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Jours tranquilles à Paris
3 janvier 2019

Jean-François Kahn : « Sur le traitement des “gilets jaunes”, une autocritique des médias s’impose »

Par Jean-François Kahn, essayiste, ancien directeur de L'Evénement du jeudi et de Marianne

L’essayiste et ex-journaliste Jean-François Kahn estime, dans une tribune au « Monde », que le temps est venu pour chaque grand média de « mettre ses erreurs sur la table » à propos du traitement d’un mouvement qui « charriait le pire à côté du meilleur ».

Pas de faux procès : non, Le Monde, au-delà des ambiguïtés esthétiques, n’a jamais voulu comparer Macron à Hitler. Pas de faux-semblant non plus : non, concernant le phénomène « gilets jaunes », il n’y a pas eu dérive de dernière minute.

Depuis le début, pour qui l’a observé de près de rond-point en rond-point, le mouvement des « gilets jaunes », en partie, mais en partie seulement, spontané, non pas apolitique (ce qui ne veut rien dire), mais expression des colères et aspirations ambivalentes du pays profond, amplifié d’abord par les extrêmes droites puis, rapidement, grossi par l’extrême gauche, portait à la fois le pire et le meilleur, le rouge et le noir, une générosité ouverte et des rancœurs fermées, un lumineux besoin de communion et la haine assassine du hors-communion, le « sublime et l’abject » comme l’a fort bien exprimé Christiane Taubira, ou plutôt le poignant et le poisseux, le vécu et le fantasmé. (Macron, rageusement exécré, étant trop fréquemment rhabillé, non seulement en agent des riches, mais aussi en homosexuel, en juif et en franc-maçon !)

Depuis le début… Simplement il y eut, pendant quatre semaines, une obligation, que certains médias, de tous bords, se firent à eux-mêmes, d’occulter la part du réel qui les dérangeait. Le Monde ne nous offrit-il pas une description idyllique de la belle « fusion », sur certains ronds-points, de militants lepénistes et mélenchonistes ?

Un mouvement effectivement et réellement populiste émerge

On aimerait, en conséquence, qu’on nous explique. Hier – et ce fut une grave faute que l’on paye très cher – on qualifiait de « populiste » tout ce qui dérangeait, tout ce qui n’était pas conforme à la conception que les « qualifiants » avaient de l’ordre établi. De leur ordre établi. Concept-valise, paresseux, dans lequel on pouvait enfourner n’importe quoi, n’importe qui, et qui donnait à croire que c’est la racine « peuple » qui rendait le qualificatif diabolisant. Le lepénisme en fit ses choux gras.

Or, voilà que, soudain, un mouvement effectivement et réellement populiste émerge. Et – ô surprise ! – ceux-là mêmes qui usaient et abusaient de cet étiquetage infamant (Le Monde ne fut pas le seul à en être) applaudirent, au moins dans un premier temps, à tout rompre. Le « peuple », comme le proclamait également l’hebdomadaire Marianne, s’ébrouait, et ne pas jouer du violon sous son balcon, ou plutôt sur ses ronds-points, faisait de vous un ennemi du peuple. On sait comment on traite, généralement, les « ennemis du peuple ».

J’ai marqué, à ce sujet, mon désaccord avec et dans un journal qui m’est cher. On me permettra de le réitérer avec et dans un journal qui me fut si longtemps très cher.

Depuis des décennies, à gauche, dans les médias de gauche, on traquait tout ce qui pouvait apparaître comme une simple ambiguïté à l’égard de l’extrême droite : abordait-on la question de la sécurité, se refusait-on à tout déni du réel à propos des réactions suscitées par l’ampleur des flux migratoires… on était illico lepénisé. Ce dont le Rassemblement national (ex-Front national), à qui on livrait ainsi tout cru des électeurs, ne pouvait que se réjouir.

Une vague en partie initiée par les différentes extrêmes droites

Or, le pays a été secoué par une vague protestataire en partie initiée par les différentes extrêmes droites, dont seules, tout naturellement, ces extrêmes droites raflent les dividendes (la droite, l’extrême gauche et la gauche perdant, elles, toutes leurs mises) et – stupéfaction ! –, ceux-là mêmes qui dressaient des listes d’intellectuels suspects d’être récupérables par le Rassemblement national firent assaut d’enthousiasme laudateur.

Analyser la radicale singularité d’un mouvement qui, hors de tout cadre institutionnel, fût-il syndical ou associatif, exprimait des rages et souffrances qui remontaient des tréfonds, s’imposait et on ne fut, à cet égard, privé d’aucun commentaire de philosophes ou, surtout, de sociologues, de préférence d’extrême gauche, tirant à eux tous les fils des chasubles couleur colza. Mais, une radicale singularité, il y en avait une autre, qui eut mérité, elle aussi, qu’on lui consacrât des articles analytiques, c’est que, pour la première fois depuis la Libération, la gauche radicale, entraînant la gauche pépère dans son sillage, s’est ralliée à une entreprise d’abord relayée et boostée par l’extrême droite, allant ici et là (et pas seulement sur les ronds-points) jusqu’à fusionner avec elle. Au point que, sur les réseaux sociaux, on ne sait plus qui est qui.

