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Jours tranquilles à Paris
14 décembre 2018

Festival de photographie : en Chine, l’art mystérieux de la censure

festivalchine

Au festival de Lianzhou, 10 % des 2 000 images exposées ont disparu des murs. Nudité et politique, notamment, sont dans le collimateur des fonctionnaires locaux.

Ce que nous avons vu début décembre à Lianzhou, à trois heures d’autocar de Canton, dans le sud de la Chine, est inimaginable. Et d’une grande violence. Cette ville de 500 000 habitants abrite, jusqu’au 3 janvier 2019, un festival mondialement réputé de photographie et de vidéo, associant artistes chinois et occidentaux. Pareil événement excite le visiteur, mais aussi le censeur. Pas celui qui joue des ciseaux à l’abri des regards, plutôt celui qui officie quasiment sous vos yeux, au moment de l’ouverture, passant d’un lieu d’exposition à un autre – ici, une ancienne usine de chaussures, là, un vieil entrepôt de céréales.

Pas moins de 200 photos, sur les 2 000 réparties dans soixante-neuf expositions sur trois sites, ont été décrochées. Quatre artistes ont « disparu » alors que leurs images étaient aux murs. Une salle a été fermée d’un cadenas, une autre est restée ouverte, mais vide. Tel artiste a été « rétréci » de deux photos, un autre d’une vingtaine. Ça se voit : entre deux images accrochées, le visiteur remarque désormais un vide. « Les censeurs sont venus à trois ou quatre reprises », confie, accablé, le Français Jérôme Sother, l’un des organisateurs.

Les photographes sont sonnés. Tong Lam, né à Macao, basé au Canada, venu exposer ses images de zones d’exercices militaires aux Etats-Unis et au Kazakhstan, a ressenti un « choc » en découvrant que cinq d’entre elles manquaient à l’appel. Son confrère David De Beyter, qui montre des voitures en flammes, en a désormais six en moins : « J’ai vu deux censeurs. Mes pièces ont été retournées contre le mur. C’est glaçant. » Un autre artiste préfère donner dans l’humour noir : « Lianzhou a deux organisateurs : celui qui a choisi les œuvres et celui qui les a coupées. »

Travail de duettistes

Les censeurs en question sont des fonctionnaires de la région, venus « travailler » jusqu’à 1 heure du matin la veille de l’ouverture et revenant le lendemain, faisant même retirer une vidéo en plein discours de vernissage.

Portant jean et parka, ils opèrent en tandem. L’un tient à la main un gros cahier à couverture jaune mentionnant les images qui, quelques semaines auparavant, ont été « autorisées » par le service de la censure, ce qui signifie que plusieurs centaines d’autres ont été refusées lors d’une première vague de sélection. Celle à laquelle nous assistons est donc la seconde. La mission du tandem : vérifier si des photos exposées ne figurent pas dans le cahier jaune. Il y en a. Alors il y a de la casse…

« Quand tout le monde te sourit, qu’ensuite tu es censuré, puis que tout continue comme si de rien n’était, ça surprend »

Henk Wildschut, photographe

Premières victimes : celles montrant des nus. Ceux que le photographe surréaliste Erwin Blumenfeld a captés dans les années 1930 sont décrochés, y compris sa vue d’une sculpture de Maillol. Dans un autre genre, l’Anglais Tom Wood, qui documente l’agonie des ouvriers des chantiers navals à Liverpool, a une image retirée à cause du poster d’une playmate scotché dans un coin du cadre.

Tout événement politique est également proscrit – une révolution, une révolte, une manifestation. Même à l’étranger. Les motifs militaires aussi. Idem pour la religion : les images sur le bouddhisme du Chinois Yuan Tianwen sont toutes enlevées. La surveillance de masse ne passe pas non plus : deux photos en moins pour la Néerlandaise Esther Hovers, qui interroge les caméras dans l’espace urbain, huit pour le Suisse Salvatore Vitale sur l’hypersécurisation dans son pays. De la cinquantaine de portraits de la jeunesse alternative à Tokyo ou Berlin, pris par l’Allemand Oliver Sieber, la censure n’en a accepté que six.

