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Jours tranquilles à Paris
25 août 2018

Karl Lagerfeld, au nom de Chanel

karl25

Par Raphaëlle Bacqué - Le Monde

Les visages de Karl Lagerfeld (4/6). Au début des années 1980, les propriétaires de Chanel sollicitent le couturier pour dépoussiérer la marque. Le résultat va dépasser leurs espérances : Lagerfeld n’a pas son pareil pour s’approprier l’esprit d’une maison qui n’est pas la sienne.

Les frères Alain et Gérard Wertheimer sont secrets. Les richissimes propriétaires de Chanel ne donnent jamais d’interview. Les rares photos d’eux sont prises à la volée. Même ceux qui les croisent sur les champs de courses ou aux défilés haute couture de leur maison – toujours placés au quatrième rang, un peu en surplomb – ne peuvent en dire que des banalités : « Euh, ils sont très discrets… » Le bruit court qu’un jour où Chanel avait organisé un événement à New York, dans Central Park, l’un des frères, qui avait oublié son invitation, ne put rejoindre les invités : personne à l’entrée n’avait su l’identifier. Il faut donc s’en tenir à la version de Karl Lagerfeld pour raconter son recrutement chez Chanel.

« Un jour, j’ai reçu un coup de fil de Kitty d’Alessio… » Nous sommes en 1982, la directrice de la mode aux Etats-Unis pour Chanel veut le sonder. Alain Wertheimer a pris la direction de la maison il y a huit ans, après avoir obtenu du conseil d’administration qu’il déclare incompétent son propre père, Jacques, bientôt placé sous curatelle.

Yves Saint Laurent, cet éternel rival

A 34 ans, l’aîné des Wertheimer a déjà restructuré l’entreprise, réintégré la fabrication et la distribution du prêt-à-porter, redonné du prestige aux parfums – le N°5 reste le must de la maison – en arrêtant leur vente en drugstore. Reste à rénover la couture et à donner à l’entreprise une image globale de luxe.

Comment Karl Lagerfeld, alors directeur artistique de Chloé et de Fendi, résisterait-il aux sirènes de Chanel ? C’est une marque illustre, et les Wertheimer sont riches.

Lagerfeld sait surtout ce que représente la maison de la rue Cambon pour Yves Saint Laurent, cet éternel rival. En 1968, répondant au questionnaire de Proust, section « mes héroïnes dans l’histoire », le prince de la haute couture avait affirmé sans hésiter : « Gabrielle Chanel. » La même année, celle-ci l’avait désigné comme son héritier spirituel.

En décembre 1983, au Metropolitan Museum de New York, la rétrospective Saint Laurent est la plus grande jamais consacrée à un couturier de son vivant : il a 47 ans et entre déjà au musée, quand Lagerfeld va sur la cinquantaine sans avoir encore été célébré de la sorte. « Pour Karl, ce n’était pas seulement un immense bond en avant, c’était aussi un coup de poignard contre Yves », a confié la créatrice de mode Paloma Picasso à la journaliste britannique Alicia Drake (Beautiful People, Denoël, 2008).

« Ça existe encore, ce truc ? »

En ce début des années 1980, cependant, Chanel s’est largement démodé. En France, il n’y a guère que Simone Veil, Marie-France Garaud et l’épouse de l’avionneur Marcel Dassault pour poser dans les magazines avec le fameux tailleur gansé. Les parfums se vendent bien, mais alors qu’un président socialiste vient de conquérir l’Elysée, ils fleurent les années Pompidou et Giscard : une époque révolue.

