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Jours tranquilles à Paris
11 janvier 2018

Le marché du livre confronté à la « crise de la lecture »

Par Nicole Vulser - Le Monde

Contexte électoral peu favorable, cristallisation des ventes sur les prix littéraires, concurrence des séries télévisées... En 2017, le secteur de l’édition a souffert.

Lourds nuages, houle énorme, c’est sur une mer bien hostile que les éditeurs français ont dû naviguer en 2017. « Le premier semestre s’est révélé apocalyptique », affirme l’éditrice Héloïse d’Ormesson, patronne de la maison du même nom. « Désastreux », selon Pierre Conte, directeur général du groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Belfond, La Découverte…). « Horribilis », aux yeux de Sébastien Rouault, directeur du panel Livres de l’institut d’études de marché GFK, selon qui « le marché a chuté de 6 % en volume comme en chiffre d’affaires au cours des six premiers mois, du jamais-vu ».

Malgré un été plutôt bon et un automne stable, le marché « n’a jamais été serein en 2017, toujours entre fragilité et fébrilité », analyse Sébastien Rouault. Les estimations de GFK, de janvier à fin novembre, font état d’une baisse de 3 % du chiffre d’affaires, à 2,8 milliards d’euros. Trois des quatre grands segments de l’édition affichaient un recul fin novembre : la littérature générale (– 3 %), la jeunesse (– 7 %), le pôle savoir (histoire, sciences humaines, dictionnaires, beaux arts) (– 7 %). Seule la bande dessinée se targuait d’une forte croissance (+ 8,5 %), grâce à la sortie d’un Astérix en fin d’année.

« Mais même décembre – le mois le plus attendu et qui s’est avéré plutôt bon– ne permettra pas de tout rattraper », pronostique cet expert. L’effet d’aubaine dû aux changements de programmes scolaires – non inclus dans les statistiques GFK – amortira quelque peu le décrochage de 2017. Les plus optimistes s’attendent à une baisse des ventes de – 1 à – 1,5 %.

Trou d’air et cannibalisation

Les rebondissements qui ont scandé sans relâche la campagne électorale, des primaires de novembre 2016 aux législatives de juin 2017, expliquent largement le grave trou d’air des six premiers mois de 2017. « La fiction avait lieu dans la réalité, in vivo, de façon invraisemblable, si bien que le public est resté englué devant sa télévision », explique Olivier Nora, PDG des éditions Grasset (groupe Hachette Livre). « Le contexte électoral et le “Penelopegate” ont détraqué la fréquentation en librairies », ajoute Bertrand Py, directeur éditorial d’Actes Sud. Si, historiquement, les années d’élection présidentielle sont toujours mauvaises pour l’édition, ce cru s’est révélé particulièrement dévastateur.

Les éditeurs espéraient donc rattraper leur retard au second semestre. Ce qui a entraîné une rare concentration des titres, dont les sorties avaient été décalées. « En deux mois, la profession a proposé ce qui correspond habituellement à un an de production : trente à quarante best-sellers. Cela n’a pas pu se faire sans dégâts », souligne Olivier Nora. Résultat : le surplus d’offre a étouffé le marché. Cette politique des éditeurs visait à doper leurs ventes mais aussi à contrer leurs concurrents. Jean-Maurice de Montremy, à la tête d’Alma Editeur, rappelle que « quinze nouveautés permettent aux grands éditeurs d’occuper 1,5 mètre de linéaire sur la table d’un libraire… ». Les livres se sont cannibalisés. Les libraires ont même manqué de temps, en octobre, pour ouvrir les cartons des nouveautés.

Si bien que parmi les 581 romans de la rentrée 2017, les 46 meilleures ventes comptabilisées entre le 25 août et le 3 décembre par Livres Hebdo ont chuté de 12,5 %, à 1,39 million d’exemplaires, par rapport à la même période en 2016.

« Des livres mort-nés »

A ces aléas s’ajoute un faisceau de phénomènes structurels qui fragilisent chaque année davantage l’édition française. « Ce décrochage brutal sonne comme une sommation », tranche Jean-Guy Boin, directeur général du Bureau international de l’édition française (BIEF). « Les comportements de lecture changent et ne s’expliquent pas uniquement par des facteurs conjoncturels », dit-il.

En premier lieu, la bipolarisation du secteur s’accélère avec, d’un côté « de moins en moins de références qui se vendent de plus en plus et, de l’autre, de plus en plus de références qui se vendent de moins en moins », analyse Olivier Nora. Derrière les baobabs que constituent les best-sellers, la déforestation générale se poursuit, ajoute-t-il. Viviane Hamy, qui a fondé les éditions du même nom, déplore le fait qu’il soit devenu « effroyablement difficile de travailler dans la durée, d’imposer au fil du temps l’œuvre d’un écrivain ».

Dans la galaxie des prix littéraires – on en recense 2 000, une particularité française –, seule une demi-douzaine fortifient vraiment les ventes. La cristallisation sur ces Goncourt, Goncourt des lycéens, Femina, Renaudot ou Médicis atteint un tel paroxysme qu’elle balaie toutes les autres nouveautés mises sur le marché en octobre.