Du coup, les organisateurs ont préféré fermer l’exposition. L’Anglais Mark Neville peut montrer des tradeurs en action, mais pas des militants d’Occupy London. Recalées aussi, une chambre en grand désordre et une femme en train de fumer.

Toute photo représentant quelque chose de caché est suspecte. « Si c’est caché, c’est qu’il y a quelque chose à cacher », résume Audrey Hoareau, qui travaille pour le festival. Au point qu’une vue de mode de Blumenfeld figurant des mains sortant d’une robe n’est plus au mur. Même sort pour le travail de Mathieu Pernot et Mohamed Abakar, qui font un parallèle entre des statues bâchées et des migrants recouverts d’un drap.

« Ne cherchez pas de logique »

Cette censure est le fruit d’une lecture littérale des images. Peu importe le discours qu’elles portent. Audrey Hoareau : « Si vous montrez quatre mille petits poissons pour dénoncer l’épuisement des rivières en Chine, ça passe, car ce ne sont que des poissons. »

Des photos anodines sont également écartées parce qu’elles résonnent avec un sujet sensible dans ce pays. Cette lecture directe explique pourquoi les Occidentaux sont plus censurés que les Chinois. Ces derniers connaissent les codes. Ils montrent souvent un pays qui se modernise, la nature, leur environnement. Wu Dengcai magnifie les sculptures dressées à l’entrée des grandes villes. He Qingsong saisit « la pureté du silence » de la campagne. On perçoit parfois une critique politique, mais elle est si subtile que ça passe. Wu Guoyong, qui montre, vus du ciel, des cimetières de millions de vélos à la périphérie des villes chinoises, semble dénoncer la surproduction et la pollution. Mais comme le pouvoir a reconnu que ces vélos sont un problème, les images n’en sont pas un.

La vingtaine d’artistes occidentaux, en revanche, photographient l’Occident en se fichant des codes. Mais là, ils sont en Chine. Leurs œuvres évoquent le capitalisme sauvage, l’écologie, les emplois broyés, la surveillance ou les migrants, « autant de questions qui peuvent être transposées à la Chine », explique Jérôme Sother.

Dans ces conditions, l’arbitrage des censeurs est déroutant. Le Suisse Yann Mingard évoque les ravages de la pollution et du réchauffement climatique, mais sans le montrer clairement, et c’est accepté dans un pays pollué et pollueur.

En revanche, la nourriture industrielle vue par le Néerlandais Henk Wildschut est bizarrement sanctionnée : ses poulets en batterie non, ses tomates sous serres oui. Pourquoi ? « Je n’ai pas la clé. Sans doute à cause de scandales sanitaires récents en Chine. » De l’exposition de l’Anglais Andy Sewell sur les câbles sous-marins de l’Internet, la censure a retiré une maman qui enduit son enfant de crème solaire et une femme avec un téléphone portable à l’oreille. « Ne cherchez pas de logique », s’amuse un diplomate français, avant de rappeler que Lianzhou est une petite ville (à l’échelle chinoise), où les censeurs font du zèle.

Climat ambivalent

D’autres temps forts du festival ont dérouté. Durant la soirée d’ouverture, en plein air, des images de propagande ont défilé sur un écran géant – une Chine champêtre, le président Xi Jinping, l’armée –, suivies par celles du festival, dont certaines censurées dans les expositions.

Et comment comprendre qu’une des images écartées d’Oliver Sieber sur la jeunesse soit la plus visible en ville, notamment sur un panneau de dix mètres de haut ? C’était la même chose en 2017, quand le portraitiste Albert Watson avait eu plusieurs photos écartées avant d’être la vedette d’une soirée avec feu d’artifice. Etonnant, aussi, de laisser les photographes scénariser les traces de la censure. Andy Sewell a dessiné au mur le cadre des cinq images retirées. En 2017, un autre artiste avait collé des rubans adhésifs sur des seins de baigneuses avec ces mots : « Too funny for China [« trop drôle pour la Chine »]. »

