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Jours tranquilles à Paris
14 septembre 2017

Minorité rohingya

birmanie

Reportage

« Il n’y a plus rien là-bas » : sur les routes de la déportation des Rohingya birmans

Par Rémy Ourdan, de Gundum à Teknaf (frontière banglado-birmane), envoyé spécial - Le Monde

370 000 réfugiés sont arrivés au Bangladesh, fuyant tueries, persécutions et destructions. L’ONU dénonce un « nettoyage ethnique ».

Ils ont couru, marché, trébuché, puis couru encore ; ils sont exténués, affamés, certains sont blessés ; ils ont fui la mort aux trousses et la peur au ventre. Ils traînent avec eux le souvenir de leurs morts et la liste sans fin de leurs disparus. Il y a dans l’exode forcé des Rohingya de Birmanie, dans les scènes dantesques de la fuite de ces maudits, un air de fin du monde.

Deux semaines après les premières arrivées de Rohingya dans le sud du Bangladesh, sur l’autre rive de la rivière Naf, le doute n’est guère permis : les Rohingya n’affrontent pas une persécution supplémentaire, un énième épisode dans la longue série de cataclysmes meurtriers ayant marqué l’histoire tragique de cette communauté musulmane de l’Arakan. Cette fois, les Rohingya birmans sont la cible d’une campagne de déportation systématique, et dont l’objectif semble être qu’elle soit totale et définitive. Une fin de leur monde.

Parcourir la Route n° 1 qui relie Cox’s Bazar à Teknaf chaque jour à l’aube, s’aventurer dans les sentiers à l’est de la route, marcher dans les collines autour de Gundum puis dans les rizières en allant vers le sud, longer les berges de la Naf jusqu’à ce qu’elle se jette dans le golfe du Bengale, offre une idée de ce qui est à l’œuvre à la frontière banglado-birmane. Tous les témoignages concordent : seuls les morts, les blessés agonisants, les disparus – hommes cachés dans la jungle ou enfants perdus en chemin – et quelques vieillards trop au crépuscule de leur vie pour entreprendre ce voyage, ne fuient pas la Birmanie.

« Partez ou vous allez tous mourir ! »

« Partez ! » « Vous avez une minute pour quitter le village ! » « Vous devez tous partir ! » « Partez ou vous allez tous mourir ! » Ce sont les ordres donnés par l’armée birmane aux plus chanceux des Rohingya, ceux qui ont eu droit à des paroles avant des tirs, et qui ne laissent aucun doute sur l’intention de ce que l’ONU vient de qualifier d’« exemple classique de nettoyage ethnique ». L’expulsion des Rohingya n’est pas nouvelle : avec des pics de violences allant en s’intensifiant depuis vingt-cinq ans, les damnés de Birmanie, dont Rangoun n’a jamais reconnu la citoyenneté, étaient déjà, avant cette crise, la plus grande communauté apatride du monde.

« Partez ou vous allez tous mourir ! » Ce qui semble nouveau cette fois-ci, c’est l’ambition birmane d’en finir avec la question rohingya. Les témoignages d’hommes s’étant cachés dans la jungle, à l’orée des villages, confirment cet aspect définitif : ceux qui restent derrière les fuyards sont exécutés, et les villages sont systématiquement brûlés.

Les premiers jours, lorsque certains, tapis dans la jungle, hésitaient encore entre prendre la route du Bangladesh et attendre d’éventuellement rentrer chez eux, ils étaient traqués soit par les soldats birmans, soit par leurs supplétifs des milices bouddhistes. Une politique de terreur se déploya dans les collines, les forêts et les rizières.

Le plus souvent, les Rohingya n’ont pas eu le droit à ces paroles. Les unités arrivant dans les villages ont immédiatement ouvert le feu sur les maisons, pendant que les miliciens, armés de mâchettes et de couteaux, pourchassaient les fuyards. Il n’y eut nul besoin d’ordre ni d’explication pour faire comprendre aux communautés qu’elles devaient fuir sans se retourner.

« Ils ont tout incendié derrière nous »

Un matin à l’aube, ce sont Shilkhali et les villages alentour qui sont incendiés. Les colonnes de fumée sont parfaitement visibles depuis la rive bangladaise de la Naf. Trois heures plus tard, Sayedul Amin et Mohammed Tayeb sont les premiers à arriver à Kancharpara.

« Les soldats sont arrivés il y a quatre jours et, depuis la nuit dernière, ils brûlent des maisons à intervalles réguliers, raconte Sayedul Amin. Nous étions réfugiés sur la berge de la rivière. Nous avons abandonné à Shilkhali quelques vieillards, qui doivent avoir été tués. Ce matin ils ont tout incendié derrière nous, et nous avons enfin pu trouver un bateau de pêcheurs pour nous faire traverser la rivière. »

Ensuite il faut marcher avec de la boue jusqu’au torse, puis longer les rizières pendant cinq kilomètres. Les deux hommes sont exténués. A Kancharpara, ils vont attendre les autres. « Seuls deux bateaux ont traversé car ensuite il y a eu une patrouille navale. Les pêcheurs ont peur. Parfois l’armée confisque un bateau, ou le heurte pour le couler. Alors les autres attendent sur la berge que la patrouille soit partie. »

Beaucoup sont morts noyés en traversant la Naf à la nage ou en voyant leur embarcation sombrer. Une nouvelle colonne de fumée, puis une deuxième, puis une troisième s’élèvent à l’horizon. Les villages brûlent les uns après les autres, méthodiquement.