Les best-sellers, soutenus, eux, par d’énormes campagnes de marketing, réussissent à s’imposer dans la durée. A contrario, les échecs deviennent plus cruels pour bon nombre d’ouvrages destinés à un public plus exigeant. « On a vu cette année des livres mort-nés », déplore Sabine Wespieser, à la tête de sa maison d’édition indépendante. L’entre-deux peine aussi. Certains romans qui s’écoulaient voici plusieurs années à 30 000 exemplaires ont du mal à atteindre la moitié. En dix ans, les ventes de livres ont baissé, tout comme le panier moyen d’achats en librairie.

Un public qui devient myope

Malgré tout, quelques gros éditeurs s’en sortiront. Actes Sud, la maison de la ministre de la culture, Françoise Nyssen, prévoit 8 % de croissance grâce au Goncourt, L’Ordre du jour, d’Eric Vuillard, et au jackpot de Millénium, dont un cinquième tome est paru en septembre. Avec cinq grands prix dans la rentrée littéraire, deux best-sellers chez JC Lattès (Origine, de Dan Brown, et Darker, d’E. L. James) et le nouvel épisode d’Astérix, Hachette Livre devrait tirer son épingle du jeu. En revanche, Editis s’attend à une baisse de 4 % de ses ventes en 2017. Et la grande majorité des éditeurs, en particulier les indépendants, souffriront.

D’où l’inévitable question : y a-t-il une surproduction de livres ? Cette avalanche de nouveautés – qui perturbe la mécanique des ventes mais permet aussi d’éditer de rares merveilles – n’épargne aucune catégorie. Ni les romans, ni les essais, ni les livres de cuisine… « La concurrence s’exacerbe même dans le polar. Toutes les maisons d’édition s’y sont lancées et rivalisent de façon saignante. Les morts sur le champ de bataille n’ont jamais été si nombreux », affirme Laurent Laffont, directeur général de JC Lattès.

Aux yeux de Sabine Wespieser, le phénomène de surproduction devient endémique. « Je peux continuer à ne produire que dix livres par an parce que j’ai trois salariés. Pour les groupes qui en emploient 300, c’est une fuite en avant. » En cas de retournement du marché, ils sont obligés de produire toujours davantage, pour éviter que l’arrêté des comptes des diffuseurs soit négatif. Les libraires retournent en effet les livres invendus aux éditeurs. « Personne ne peut plus décélérer », explique-t-elle.

« Nous étions dans un marché de l’offre, on arrive dans un marché de la demande », prédit Vincent Monadé, président du Centre national du livre. Comme aux Etats-Unis, où Amazon impose le succès par les algorithmes. En raison d’un système d’entonnoir, le public devient myope, ne distingue plus rien hormis les best-sellers et les livres primés. « A la rentrée, après la sélection des libraires et des critiques, cinquante des 581 romans se sont détachés. Mais au final, on n’a parlé que de cinq titres. Ce filtre devient de plus en plus sévère », dit Sébastien Rouault.

La concurrence des autres loisirs

De façon structurelle aussi, les circuits de vente des livres se métamorphosent. Amazon – qui ne publie pas ses chiffres – représenterait désormais près du cinquième du marché. Dans les hypermarchés, l’édition n’apparaît pas comme une priorité. Hormis dans les Espaces culturels Leclerc. Personne ne connaît la stratégie qu’adoptera Fnac Darty après son rachat par Ceconomy. Si la France bénéficie d’un extraordinaire maillage de librairies, certaines historiques, comme Sauramps à Montpellier ou Gibert Jeune à Paris, ont connu de graves difficultés financières. Tout comme le club de livres France Loisirs, dont le modèle s’épuise. Il a déposé son bilan fin 2017 et cherche un repreneur.

La concurrence entre la lecture et les autres loisirs est indéniable. « Le livre, déjà en concurrence avec le théâtre, les concerts et la télévision, affronte aussi le jeu vidéo, les réseaux sociaux, les séries… alors que le temps consacré aux loisirs reste le même », note Vincent Monadé. « Dans les dîners en ville, on parle davantage des séries que l’on a vues que des livres que l’on vient de lire », ajoute Laurent Laffont. La compétition s’envenime. « Force est de constater qu’un roman coûte le prix de deux mois d’abonnement à Netflix », dit Pierre Conte. L’arbitrage financier ne s’effectue plus forcément en faveur de la littérature.

« On assiste à un changement de paradigme. La crise de la lecture n’est pas un vain mot », explique Sabine Wespieser. « Il n’y a plus de gros lecteurs, de ceux qui lisent tout Zola », déplore Claude de Saint-Vincent, directeur général de Média Participations. « Jadis, à 18 ans, on avait forcément lu Le Comte de Monte-Cristo. Aujourd’hui, les adolescents peuvent rester treize heures devant un écran à dévorer Le Bureau des légendes. »

Et pour les plus jeunes, « l’utilisation du passé simple dans Le Club des Cinq, d’Enid Blyton, a été supprimée et l’histoire encore simplifiée », constate-t-il, en se demandant s’il faut hurler de rire ou en pleurer… « On n’a pas réussi à démontrer que le livre peut être sexy », regrette Vincent Monadé. C’est sans doute à cette tâche à la fois complexe et grisante que devront s’atteler les éditeurs, pour enfin redonner de l’appétit aux lecteurs.

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