Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Jours tranquilles à Paris
8 décembre 2016

Tomi Ungerer : " Je préfère le réalisme à l'utopie "

mm7

Une exposition à Strasbourg célèbre l'artiste dessinateur, chroniqueur et sculpteur, souvent réduit en France à ses livres pour enfants

Tomi Ungerer vient de fêter ses 85 ans. Pour l'occasion, le musée qui porte son nom à Strasbourg a demandé à une centaine de dessinateurs - illustrateurs, auteurs de BD, caricaturistes - de lui rendre hommage graphiquement. Multipliant les ré-férences aux images les plus célèbres créées par l'Alsacien, l'exposition est aussi un moyen de revisiter une oeuvre protéiforme et labyrinthique dominée par l'absurde, qu'on aurait tort de résumer aux succès rencontrés par l'auteur dans la littérature de jeunesse (Les Trois Brigands, Jean de la Lune...). Affichiste, sculpteur, illustrateur de presse, chroniqueur (pour Philosophie Magazine), inventeur d'aphorismes, dessinateur d'albums érotiques, Ungerer a mené une carrière, à New York d'abord, puis au Canada et enfin en Irlande, où il vit depuis quarante ans. Alors qu'est réédité en français son tout premier recueil de dessins satiriques - The Un-derground Sketchbook, traduit en Pensées secrètes (Les Cahiers -dessinés) -, l'artiste confirme qu'il n'a rien perdu de sa verve, ni de son acuité.

Le public français connaît -finalement assez peu votre oeuvre, exception faite de vos livres pour enfants. Comment l'expliquez-vous ?

La France est un pays centralisé. Il faut vivre et travailler à Paris pour être connu. Comme ce n'est pas mon genre de courir après les gens, je suis totalement ignoré dans mon pays. Figurez-vous que je vends plus de livres au Japon qu'en France, que l'éditeur qui me suit depuis presque soixante ans est suisse - Diogenes Verlag - et qu'en Allemagne, un sondage m'a classé parmi les 100 personnalités les plus populaires du pays - quelle ironie ! J'ai espoir, toutefois, d'avoir un futur en France grâce à Frédéric Pajak - le patron des éditions Les Cahiers dessinés - , qui vient de rééditer mon tout premier livre pour adultes datant des années 1960. A l'époque, Philip Roth, avec qui je partageais une maison, m'avait écrit une préface. Mon éditeur américain l'avait refusée sous prétexte que Roth n'était pas assez connu. S'il avait su...

Ce manque de reconnaissance en France vous peine-t-il ?

Non, ça m'est complètement égal. C'est juste dommage, car le français est la langue dans laquelle je m'exprime le mieux, alors que je suis parfaitement trilingue (français, allemand, anglais). Ma dyslexie d'origine m'autorise en outre tous les jeux de mots, étant donné que je lis tout de travers. Je ne peux pas m'empêcher d'en faire. Il suffit que j'entende parler de ce qui se passe à Mossoul pour imaginer l'existence de " noyaux de résistance des pêches Melba ". Dans le fond, je suis un littéraire. Mes influences s'appellent Chamfort, La Rochefoucauld, Jarry, Jules Renard... J'ai rangé mes manuscrits : la pile mesure 1,50  m.

Aux Etats-Unis, où vous avez débarqué au tout début de -votre carrière avec " 60  dollars en poche et une cantine de -dessins ", selon la légende, vous êtes également republié après une longue période de rejet, due à vos productions de dessins érotiques...

Oui, je ne suis plus " banni " aux Etats-Unis. Pendant quarante ans, mes livres ont été interdits dans de nombreuses bibliothèques et certains collectionneurs se les arrachaient. Je viens de renouer avec New York. Cette ville est restée une superbe bouillabaisse de cultures et d'ethnies. Mais, dès qu'on en sort, rien n'a changé : c'est la même paranoïa. Je dis souvent que les Etats-Unis sont un pays de " SS " : de sauvages et de spécialistes. Quand ils sont spécialisés dans un domaine, les Américains sont les meilleurs au monde. Mais ils sont aussi capables du pire, comme d'envoyer Trump à la Maison Blanche. Je connais trop bien l'Amérique pour savoir que son élection était inéluctable. Trump, c'est à la fois Ubu et celui qui sera le dernier -cavalier de l'Apocalypse. La plupart des dessins que j'avais faits à l'époque - pour dénoncer le cynisme de la société américaine - fonctionneraient tout aussi bien aujourd'hui.

Travaillez-vous toujours autant qu'avant ?

