch, tout prend feu : Siné est taxé d’antisémitisme, ce qui reste pour lui l’injure majeure. Val le licencie le 15 juillet. Les pétitions s’affrontent, la blogosphère s’embrase. D’anciens propos tenus en état d’ébriété à Carbone 14 (radio très « libre » du début des années 1980), pour lesquels Siné avait fait des excuses publiques, sont exhumés.

Cité à comparaitre par la Licra pour « incitation à la haine raciale », Siné sera relaxé par la 6e chambre correctionnelle de Lyon le 24 février 2009, puis en appel, le 26 novembre 2009, et finalement, après cassation, acquitté sur le fonds. Pour licenciement abusif, Charlie est condamné à lui verser 90 000 euros. Siné fonde dans la foulée Siné Hebdo, dont les débuts sont brillants, avant de devenir Siné Mensuel. Article de Francis Marmande - Journaliste au Monde

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