C’est précisément une telle convergence qu’assuma le Parti communiste stalinien allemand, au début des années 1930, dont le chef Ernst Thälmann écrivait « la social-démocratie, en évoquant le spectre du fascisme, tente de détourner les masses d’une action vigoureuse contre la dictature du capital ». Cela n’eût-il pas mérité une prise de position ? L’affichage d’une opinion ? Doit-on se résoudre à l’émergence, demain – pourquoi pas ? -, d’un fascisto-néobolchevisme comme certains propos entendus y renvoient ? Se résoudre à l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite (toutes les enquêtes d’opinion la rendent possible) en s’imaginant, vieille illusion, que cela permettrait à la gauche de se refaire ? Après avoir excommunié, à tort, le concept même d’identité, devait-on manifester à côté des identitaires ?

Ces toasts de haine beurrés de haine

Dès lors, que reste-t-il des appels à élever, face aux menaces extrêmes droitières, des barrages de type « front républicain » ? Plus rien ! Que reste-t-il de la dénonciation des complaisances supposées de la droite avec l’extrême droite ? Plus rien ! Effondrement rhétorique et tactique qui risque de déboucher sur une catastrophe stratégique. Cela ne méritait pas d’être pointé ?

Fallait-il, comme grisés par des relents de romantisme révolutionnaire post-adolescent, attendre si longtemps avant de prendre la mesure de ce que ce mouvement charriait de pire à côté du meilleur, du plus navrant à côté du plus enthousiasmant ? Le meilleur a tellement, et si bien, été souligné, avec raison, dans vos colonnes, que je n’y reviens pas. Le pire, minimisé en revanche, outre certains « dérapages », comme on dit, antisémites ou homophobes : l’intolérance à tout avis divergent ; ces toasts de haine beurrés de haine chaque matin en attendant la soupe de haine le soir ; l’ultraviolence verbale ouvrant le champ des intimidations et des exactions physiques (conséquence d’une convergence entre zadistes de gauche et zadistes de droite) ; rejet de la démocratie représentative ; hallucinations complotistes ; attaques réitérées contre les symboles du secteur public. Pour être représentant des « gilets jaunes » il fallait ne pas être syndiqué et n’avoir pas milité dans un parti. Ça n’interpellait pas ?

Cautionner la « manoeuvre »

Au demeurant, le meilleur aussi eût justifié certaines interrogations. En parcourant la France des « gilets jaunes » qu’entendait-on évoquer obsessionnellement ? Le « déni de démocratie » qui consista à faire passer, sans retour devant les électeurs, un traité constitutionnel qui avait été refusé par référendum. Or, tous les grands médias, dont Le Monde, cautionnèrent cette « manœuvre » en s’abstenant de la critiquer. Et ils incendièrent le premier ministre grec qui avait osé demander l’avis de son peuple.

Quel autre argument tournent-ils en boucle dans le milieu « gilets jaunes » ? La référence à ce crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) et à ce « pacte de compétitivité » qui firent remise aux entreprises de 43 milliards d’euros sans aucun ciblage (les grandes surfaces en furent les grandes bénéficiaires) et, surtout, sans exigence de la moindre contrepartie en matière de création d’emplois.

Or, là encore, tous les grands médias, dont Le Monde, saluèrent ce tournant, qui signifiait approbation de l’idée que l’offre constituait le seul véritable moteur de la relance et que le quasi unique facteur de notre perte de compétitivité était le « coût du travail ». (Le travail qui cessa, dès lors, d’être considéré comme une nécessité sociale pour être réduit à un coût !) A quoi on ajoutera qu’on déclara incontournables les impératifs de Maastricht en matière de déficit budgétaire. On avait peut-être raison. (Personnellement, j’avais voté oui et j’estime peu responsable, critères de Maastricht ou pas, de dépasser, de façon répétitive, 3 % de déficit budgétaire.) Mais on ne peut sanctifier un mouvement qui rejette et même diabolise tout ce qu’on avait précédemment sanctifié. Ou bien on s’est trompé hier ou bien on se trompe aujourd’hui.

Tout le monde a commis et commet des bourdes. J’ai, entre autres, à propos de l’affaire DSK, proféré naguère une condamnable incongruité que Le Monde eut parfaitement raison de mettre en relief. J’ai aussitôt reconnu la lourde faute. Pourquoi, à l’occasion de cette crise, qui nous interpelle tous, chacun, grands médias compris, ne mettrait pas ses erreurs sur la table (le soutien à cette catastrophe que fut l’intervention en Libye par exemple ou la défense d’un scrutin électoral qui veut que 24 % des suffrages valent 70 % des députés) ?

Cette autocritique s’impose. Déjà les interpellations se font plus cinglantes et sont prétexte à de honteuses remises en question de la liberté de la presse et de la fonction médiatique. Si, une fois de plus, on s’en exonère, cela risque, cette fois, de faire des ravages.

Jean-François Kahn est un journaliste et écrivain, ancien directeur de « L’Evénement du jeudi » et de « Marianne », il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont « M, La Maudite », (éd. Tallandier, 678 pages, 24,50 euros)

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