A l’étranger, il en va de même. « Un an avant l’arrivée de Karl, j’avais fait un sujet pour [le magazine allemand] Stern, photographié par Peter Lindbergh : “Les dix classiques de la mode”, le trench, la chemise blanche, raconte Florentine Pabst, une journaliste allemande, amie de Lagerfeld. Lorsque j’avais proposé le tailleur Chanel, Lindbergh m’avait répondu : “Ça existe encore, ce truc ?” »

Depuis New York, Kitty d’Alessio a constaté la renommée et le succès de Lagerfeld. Ancienne publicitaire, elle mesure mieux que personne l’importance croissante de « la marque » pour vendre un produit. Avec ses « looks », sa culture, son travail de styliste pour Chloé et Fendi, et ses nombreuses collaborations en Europe et au Japon, Lagerfeld est le seul, Saint Laurent excepté, à être connu à l’étranger. Il a 49 ans, c’est le moment de changer.

« GABRIELLE CHANEL S’ÉTAIT COUPÉE DE SON ÉPOQUE EN CRITIQUANT LES JEANS ET LES MINIJUPES. C’ÉTAIT COMME SI ELLE AVAIT SIGNÉ SON ARRÊT DE MORT »

KARL LAGEFERLD

« J’ai rencontré Alain Wertheimer dans sa maison à Londres et nous avons longuement discuté, se souvient Karl Lagerfeld. J’avais vu la façon dont, à la fin de sa vie, Gabrielle Chanel s’était soudain coupée de son époque en critiquant les jeans et les minijupes, que la jeunesse du monde entier aspire à porter. C’était comme si elle avait signé son arrêt de mort. Mais je connaissais bien son univers… »

Sans doute est-ce cela qui rassure d’abord Alain Wertheimer. Choisir un Allemand pour incarner une marque si française, c’est osé. « Il en sait plus sur Chanel que moi-même », confie cependant le propriétaire de la maison à ses proches. « A la fin de la discussion, reprend le couturier, il m’a dit : “Faites ce que vous voulez, mais si cela ne marche pas, je vends !” Et j’ai répondu : “Ecrivez dans le contrat le “Faites ce que vous voulez” !” »

Le 15 septembre 1982, le communiqué publié par Chanel est prudent et flou : « La vie et l’imagination de la collection haute couture Chanel bénéficieront de l’orientation artistique de Karl Lagerfeld à partir de janvier 1983. » Les conditions financières du contrat, en revanche, paraissent exceptionnelles : un million de dollars pour deux collections de couture par an et le prêt-à-porter Chanel, croit savoir le Women’s Wear Daily (WWD), la bible américaine de la profession.

Lagerfeld a aussi négocié 100 000 dollars en vêtements pour habiller les « éditrices de la presse mode et des amies », et c’est là que l’on reconnaît son génie de la communication. « Je n’aime travailler que pour de grosses sociétés qui ont un grand pouvoir publicitaire », assure-t-il au WWD la semaine précédant sa première collection haute couture. Il a bien l’intention de donner à sa collaboration une visibilité dans le monde entier.

Exercices de style

Le 25 janvier 1983, Isabelle Adjani arrive rue Cambon, son regard bleu caché derrière des lunettes noires. Suivent l’acteur Jean-Claude Brialy, Paloma Picasso, la parfumeuse Hélène Rochas, Claude Pompidou, la baronne Marie-Hélène de Rothschild et une foule de clientes et de rédactrices de mode venues d’Amérique et d’Europe.

Pour faire taire les polémiques sur sa nationalité, l’Allemand a prévu d’ouvrir son premier défilé par trois mannequins, l’une en tailleur bleu, la deuxième en blanc, la dernière en rouge, sur des airs d’Edith Piaf et de Charles Trenet. « Douce France, cher pays de mon enfance… » Les jupes ont un peu raccourci, juste en dessous du genou, les épaules sont plus structurées, la cravate très « mademoiselle » a été remplacée par des foulards noués sous des colliers de perle. « J’ai gardé l’esprit Chanel, mais je lui ai donné un petit côté up to date », indique Karl Lagerfeld aux télévisions. En costume rayé de banquier et grosses lunettes d’aviateur, il paraît cependant emprunté, dans un style qu’il n’a pas encore digéré.

