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Jours tranquilles à Paris
25 septembre 2018

Les adieux splendides de Paul Simon

Par Aureliano Tonet, New York, envoyé spécial – Le Monde

A 76 ans, le chanteur a donné son ultime concert, à New York, dans le quartier de son enfance.

S’en aller le premier jour de l’automne, là où l’on a grandi ; jolie date, joli lieu pour des adieux. Ciel légèrement nuageux, température douce : en ce 22 septembre, le temps est à l’entre-deux au Corona Park de Flushing Meadows, dans le quartier du Queens, à New York. Certains platanes tirent déjà sur l’orange, d’autres s’accrochent encore au vert estival ; dans les allées, la foule oscille pareillement entre les âges. Pour un beau tiers des spectateurs, au moins, le tout dernier concert de Paul Simon est aussi le premier. Car le musicien de 76 ans, longtemps rangé dans les rayonnages du « rock à papa », rencontre les suffrages d’une frange croissante de la jeunesse – trajectoire semblable à celle du sénateur Bernie Sanders, dont il est proche.

Alors, quand le maire de New York, Bill De Blasio, un démocrate plus modéré, s’empare du micro pour ouvrir les festivités, quelques huées s’élèvent dans le crépuscule. Elles retombent aussitôt que le héros du soir monte sur scène, blouson noir, chemise rouge, cheveu blanc, yeux embués. « Je suis parti chercher l’Amérique », fait la première chanson, America. Le public, qui les connaît par cœur, aide l’idole hésitante à retrouver les paroles. A la parution du morceau, en 1968, Simon les chantait avec Art Garfunkel. Ce soir, il n’aura pas un mot pour son ex-condisciple – il faudrait des pages pour retracer tous les accrochages et rabibochages du duo. D’autres souvenirs, moins amers, affleurent bientôt : « Ado, je jouais au baseball à trois kilomètres d’ici, raconte-t-il à la foule, gorge serrée, comme un aïeul à ses enfants. J’avais 13 ans quand mon père m’a offert une guitare, il était musicien, m’a appris mes premiers accords… C’était à 25 minutes en vélo, par là-bas. »

Son doigt pointe le lointain, par-delà l’immense globe métallique qui signe l’entrée de Flushing Meadows. Ce paisible jardin a été conçu pour l’Exposition universelle de 1939. Depuis, il a accueilli des assemblées générales de l’ONU, des internationaux de tennis et de baseball, sous le museau des avions qui décollent de l’aéroport LaGuardia, non loin. Soit le Queens dans sa quintessence même : un quartier à la tranquillité presque provinciale, mais traversé par le vaste monde. En deux mots, le plus cosmopolite des cocons.

Gaieté et gravité

Paul Simon est fait du même bois. C’est un musicien folk, au sens fort du mot : il n’aime rien tant que s’enraciner dans les folklores, qu’ils soient celtiques, cajuns, jamaïcains, zoulous ou amazoniens. « Folks » désigne « les gens », en anglais : ainsi de ses morceaux, qui ne se jouent jamais mieux qu’ensemble, à plusieurs. La liste de ses collaborations donne le tournis ; celle de ses concerts-monstre aussi – 750 000 spectateurs à Central Park en 1981 et 1991, 600 000 au Colisée de Rome en 2004…

A cette échelle démesurée, la « der » a des airs de veillée des chaumières. Malgré leur prix – entre 75 et 150 dollars –, les quelques milliers de billets sont partis en un éclair. Sur scène, pas plus d’une vingtaine de musiciens. La troupe est menée par le jeune sextet new-yorkais yMusic, aux cuivres, aux bois et aux chœurs. Une section rythmique d’exception le seconde : adroits briscards, dont se détachent le Sud-Africain Bakithi Kumalo et le Nigérian Biodun Kuti. La mort en 2017 du guitariste camerounais Vincent Nguini a beaucoup pesé dans sa décision de raccrocher, assure Paul Simon, qui salue sobrement la mémoire de ce complice de trente ans.

Peu avant, il faisait acclamer, tout sourire, la seule invitée surprise de la soirée : la chanteuse texane Edie Brickell, sa troisième épouse, venue siffloter sur Me and Julio Down by the Schoolyard.