Plus que jamais, même s'il me faut quand même douze heures de repos par jour. J'ai fait trois -infarctus et le cancer est passé par là. " Tumor with humor " est une autre de mes devises - intraduisible pour le coup. Disons que j'ai des emmerdements - de santé - mais que je les prends à la légère. J'ai aussi quasiment perdu mon oeil gauche. Si je deviens aveugle un jour, il me restera la pâte à modeler et la masturbation. Les Allemands ont un joli mot pour cela : Selbstbefriedigung - le plaisir de soi-même.

La mort, thème qui traverse votre oeuvre d'un bout à l'autre, ne semble pas vous -inquiéter...

Nullement. La mort est un incident comme les autres. Je la vois comme un contrôleur des douanes : on doit passer devant elle sans savoir ce qui nous attend de l'autre côté. Qui sait, ce sera peut-être un énorme arc-en-ciel ! C'est quand même formidable de ne pas savoir où on va, non ?

Dessinez-vous encore ?

Oui, mais je crois avoir poussé aussi loin que je le pouvais la satire dans le dessin. Je fais surtout des collages aujourd'hui. J'en faisais pendant ma période new-yorkaise, sans grand succès à vrai dire : il fallait alors être pop art pour percer. Je n'ai jamais pu m'accrocher à un style. Il y a des artistes qui perfectionnent le leur toute leur vie. Moi, j'ai toujours eu besoin de changer. Il me faut avouer, aussi, que j'ai longtemps entretenu un complexe d'infé-riorité vis-à-vis de mon propre travail : relire mes livres pour -enfants m'était impossible, car je les trouvais mal dessinés. J'arrive aujourd'hui à mieux m'accepter. En même temps, je sais qu'il n'y a rien de plus ennuyeux que la -perfection. Sauf quand il s'agit des Odalisques d'Ingres.

Comment expliquez-vous le succès de vos livres pour enfants ?

Je me suis toujours adressé aux enfants comme à des égaux. On a tendance à les sous-estimer, même dans l'enseignement. Ceux qui figurent dans mes livres, en tout cas, n'ont jamais peur. On peut également leur parler de sujets graves. Comme de la Shoah, comme je l'ai fait dans Otto, autobiographie d'un ours en peluche (L'Ecole des loisirs, 1999), ou du racisme, comme dans Amis-amies (L'Ecole des loisirs, 2007). Mon prochain livre pour enfants traitera de la misère et de la faim dans le monde. L'autre jour, Philosophie magazine m'a fait suivre la question d'un enfant qui se demandait comment faire du mal aux terroristes islamistes. Je lui ai répondu la chose suivante : il n'y a qu'à se convertir à l'islam et les terroristes mourront d'ennui. Nos cathédrales ont deux tours, sauf celle de Strasbourg : l'une sera utilisée comme minaret par les chiites et l'autre par les sunnites.

Votre indignation n'est pas nouvelle. Dans les années 1960, vous dénonciez la -ségrégation raciale et la guerre du Vietnam à travers vos -affiches. D'où cela vient-il ?

De mon enfance, où j'appris ce que c'est que d'être minoritaire. Quand les Français sont revenus en Alsace à la fin de la deuxième guerre mondiale, tout le monde pensait que la vie serait idéale. Ce fut loin d'être le cas. Je me -souviens d'un professeur qui m'avait demandé de perdre mon accent si je voulais m'intéresser à la littérature. A 15 ans, j'organisais des grèves à l'école pour qu'on ait le droit de parler alsacien entre nous.

L'utopie n'a aucune place dans votre oeuvre, au contraire du désespoir. Pourquoi ?

Donnez-moi le nom d'un artiste dont le désespoir n'est pas le -carburant... J'associe le désespoir au doute. Avec le doute, on évite les déceptions. Un autre de mes slogans en anglais est : " Don't hope, cope " (" n'espérez pas, faites face "). J'ai toujours préféré le réalisme à l'utopie. Dans mon premier livre pour enfants, Les Mellops font de l'avion, je fais voyager des cochons dans les airs : j'ai dû construire un modèle de l'appareil pour voir s'il pouvait effectivement voler.

La montée du Front national, notamment en Alsace, où il a toujours été présent, peut-elle vous inciter à redessiner pour la presse ?

Je l'ai fait récemment pour Les Dernières Nouvelles d'Alsaceen représentant Marianne sous une guillotine, avec le titre suivant : " Le Pen de mort ". Je n'ai pratiquement plus de contacts dans la presse française. Tous ceux que je connaissais sont partis à la retraite. Si Le Monde me -demande un dessin, je suis prêt.

Propos recueillis par Frédéric Potet

mm8

Publicité
Commentaires
Publicité