« QUE VA FAIRE FERRÉ ? KARL A DESSINÉ TOUTE LA COLLECTION DIOR PAR FERRÉ. UN AUTRE A DEMANDÉ : “ET SAINT LAURENT ?” ET IL A FAIT DE MÊME. TOUT ÉTAIT PARFAITEMENT “À LA MANIÈRE DE” »

RALPH TOLEDANO, ANCIEN DIRECTEUR GÉNÉRAL DE LA MARQUE KARL LAGERFELD

Le lendemain, la presse est mitigée. « Est-ce de lui, est-ce d’elle ? Chaque modèle soulève la même question », s’interroge Janie Samet dans Le Figaro. Le reportage du journal télévisé d’Antenne 2 n’est pas meilleur : « Désormais, le comble du look sera de porter un faux Chanel exécuté dans les ateliers mêmes de la maison Chanel », affirme avec acidité la journaliste.

« Il a un bon sens de Chanel, mais il n’est pas encore achevé, remarque Marie-Hélène de Rothschild, une des plus fidèles clientes de la maison, autrefois habillée par Coco en personne. Citée par le WWD, elle précise : « Il faut que quelqu’un lui parle un peu plus d’elle. Ses proportions étaient d’une telle perfection… Mais personne n’aurait pu y arriver du premier coup. Cela viendra. » Voilà toute la difficulté pour Lagerfeld : on attend de lui à la fois une redite et un changement.

Il faut s’arrêter un instant sur ce défi. Car c’est là qu’il excelle, lui qui aime les « exercices de style », cette façon de broder la modernité sur un patron classique. C’est un caméléon. Chez Balmain, Patou, Chloé, Fendi, il s’est à chaque fois coulé dans une maison qui n’était pas la sienne et en a sublimé l’esprit. Sous son nom, il n’a pas le même allant. « Trop noir », « pas assez féminin », « trop allemand », disait-on de ses lignes signées Karl Lagerfeld. Jamais elles n’ont vraiment marché. « Quand il y a mon nom sur un vêtement, j’ai l’impression de tenir une boutique », dit-il dans une pirouette.

Coup de génie publicitaire

Depuis toutes ces années passées à lire, à collecter des images, à se nourrir de photos et de peinture, il a retenu les ADN de chacun de ses confrères. C’est un homme qui a en mémoire toute l’histoire de la mode depuis les années 1920, dit-on.

Ralph Toledano, actuel président de la Chambre syndicale de la haute couture, qui fut le directeur général de la maison Karl Lagerfeld, se souvient parfaitement de cette veille du premier défilé de Gianfranco Ferré pour Dior, en 1989. Chacun s’interrogeait : « Que va faire Ferré ? » Alors, raconte-t-il, « Karl a pris ses feutres et ses pastels et a commencé à dessiner. Les tailleurs, les robes et robes du soir, toute la collection Dior par Ferré. » Il ne s’est pas arrêté là, poursuit Toledano : « Un autre a demandé : “Et Saint Laurent ?” Et il a fait de même. “Et Sonia Rykiel ?” Pareillement. Tout était parfaitement “à la manière de”… »

Chez Chanel, il se plonge dans les archives de la maison, dresse la liste des inventions iconiques de « Coco ». Puis il y introduit ce brin de subversion que l’époque attend. La veste de tailleur en tweed, d’accord, mais raccourcie et portée sur un jean. Le fameux camélia que Gabrielle aimait tant, très bien, mais en broche de celluloïd ! Il opte pour les jupes courtes, abuse des sautoirs. Le canotier, la perle cerclée d’or, le nœud de satin noir, le sac muni d’une chaîne, tout est là, mais tout est transformé.

Bientôt, il fera défiler Claudia Schiffer en bikini siglé des deux « C » entrelacés. Comme toujours, pour la presse, il a résumé sa stratégie par une phrase de Goethe, puisée autrefois dans la bibliothèque reliée de ses parents : « Il faut faire un meilleur avenir avec les éléments du passé. » Et cela marche. « Karl va nous apprendre la mode », avait confié Alain Wertheimer à Jacques Polge, le parfumeur de Chanel. Le propriétaire de la maison a eu du flair : dès l’année 1984, les ventes s’envolent.