Gaieté et gravité alterneront ainsi, cent-quarante minutes et vingt-six chansons durant. Un passage en revue qui puise à parts égales dans chacune des trois grandes périodes de sa discographie. A ses débuts, Simon se préoccupe avant tout d’harmonie : ses vocalises mélodieuses, modulées sur un lit de douceurs acoustiques, rêvent de rapports humains qui couleraient avec davantage de fluidité. Voir le classique Bridge Over Troubled Water, cet « enfant perdu » que Simon s’est finalement résolu à reconnaître, après l’avoir longtemps négligé en tournée, pour cause d’interprétations rivales. Sur la scène de Flushing, l’auteur loue la version d’Aretha Franklin, avant de se jeter à l’eau, voix claire, poumons gonflés, plongeon réussi.

PAR SON SOUCI CONSTANT DE VALORISER CES ALTÉRITÉS, SIMON ÉCHAPPE AU PROCÈS D’APPROPRIATION CULTURELLE Au mitan des années 1980, l’homme chamboule son processus créatif : le rythme supplante subitement l’harmonie. Cette deuxième partie de carrière constitue, avec bonheur, le cœur battant du spectacle. Ecriture criblée de chausse-trapes, dont les albums Graceland (1986) et The Rhythm of the Saints (1990) font leur miel. Simon y laisse gambader à plein débit son chanter-parler new-yorkais, sur des saccades venues d’ailleurs – Afrique du Sud et Brésil, en premier lieu. Par son souci constant de valoriser ces altérités, Simon échappe au procès d’appropriation culturelle : comment ne pas se réjouir d’entendre des dizaines d’Américains discourir, à la sortie du concert, des mérites respectifs du mbaqanga, du zydeco et de la batucada ?

Un troisième temps s’ouvre au début du millénaire : dès lors, le primat ira moins à la danse qu’aux ambiances. Sous l’influence de ses amis Brian Eno et Philip Glass, Simon s’inquiète du climat des albums, de l’aération des arrangements, de la texture des sons. Ce faisant, les questions environnementales et spirituelles animent de plus en plus couplets et refrains. En témoigne le subtil Questions for the Angels, que Simon précède d’un laïus sur la fondation écolo Half Earth, à laquelle les revenus du concert sont reversés.

Grâce et loi

Lors de la Convention démocrate, en 2016, le chanteur était apparu avec un bracelet muni d’une croix. Cet enfant d’immigrés juifs, qui a longtemps fait état d’impiété, aurait-il rencontré Dieu sur le tard ? Saint Paul, le plus fameux des convertis, opposait véhémentement la grâce à la loi. Paul Simon, que ces deux notions turlupinent, est bien moins définitif. S’il s’est relevé d’échecs cuisants – le film One-Trick Pony (1980), la comédie musicale The Capeman (1997) –, ces saluts se sont toujours opérés en composant avec les règles de l’industrie.

Il en va ainsi de cet ultime concert, qui respecte les lois du genre : anecdotes savamment préparées, merchandising de circonstance, tubes à la pelle en rappel – jusqu’à l’inéluctable The Sound of Silence clôturant, une fois pour toutes, les débats. Comme tombés du ciel, des moments de grâce perturbent, cependant, ces passages obligés. Telle balle de baseball, que lance le public et que rattrape miraculeusement, après deux tentatives infructueuses, le chanteur ganté. Tel feu d’artifice, qui éclate sans crier gare, au loin, et nimbe d’irréalité une digression sur René Magritte. Tel avion, gratifié du mot « Spirit » sur l’empennage, dont le survol inspire au musicien ce commentaire :

« Bonsoir à vous, passagers ! Vous venez d’apercevoir les plus exquises personnes sur Terre. » Selon la kabbale, la grâce (« hesed »), lorsqu’elle s’allie à la loi (« din »), donne la splendeur (« tiferet »). En ce vingt-deux septembre, avec la bénédiction des cieux et des siens, Paul Simon s’est sauvé dans les règles de l’art – splendides adieux que ceux-là.

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