Terreur et bains de sang

Vu le flot ininterrompu de réfugiés arrivant au Bangladesh, le nettoyage ethnique semble inexorable. La tâche principale des unités militaires déployées dans l’Arakan, renforcées par les 33e et 99e bataillons d’infanterie légère de l’armée birmane, réputés pour leur brutalité (et dont la présence est confirmée par des réfugiés identifiant les insignes de leurs uniformes, selon un enquêteur international), est une politique de terreur et de terre brûlée.

Les militaires ne poursuivent par exemple pas systématiquement les fuyards sur les berges de la Naf. Soit ils ne sont pas assez nombreux, soit ils n’en ont pas reçu l’ordre. Leur priorité semble surtout être de brûler les villages, de briser tout espoir de retour.

Les tueries et exécutions furent légion les premiers jours. Après l’attaque d’une vingtaine de postes-frontières le 25 août par des rebelles de l’Arakan Rohingya Salvation Army (ARSA) – combats qui aurait fait selon Rangoun une centaine de morts dont une dizaine de policiers –, l’Etat Rakhine (le nom officiel birman de la province d’Arakan) s’est embrasé.

Le 26 août fut un bain de sang. Les jours qui suivirent aussi. Les unités de combat étaient souvent devancées d’une minute par les soldats des postes voisins des villages, que les Rohingya connaissaient et dont ils ne s’attendaient pas à ce qu’ils ouvrent le feu sans sommation. D’où l’effet de surprise.

Exode et camps de fortune au Bangladesh

« A Soapran, les soldats sont arrivés le matin du 26 août avec des bouddhistes armés, raconte Mohammed Siddiqui. Ils ont tiré sur les maisons puis sur les habitants qui s’enfuyaient. J’étais dehors et j’ai couru directement dans la jungle. Mon fils de 15 ans, une belle-fille de 21 ans et sa fille âgée de deux mois ont été tués. »

Une fois dans les collines, les villageois se sont regroupés et ont entamé un éprouvant voyage de sept jours. « Pour le moment nous avons 284 disparus. Certains sont peut-être encore en chemin, mais je pense que la plupart ont été tués. » Mohammed Siddiqui attend, dans le camp de réfugiés de fortune d’Unchiparang, le retour de l’hôpital d’un autre fils, un enfant de 9 ans, blessé d’une balle dans la cuisse.

C’est son fils aîné, Mohammed Jobair, qui a perdu femme et enfant. « Sans prévenir, sans rien dire, les soldats ont rafalé les maisons. Ma femme, qui tenait notre fille contre elle, a reçu une balle qui lui a traversé l’épaule et les a tuées toutes les deux. J’ai couru vers la rizière. Les soldats nous ont poursuivis. J’ai fait le mort dans la boue. Un soldat m’a frappé le corps, puis il est parti. Deux heures plus tard, j’ai vu que le village brûlait. »

Assise de l’autre côté de la route, parce qu’il n’y a plus de place dans le camp de réfugiés improvisé, Sanjida caresse la tête de Salman, âge de 9 mois, dont le pied droit est brûlé. « A Merullah, ils ont mis le feu aux maisons directement. Le temps de récupérer mon enfant sur sa couche, son pied avait brûlé. » Depuis leur arrivée au Bangladesh, Salman n’a reçu aucun soin. Aucune organisation humanitaire n’est présente le long de la route de Teknaf. Sanjida apprend que des soins peuvent être délivrés dans les dispensaires des camps de réfugiés « officiels », créés après les exodes des années 1990, de Kutupalong et Noyapara. Personne ne le lui a dit.

« Hors de question de rentrer un jour »

Hasina Begum, elle aussi de Merullah, a eu de la chance. Elle a perdu ses deux parents mais, enceinte de huit mois ce 26 août, elle est parvenue à la fois à fuir et à accoucher. Après la panique et la course éperdue vers la forêt, elle a senti les contractions. « J’ai accouché dans une cabane près de la rivière. » Avec son mari Abdul Hamid et leurs désormais trois enfants, ils ont mis deux semaines à rejoindre le Bangladesh. Allongés dans l’herbe au bord d’une rizière, au nord d’Unchiparang, ils sont épuisés et affamés. Hasina a le regard grave et fiévreux. Abdul, lui, sourit d’avoir sauvé les gamins. Le dernier né, l’enfant du 26 août, n’a pas encore de prénom.

« Il est hors de question de rentrer un jour chez nous. Il n’y a plus rien là-bas. Rien, explique calmement Abdul Kashim, de Hassorata, qui est arrivé à Teknaf dans la nuit. Mon fils Ibrahim a été touché par une balle pendant que l’on courait, et nous ne l’avons plus revu. Les soldats achèvent les blessés et on ignore où ils les enterrent, puis ils brûlent les maisons. Il n’y a plus rien… »

370 000 Rohingya ont quitté la Birmanie en deux semaines, selon le Haut-Commissariat pour les réfugiés de l’ONU. Dans le monde humanitaire à Cox’s Bazar, l’idée commence à être admise que le million de Rohingya birmans vont arriver au Bangladesh.

La terreur par les exécutions, les viols et les violences, l’étendue géographique des opérations militaires, la destruction systématique des maisons, l’ordre de « partir ou mourir » : le nettoyage ethnique est d’une ampleur encore pire que dans le passé. Et rien n’indique que Rangoun n’ait pas l’intention d’appliquer cette politique jusqu’à la déportation du dernier Rohingya.

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