Dès son arrivée, Karl Lagerfeld a eu un autre coup de génie publicitaire. Gabrielle Chanel était la seule femme à s’être fait un nom dans la mode. La seule aussi dont même un novice connaissait la crinière courte, l’allure chic et garçonne. Longue, très mince, brune, Inès de la Fressange a un petit air « Coco ».

Lors du premier défilé de janvier 1983, c’est elle qui portait la robe du soir qui a eu ensuite le plus grand succès commercial. Quelques mois plus tard, Lagerfeld obtient qu’elle signe un contrat d’exclusivité avec Chanel, du jamais-vu dans la couture. Elle sera la réincarnation de « Mademoiselle », passera plus de modèles que les autres aux défilés : vingt passages quand les autres en font cinq, s’habillera Chanel dans toutes ses sorties publiques.

« Le studio magique »

Physiquement, la jeune femme de 25 ans, 1,81 m et 55 kg, est parfaite pour les tailleurs Chanel : « Fine, pas de seins, les hanches étroites, ainsi la veste tombe parfaitement », détaille une ancienne ouvrière des ateliers de couture. Karl Lagerfeld adore ses expressions gouailleuses et son excellente éducation.

Elle a juste ce qu’il faut d’irrévérence, avec ce côté « aristo » qui plaît tant au couturier, lui qui laisse toujours planer le flou sur les origines de son père. Karl Lagerfeld lui permet de « jouer » sur les podiums : elle défile en marchant à grands pas, balance ses longs bras, envoie des baisers, fume parfois. « Bouge comme si tu étais en jean », a demandé le modéliste.

D’ailleurs, il a introduit le denim dans les collections de prêt-à-porter dès 1984. Et aussi des baskets. Bref, après un premier défilé timoré, Lagerfeld a décidé de « faire se retourner Chanel dans sa tombe : au moins, cela montre qu’elle est encore vivante ! » Et pour les conservateurs qui rechignent, il assène franchement au journal télévisé : « Il faut garder l’idée de Chanel, mais pour les femmes d’aujourd’hui. Ce n’est pas pour habiller les gens ivres de passéisme ou les mémés qui ne comptent pas pour la mode. »

Au bout du célèbre escalier de la rue Cambon où Gabrielle s’installait, jouant de ces miroirs qui brouillent la distinction entre fiction et réalité, après un entrelacs de couloirs, s’ouvre le studio. En ces années 1980, Karl Lagerfeld l’a fait décorer par Andrée Putman, dans des tons gris, noir et blanc. S’il est toujours écrit « Mademoiselle » sur la porte, l’atmosphère a radicalement changé. Alain Wertheimer a pris soin, avant l’arrivée de sa nouvelle recrue, de faire partir à la retraite toute une génération vieillissante de premières d’atelier et de membres de l’ancien studio.

« FAIRE DES ROBES, C’EST IMPORTANT, MAIS CE NE SONT QUE DES ROBES. ON N’EST PAS KIERKEGAARD, QUAND MÊME ! »

KARL LAGERFELD

Place à la nouvelle équipe : des autodidactes, des filles de, des amis, des amis d’amis, des fidèles en un mot. « Je veux autour de moi des gens jeunes et beaux », a réclamé le couturier. Inès de la Fressange apporte sa gaîté et son éclat, fait des suggestions comme aucun mannequin ne s’y risque jamais. Eric Wright, un grand Noir américain, est l’assistant de Karl et fait rire tout le monde avec ses « Fantastic ! » dès que ce dernier lève le petit doigt.