« En Chine, on accepte les règles ou on ne vient pas. Méfions-nous de notre vision d’Européens, ne donnons pas de leçons »

Jérôme Sother, l’un des organisateurs du festival

Ces contradictions laissent pantois Henk Wildschut : « Quand tout le monde te sourit, qu’ensuite tu es censuré, puis que tout continue comme si de rien n’était, ça surprend. » Cela traduit un pays qui avance à une vitesse folle, coûte que coûte, entre contrôle total et consommation effrénée. La preuve par le festival lui-même : cinq jours avant l’ouverture, les salles étaient vides ; le jour J, les soixante-neuf expositions étaient prêtes.

Des festivals organisés en dernière minute, c’est courant partout dans le monde, mais aller aussi vite… L’état d’esprit de Duan Yuting, la directrice de celui de Lianzhou, traduit ce climat ambivalent : « Je suis heureuse, épuisée et triste. On a dû affronter des choses sensibles. Si on avait été prêts plus tôt, tout irait mieux. »

Reste que la censure est « bien plus forte que par le passé », constatent les observateurs d’un festival qui en est à sa 14e édition. En 2012, des photographes chinois avaient pu montrer des images de sexe, alors qu’en 2017 une douzaine d’expositions ont été tronquées. « Ce sera pire l’an prochain », prophétise un diplomate français, en prévision du 70e anniversaire de la création de la République populaire de Chine.

Les libertés ont souffert depuis que Xi Jinping est au pouvoir. Tous les arts sont touchés, et notamment la photographie, qui, comme l’indique Jérôme Sother, « induit un rapport mécanique au réel ; c’est sa force et sa fragilité ». Ainsi, le photoreporteur Lu Guang, dont le travail sur la Chine est très critique, a été arrêté par la police fin novembre.

Laboratoire de création

Bien sûr, la directrice du festival a évoqué la censure avec les photographes. Ils avaient besoin de parler. « Pouvait-on avoir une position commune ?, s’interroge David de Beyter. En fait, on ne peut rien dire. C’est un sentiment inédit. »

En Occident, le dixième de ce à quoi on a assisté à Lianzhou aurait provoqué un scandale. Ici, aucun artiste n’a pensé retirer son exposition. « Protester ? Contre qui ? On est face à un mur. » Jérôme Sother ajoute : « En Chine, on accepte les règles ou on ne vient pas. Méfions-nous de notre vision d’Européens, ne donnons pas de leçons. »

« Ce qui est fascinant, dans ce pays, confie un diplomate, c’est que la censure augmente, mais la créativité aussi. » Henk Wildschut : « Mes photos restantes peuvent inciter le spectateur à réfléchir à ce qui se passe ici sur l’industrie alimentaire. » Tong Lam trouve même que la censure « incite le public à réagir », comme ce visiteur qui s’attarde sur la légende d’une photo manquante, fait une grimace et s’agace. Les photographes ajoutent qu’il ne faut pas pénaliser les 60 000 visiteurs attendus en un mois, ni l’énorme travail accompli par l’équipe d’organisation. « Que cet événement soit tenu à bout de bras par une femme, qui ne fait aucun compromis artistique, c’est exemplaire en Chine », ajoute Audrey Hoareau.

Le fait que cet excellent laboratoire de la création puisse durer dans une ville aussi petite est également miraculeux. Mieux : Lianzhou a inauguré, en 2017, le premier musée public de la photographie du pays. A rebours des normes. A travers la Chine, 367 musées ont vu le jour cette année-là, souvent des cubes blancs qui attendent les œuvres et leur public, alors que celui de Lianzhou, bien intégré dans un quartier populaire, récompense les longues années de travail du festival.

Au regard du chemin parcouru, la censure est une broutille pour la directrice Mme Yuting. L’an prochain, elle pense axer son festival sur la photo scientifique, un sujet moins sensible. Encore que… « Nous avons, à Lianzhou, une grande liberté d’expression », assure-t-elle. On la croit, et c’est incroyable.

Michel Guerrin

Lianzhou, Chine, envoyé spécial

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