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Jours tranquilles à Paris
24 octobre 2018

Marché de l'art - Entretien

Thierry Ehrmann : « L’information est pour moi comme un suppositoire cocaïné »

Par Jérôme Porier

Chaque semaine, « L’Epoque » paie son coup. A Lyon, le fondateur d’Artprice et de la Demeure du chaos livre ses réflexions sur l’époque autour d’un café noir.

Thierry Ehrmann n’est pas à une contradiction près. C’est à l’étage d’une brasserie chic de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, banlieue verdoyante sur les hauteurs de Lyon, que le PDG d’Artprice, leader mondial des bases de données sur le marché de l’art, ­reçoit son visiteur à peine descendu du TGV. Un lieu à la tranquillité bourgeoise, en décalage avec l’image du plus punk des patrons français, pionnier d’Internet, sculpteur au format XXL, adepte des scarifications, aviateur chevronné, passionné de sciences occultes, éleveur de chevaux de trait, polygame et organisateur de soirées décadentes. Un goût de la liberté qui lui vaut une réputation sulfureuse dans la bonne société lyonnaise, qu’il exècre, ce qui ne l’empêche pas d’appartenir depuis plus de trente ans à la Grande Loge nationale française.

Vautré sur une banquette, vêtu de son éternel tee-shirt noir, l’oiseau de nuit pose pour le photographe devant un double expresso. « J’en bois 16 à 18 tasses par jour, c’est excellent pour la santé. Quarante ans de chimiothérapie, ça use ! », sourit-il. Son débit mitraillette le rend parfois difficile à suivre, mais l’homme sait écouter. La méditation, qu’il pratique quotidiennement, est l’une des clés de son équilibre. ­Atteint d’une maladie orpheline neurodégénérative, Thierry Ehrmann, 56 ans, se « shoote » en permanence pour surmonter la douleur, mais cet hyperactif insomniaque ne perd pas le nord. « Je viens ici pour la vue, qui domine tout Lyon. Comme je vis la plupart du temps retiré dans mon antre de la Demeure du chaos, mon huis-clos onirique, c’est ma respiration », dit-il.

Une vision glaçante d’un futur apocalyptique

A deux pas de L’Auberge du Pont de Collonges, le restaurant triplement étoilé de Paul Bocuse, qui fut un ami proche, Thierry Ehrmann a créé il y a bientôt vingt ans un musée d’art contemporain à ciel ouvert, entièrement gratuit. Exposant une vision glaçante d’un futur apocalyptique, il rassemble 7 500 œuvres, dont 3 600 sculptures en acier. Pourquoi l’apocalypse ? « La Demeure du chaos est une œuvre d’anticipation, une vision cinématographique de ce qui nous attend. Le monde a basculé dans une nouvelle ère avec les attentats du 11 septembre 2001. Un changement de paradigme comme celui-là arrive tous les 400 ou 500 ans », explique ce passionné de science-fiction.

Sur les 9 000 mètres carrés du site cohabitent pêle-mêle un bunker, une météorite (et son cratère), la carcasse d’un avion de 21 tonnes, un hélicoptère écrasé, des voitures calcinées, neuf crânes monumentaux, le tout agrémenté de centaines de portraits de ­« célébrités » comme Oussama Ben Laden ou Gandhi, assortis de citations au scalpel. Comme celle du philosophe marxiste Antonio Gramsci, qui résume le mieux l’esprit du lieu : « Ce putain de bâtard d’enculé de vieux monde ne veut pas crever malgré qu’on lui tape sur la gueule et le nouveau monde pisse le sang, tarde à accoucher, et dans le clair-obscur surgissent les monstres. »

Boulimique de presse

Pour faire disparaître ce qu’ils ­considèrent comme une verrue, les notables du village ont tout tenté, en vain. La Demeure du chaos attire 180 000 curieux par an. C’est aussi le siège du Groupe Serveur, maison mère d’Artprice, qui ­emploie une cinquantaine de personnes en France, une centaine dans le monde. A l’occasion de la FIAC, dont l’édition 2018 se tiendra du 18 au 21 octobre, Artprice ­publie un bilan du marché de l’art ­contemporain, référence mondiale dans ce domaine. Pour la première fois cette ­année, ce rapport a été réalisé avec Artron, une émanation de l’Etat chinois.