Le styliste Gilles Dufour, un beau garçon introduit dans la jet-set, qui a déjà travaillé avec Lagerfeld chez Chloé, dirige le studio. Sa nièce, Victoire de Castellane, est chargée des bijoux. C’est une charmante jeune fille, piquante et pleine de fantaisie. Arrière-petite-fille de Boni de Castellane, célèbre dandy de la Belle Epoque, Victoire arrive tous les jours au studio avec d’extravagantes tenues, jupe de tulle façon tutu de danseuse portée avec de petits corsets achetés à Pigalle, tailleur rouge avec sur la tête des oreilles de Mickey, que Lagerfeld lui empruntera bientôt pour ses défilés.

Le réalisateur américain Francis Ford Coppola a demandé à l’actrice Carole Bouquet si elle pouvait recommander sa fille, et c’est ainsi que Sofia Coppola, 15 ans, escortée d’une garde du corps à l’allure de mannequin, fait son apparition parmi les dessins et les coupons de tissus. Au Palace, le soir, il n’est pas rare que des filles arrivent en minijupe et bustier sous une veste Chanel désormais allégée et revêtue de strass. « Le studio magique », c’est ainsi que ceux qui y travaillent l’appellent alors. « C’est bien simple : nous étions une maison désirable », souligne Victoire de Castellane.

Le défi des propriétaires

Les Wertheimer se montrent d’une confiance remarquable. « Nous n’avions aucune pression des actionnaires, nous pouvions dépenser sans compter », se souvient Gilles Dufour. Un même accessoire peut être produit en dix couleurs différentes, afin que « Karl » choisisse celui qui s’assortira le mieux à son projet de robe.

Massaro, le bottier, Lesage, le brodeur, Desrues, le parurier, tous ces artisans qui survivent grâce à la haute couture croulent sous les commandes. Lagerfeld dessine vite, beaucoup, avec une capacité inégalée à proposer vingt déclinaisons à partir d’un simple détail. Un jour, un des frères Wertheimer le met au défi d’imaginer un accessoire en s’inspirant d’une publicité pour une machine à laver découpée dans un magazine. « Il a relevé le gant, raconte Martine Cartegini, une ancienne de Chanel, dans ses Mémoires (Les Coulisses de la haute couture, Hugo Doc, 2015). Il a repris le principe du hublot du lave-linge et a conçu une ligne de boutons en tweed recouverts de plexiglas ! »

Dans les ateliers, les ouvrières ont vite constaté que « Monsieur Lagerfeld » connaît parfaitement son métier. C’est l’une des forces du couturier d’être resté un artisan et un formidable dessinateur. Ses croquis sont précis, montrant bien les découpes, la longueur d’un dos, le détail d’une emmanchure. Lorsqu’il vient pour l’essayage, il fait asseoir la première d’atelier pour qu’elle donne son avis. Il maîtrise le vocabulaire de ces ouvrières ultra-qualifiées, souvent venues de province, il connaît aussi les chansons et les superstitions des ateliers. Il met un point d’honneur à dessiner lui-même les chapeaux des Catherinettes en fonction de leurs goûts, de leur personnalité, puis à les faire confectionner par Pierre Debard, chapelier chez Michel, le plus grand modiste de Paris.

Après la mort de Gabrielle Chanel, en 1971 au Ritz, une ombre de dévotion s’était abattue sur le siège de la rue Cambon. « C’était comme un sanctuaire, note Marie-Louise de Clermont-Tonnerre, directrice des relations publiques. Après mes années chez Cardin, j’avais eu l’impression de pénétrer dans une banque protestante. » Soudain, la voici qui croule sous les demandes. Karl Lagerfeld n’est pas seulement un couturier créatif, c’est aussi un exceptionnel communicant. Jamais il ne s’est pris pour un artiste. « Faire des robes, c’est important, mais ce ne sont que des robes, dit-il. On n’est pas Kierkegaard, quand même ! » Il recherche le succès plus que la postérité. « Il faut se demander pourquoi les gens aiment. Etre opportuniste jusqu’au bout », répète-t-il sans cesse à ses disciples du « studio magique ».

