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Jours tranquilles à Paris
20 avril 2018

Suspension du visa de « Cinquante nuances plus claires » : « La subjectivité n’est pas absente de cette décision de justice »

Par Sylvie Kerviel - Le Monde

Dans sa chronique, Sylvie Kerviel, chef adjointe du service Culture du « Monde », revient sur l’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris qui suspend le visa délivré au film, demandant qu’il soit interdit aux moins de 12 ans.

« Conte de fées moderne » ou promotion « complaisante » du sadomasochisme ? L’arrêt est passé quasi inaperçu et pourtant il mérite qu’on s’y arrête. Le 15 mars, la cour administrative d’appel de Paris a suspendu le visa délivré au film Cinquante nuances plus claires, nouvelle déclinaison de la série de bluettes érotiques Cinquante nuances de Grey, demandant que le film soit interdit aux moins de 12 ans.

Le film de James Foley, sorti le 7 février et encore à l’affiche en France, a vu son visa révisé en urgence par la commission de classification du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). La justice avait été saisie par l’association Promouvoir, proche des catholiques traditionalistes, qui avait déposé une requête en référé pour obtenir une classification plus sévère de ce film – les deux premiers volets avaient été interdits aux moins de 12 ans –, « en raison de sa promotion du sadomasochisme ». Le héros collectionne menottes, fouets et autres instruments qu’il utilise pour des jeux sexuels avec sa partenaire.

CETTE DÉCISION INTERVIENT APRÈS LA MISE EN APPLICATION DU DÉCRET DU 8 FÉVRIER 2017 RÉVISANT LES CRITÈRES DE CLASSIFICATION DES FILMS

Cette décision, en défaveur du ministère – qui se fonde sur l’avis de la commission pour délivrer les visas d’exploitation –, intervient après la mise en application du décret du 8 février 2017 révisant les critères de classification des films.

Ce texte avait été élaboré justement pour contrer les actions en justice, particulièrement celles entreprises par l’association menée par l’infatigable André Bonnet, « l’homme qui décide de la classification des films en France », comme le qualifie ironiquement Vincent Maraval, producteur et distributeur, dont le film Love, réalisé par Gaspar Noé, s’était vu interdit en 2015 aux moins de 18 ans.

« Une erreur d’appréciation »

Elle avait attaqué, la même année, le premier volet de Cinquante nuances de Grey (2015) pour obtenir un relèvement à 16 ans de l’âge d’interdiction qui avait été fixé à 12 ans, mais elle avait été déboutée. Comme elle l’avait été, en décembre 2016, pour le film d’animation Sausage Party, dont elle avait demandé, en vain, une interdiction plus sévère que celle autorisant le film aux plus de 12 ans.

Les juges, qui avaient visionné le film minute par minute et notamment la scène finale où des produits alimentaires s’entrepénètrent dans un chariot de supermarché, avaient eu ce commentaire savoureux : « Si, durant trois minutes, des aliments et autres produits de consommation, dont aucun ne figure au demeurant un mineur, simulent explicitement diverses pratiques sexuelles, cette scène se déroule dans un univers imaginaire, et ne peut être interprétée comme incitant le spectateur mineur à en reproduire le contenu. »

Cinquante nuances plus claires, que Le Monde avait présenté lors de sa sortie comme « un soap opera sous perfusion », « contient plusieurs scènes représentant des pratiques sexuelles à caractère sadomasochiste », a relevé la cour. Et de préciser : « Si ces scènes sont simulées et relativement brèves au regard de la durée du film, elles sont traitées avec complaisance et sont susceptibles d’être perçues par un très jeune public comme décrivant des pratiques banales dans le cadre d’une relation amoureuse. »

La cour estime que « la ministre de la culture a commis une erreur d’appréciation, au regard des exigences tenant à la protection de l’enfance et de la jeunesse ». L’Etat devra verser à l’association la somme de 1 000 euros. L’avocate du ministère de la culture avait défendu « un film s’apparentant à un conte de fées moderne ».

« Notre société a besoin d’art et de liberté »

Pour cette nouvelle action en justice contre Cinquante nuances plus claires, l’avocate de Promouvoir s’est appuyée sur le nouveau décret demandant que les critères de classification prennent désormais en compte « la sensibilité et le développement de la personnalité propres à chaque âge ». Une formulation censée, dans l’esprit des rédacteurs du texte, permettre d’en finir avec la subjectivité qu’impliquait le texte précédent, qui évoquait des scènes « susceptibles de porter atteinte à la sensibilité des adolescents ».

Or, la subjectivité n’est pas absente de l’arrêt, comme le fait remarquer un spécialiste du droit du cinéma, qui s’étonne que la cour ait pu estimer que les scènes à caractère sadomasochiste « sont traitées avec complaisance ».

LE CHANGEMENT DE FORMULATION N’EMPÊCHE EN RIEN LA CONTESTATION EN JUSTICE ET LA RÉVISION DES VISAS

C’est l’ancienne ministre de la culture Fleur Pellerin qui, en septembre 2015, avait commandé à Jean-François Mary, alors président de la commission de classification des œuvres du CNC, un rapport après une succession d’annulations des visas, à l’initiative de l’association Promouvoir. Il s’agissait d’établir des critères de classification qui soient mieux adaptés aux jeunes grandis avec Internet et qui permettent aux cinéastes d’évoquer des sujets tels que le sexe et la violence sans risquer de se voir relégués à des circuits de diffusion condamnant leur existence tant artistique qu’économique.

« Il faut redonner à la ministre et à la commission de classification la marge d’appréciation que l’appropriation par des juges avait singulièrement réduite ces derniers temps », avait déclaré M. Mary en remettant son rapport.

On le voit, le changement de formulation n’empêche en rien la contestation en justice et la révision des visas. Les associations de professionnels du cinéma avaient peut-être un peu vite salué le nouveau décret, notamment l’ARP, société civile des auteurs-réalisateurs-producteurs, qui s’était félicitée qu’un texte vienne « préserver et sécuriser la liberté des créateurs, la spécificité de la création artistique et sa diffusion ». « Plus que jamais, notre société a besoin d’art et de liberté, et certainement pas d’un retour à un ordre soi-disant moral », avait-elle déclaré dans un communiqué.

Le film d’Abdelatif Kechiche Mektoub My Love, sorti en salle le 20 mars, s’ouvre sur une scène de sexe, brève mais intense. La commission de classification a estimé que cela ne justifiait pas une interdiction aux moins de 12 ans. On attend avec intérêt de voir si ce visa sera contesté ou non en justice.

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