Le New York Times lui a consacré en 2017 un article élogieux, un motif de fierté pour ce boulimique de presse, qui descend chaque jour à 17 heures à la gare de la Part-Dieu pour acheter Le Monde. « L’information est pour moi comme un suppositoire cocaïné, c’est très efficace pour soigner l’épilepsie ! », glisse, hilare, ce passionné de photo ­argentique, qui a créé jadis quatre agences de presse et pris des participations dans une trentaine de journaux.

Renvoyé de dix-sept écoles

Fils d’un polytechnicien né en 1901, résistant gaulliste et membre de l’Opus Dei, organisation secrète proche du Vatican, Thierry Ehrmann est un homme pressé qui sait que le temps lui est compté : il n’a pas 13 ans lorsqu’il réalise ses premières sculptures, obtient son émancipation à 14 ans, passe son bac comme candidat libre après s’être fait renvoyer de dix-sept écoles… Après des études de droit et de théologie, il part faire le tour du monde, mais la mort de son père le rappelle en France au début des années 1980. A 19 ans, il se retrouve à la tête de l’usine chimique familiale, qu’il ­revend rapidement. Pas son truc. Deux ans plus tard, il lance un serveur téléphonique d’informations économiques et politiques sur la région lyonnaise, qu’il décline sur Minitel. A l’époque, il détient aussi 10 % d’une messagerie rose, ce qui lui assure des ­revenus confortables. Il monte ensuite plusieurs services sur abonnement : des banques de données juridiques, judiciaires, scientifiques…

L’arrivée d’Internet en 1985 le convainc de « retarder son suicide ». Avant tout le monde, ce geek de première génération a compris que les données valent de l’or. En 2000, il introduit en Bourse sa filiale la plus prometteuse, Artprice. L’entreprise est portée par la bonne santé du marché de l’art, qui ne connaît pas la crise. Elle compile les résultats de 6 300 maisons de ventes relatives à plus de 700 000 artistes et recense 128 millions d’œuvres d’art, un fonds sans équivalent. « Nous avons rendu le marché de l’art transparent », s’enorgueillit M. Ehrmann, qui travaille sur une dizaine de fuseaux horaires. Reflet du déclin de la France sur le marché de l’art, qui migre à toute vitesse vers l’Asie, notre pays représente moins de 3 % de son chiffre d’affaires.

« L’homme est tordu, c’est la tare dégénérée du monde animal »

Si sa page Facebook compte 3 millions de fidèles, c’est sur l’Internet profond, un monde bien plus vaste que le dark Net, qu’il passe le plus clair de son temps. Environ 300 millions de personnes s’y échangeraient des informations à l’abri de Google et des services de renseignements américains. Pessimiste, Thierry Ehrmann ? « L’homme est tordu, c’est la tare dégénérée du monde animal. Mais je suis malgré tout optimiste car je crois au génie humain. A chaque fois que nous nous sommes retrouvés au pied du mur, nous avons été capables d’un sursaut. C’est ce qui va se passer avec le ­réchauffement planétaire », espère ce père de deux enfants de deux femmes différentes, qui travaillent chez Artprice.

Pour ce visionnaire, qui fut l’un des premiers à concevoir des images de synthèse dans les années 1980, l’époque est riche de promesses. Il voit dans la réalité virtuelle « une solution au tourisme de masse, qui rend les pandémies inévitables ». Dans une société où tout s’accélère, où tout le monde ou presque s’affiche sur les réseaux sociaux, il croit au retour du sacré, du secret. Avec le temps, l’anarchiste admirateur de François Mitterrand, « le dernier des géants », s’est assagi. L’actuel président de la République n’est visiblement pas sa tasse de thé, mais il ne dira pas pour qui il vote. « La ­politique m’emmerde », lâche-t-il. En revanche, il est malheureux de voir le rêve européen partir en capilotade.

Si son humour est aussi noir que les cafés qu’il ingurgite, « amour » est le mot qu’il prononce le plus souvent. Dans le fond, Thierry Ehrmann est un sentimental. « J’ai enterré ma mère l’an dernier. Je n’ai presque plus de famille », ­confie-t-il. Lorsque d’anciens employés viennent à la fête de fin d’année qu’il organise pour eux, rien ne lui fait plus plaisir. « Cela montre que j’ai réussi quelque chose », ­conclut-il en avalant un dernier expresso.

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