Dans les petits papiers de la presse

Pour les journalistes, il organise des dîners chez lui – parfois deux à la suite –, envoyant une lettre personnalisée à chaque convive accompagnée d’un énorme bouquet de fleurs. Inès de la Fressange enchaîne elle aussi les déjeuners avec des VIP. Les rédacteurs de mode sont couverts de cadeaux, selon une hiérarchie indiquant leur puissance : la rédactrice en chef du Vogue américain, Diana Vreeland, puis Anna Wintour, ont le droit de choisir robes et tailleurs. Les sacs, parfums et maquillages seront pour les autres.

Il a également eu l’idée de convier des journalistes aux séances d’accessoirisation. Assises dans le studio, autour de lui, une dizaine de rédactrices de mode triées sur le volet regardent, la veille du défilé, les modèles. Lagerfeld choisit le sac, les bijoux, les chaussures et fait mine de les consulter. « C’est chic, non ? » « Ah non, pas ce foulard ! », ose l’une, et il enlève le foulard. « Ne vous y trompez pas, nuance un connaisseur de la maison. Au défilé, il y a le foulard qu’il a choisi. »

« Je veux avoir la responsabilité de la création du défilé, de la publicité et des vitrines, tout ce qui donne envie à une femme de pousser la porte. Le reste, ce n’est pas moi », avait dit Karl Lagerfeld aux frères Wertheimer. Pour « donner envie aux femmes », il habille ces filles en vue qu’on n’appelle pas encore « influenceuses ».

Gabrielle Chanel apprêtait déjà les actrices – Jeanne Moreau, Romy Schneider. Désormais, un salon spécial pour les fittings – les essayages – est réservé aux « people », un mot qui fait florès dans les années 1980 pour désigner ces célébrités qui font vendre plus sûrement qu’une publicité. En 1983, lorsque Vogue propose à Caroline de Monaco d’être la rédactrice en chef de son numéro de Noël, c’est Karl que la princesse choisit comme super-assistant : « Nous sommes partis faire des photos au Polo [de Bagatelle], à l’aube, dans ma vieille Autobianchi, raconte-t-elle. Nous sommes entrés par effraction, avons beaucoup ri et sommes devenus amis. Il était tellement plus original, et surtout plus cultivé, qu’il ne pouvait que plaire dès le premier instant. »

Une puissante aura

C’est à Monaco, justement, avenue Princesse-Grace, que Karl Lagerfeld s’est offert un appartement, quelque temps après l’élection de François Mitterrand. Entièrement décoré dans le style du groupe Memphis, cette nouvelle voie du design italien fondée en 1981, un ring posé au milieu du salon, il est le nouveau lieu de villégiature, de travail et le refuge fiscal du couturier.

« Un intérieur, c’est la projection naturelle d’une âme », disait Paul Morand. Quel est celui qui reflète Lagerfeld ? Son hôtel particulier parisien, rue de l’Université, tout en dorures, lustres à pampilles et moulures XVIIIe, ou cet appartement ultra contemporain ? A deux pas habite le photographe Helmut Newton, venu lui aussi sur le Rocher pour payer moins d’impôts. Il s’est acheté une longue-vue « pour regarder chez Karl, s’amuse-t-il auprès des journalistes, les célébrités qui y passent ».

Lagerfeld a acquis une nouvelle notoriété, une puissante aura. En 1985, au moment de renouveler son contrat, il a réclamé aux propriétaires de Chanel un million de dollars… par collection. Accepté. Plus tard, il obtiendra le départ de Kitty d’Alessio, celle qui était allée le chercher pour Chanel. Il règne seul, désormais, dans la maison des autres.

Monde Festival : Déshabillez-les ! La mode racontée par ceux qui la font. « Le Monde » organise dans le cadre du Monde Festival un débat sur les coulisses de la mode, samedi 6 octobre, de 17 h 30 à 19 heures, au Théâtre des Bouffes du Nord. Avec Simon Jacquemus, Marine Serre, Clara Cornet et Frédéric Godart. Une table ronde animée par Elvire Von Bardeleben, journaliste au « Monde ». Réservez vos places en ligne sur le site

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