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Jours tranquilles à Paris
10 février 2019

Sexo - De la normalité sexuelle en général, et du missionnaire en particulier

Par Maïa Mazaurette - Le Monde

L’hétérosexuel lambda n’est pas moins étrange que les zoophiles, fétichistes, et autres polyamoureux, explique la chroniqueuse de « La Matinale » Maïa Mazaurette.

LE SEXE SELON MAÏA

Cette semaine, je comptais vous parler de fist-fucking (ce qui ne saurait tarder, le poing de Damoclès étant suspendu au-dessus de cette chronique depuis trois ans). J’anticipais la question habituelle : le fist-fucking, pourquoi ? Avec son sous-entendu évident : le fist-fucking, quelle idée bizarre.

Seulement, la bizarrerie est une question de regard, et quand on oublie de regarder, on passe à côté de la bizarrerie. En l’occurrence, le missionnaire du samedi soir nous semble aussi naturel que l’air qu’on respire... mais uniquement parce que le processus de normalisation produit un aveuglement. En conséquence de quoi, avant de voir la paille dans l’œil du fist-fucking (ne m’embêtez pas avec l’anatomie, d’accord ?), l’évangile selon Maïa vous invite aujourd’hui à considérer la poutre dans vos bizarreries. En commençant par la moins contestable de nos pratiques : la pénétration vaginale d’une femme par un homme (en missionnaire de préférence).

Normale, cette pénétration ? Trop normale ? Pas si sûr. Le principe même interpelle : que faisons-nous quand nous aimons et désirons une personne, dont nous espérons l’amour et le désir en retour ? Nous mettons au cœur de l’action les seules parties de notre corps considérées comme méprisables, sales ou mauvaises. Les hétérosexuels s’infligent au passage une double dose d’irrationalité : si notre système de pensée est fondé sur l’idée que l’autre est fondamentalement incompréhensible, pourquoi considérer comme normal de faire coucher les hommes et les femmes ensemble ? Et pourtant. Nous persistons à affirmer que l’hétérosexualité constitue le câblage raisonnable. Il faudrait se décider...

Venons-en aux travaux pratiques : ah, le missionnaire ! Côté ergonomie, excusez-moi, mais on a fait mieux. Mettre la personne la plus lourde au-dessus, c’est comme enfiler un slip par-dessus son pantalon. Quant à la norme voulant que ce missionnaire se produise dans un lit, elle présente des désavantages tout aussi perturbants : déjà, sous les draps, les créatures visuelles que nous sommes ne voient rien, et deuxièmement, nous n’allons au lit que quand nous sommes crevés. Du coup, malgré notre accord implicite sur le fait que la sexualité cimente le couple, nous casons cette activité au moment où nous manquons d’énergie et d’attention. Si votre maçon cimentait de cette manière, vous vivriez déjà dans les décombres de votre appartement.

baise (1)

baise (2)

Une pratique qui ne marche pas

Parlons maintenant du missionnaire réussi, selon nos normes contemporaines. Pour les femmes, l’enjeu consiste à avoir un orgasme là où nous savons pertinemment que seule une minorité y parvient. Je re-traduis : notre normalité consiste à utiliser une pratique qui ne marche pas, pour des résultats qu’on n’obtiendra pas. Confrontés à notre déception, plutôt que de changer de pratique (« oh, un clitoris »), nous essayons de changer l’anatomie des femmes (« voudrais-tu bien fourrer ton clitoris au niveau du col de l’utérus, merci »). Je veux bien, mais ce n’est pas simple.

Pour les hommes, le missionnaire réussi repose sur une performance physique dont le barème est la répétition. Pour résumer, le missionnaire consiste à hésiter (dedans ? dehors ?) sur une amplitude d’environ cinq centimètres, pendant le plus longtemps possible, sous les applaudissements du public. Et maintenant, la question qui tue du dimanche : si le fist-fucking prend le plus de place possible et que le missionnaire prend le plus de temps possible, quelle forme de sagesse doit-on utiliser pour affirmer que privilégier l’espace est plus fondamentalement bizarre que privilégier le temps ? (Einstein, sors de ta tombe.)

Venons-en donc à l’argument-miracle : le missionnaire permet de faire des bébés. Oups, désolée, il s’agit en fait d’un contre-argument. Car au risque de faire s’évanouir les adeptes du « croissez-multipliez » (n’oubliez pas le « mangez-bougez ») : la norme, pendant un rapport sexuel, c’est de ne pas vouloir faire de bébés. Si nous cherchons à reproduire l’espèce pendant 1 % de nos rapports sexuels, c’est un grand maximum : de fait, nous dépensons une énergie folle à éviter d’avoir des enfants. Et pourtant. Ces 1 % de rapports à but procréatif informent les pratiques des 99 % de rapports non procréatifs (auxquels, du coup, nous ajoutons des contraceptifs… tout est normal). Avec à la clef, une décision pour le moins extravagante : à des fins de plaisir, nous utilisons une technique reproductive qui ne donne pas tant de plaisir que ça. Autant utiliser des baguettes chinoises comme un rouleau à pâtisserie.

Oh, et puisque nous pataugeons dans le royaume du sexe parfaitement licite : peut-on parler de notre obsession pour la pudeur ? Trouvez-vous raisonnable d’être intimidé par les partenaires « trop » expérimentés ? Ne devrions-nous pas les admirer, au lieu de constamment les juger – même si ce sont des femmes ? Par ailleurs, si la chasteté de vos partenaires sert à marquer votre territoire, quelle différence avec les pratiques urophiles ? Autant faire pipi sur votre fiancé(e), ça ne sera pas moins bizarre.

Mais peut-être vous méfiez-vous des pratiques « hard ». Ah ! Une catégorisation commode ! Non seulement le missionnaire peut parfaitement se pratiquer avec brutalité, mais en termes de validation sociale, on l’en appréciera d’autant mieux (« c’est tellement meilleur quand ça fait un peu mal »). Il y a des fellations hard (quand on force la personne receveuse), des cunnilingus qui étouffent (ça s’appelle le face-sitting), des tortures qui utilisent les caresses (un coup de plumeau ?) ou le rire (quelques chatouilles ?). Quant à notre fameux fist-fucking, il va de soi que sauf intention sadique ou brutale explicite, ses adeptes l’opèrent avec la plus grande douceur.

Paresse intellectuelle

Revenons-en donc à nos moutons : qualifier sa sexualité de normale, et les autres sexualités de bizarres, c’est de la paresse intellectuelle. L’hétérosexuel lambda n’est pas moins étrange que les zoophiles, fétichistes, polyamoureux, adeptes de pizzas hawaïennes. Avec un peu d’humilité et d’autodérision, les fanatiques du missionnaire pourraient même revendiquer les très populaires mots de queer (c’est le Q de LGBTQ, qui signifie « étrange, marrant ») et de kink (« entortillé, tordu, anormal »).

Rappelons en outre deux choses. La première, c’est que les fantasmes considérés comme anormaux peuvent être statistiquement normaux : c’est le cas du sadomasochisme ou de sexe de groupe. La seconde, c’est que notre normalité est tellement étroite qu’elle est littéralement invivable. Nous en sortons constamment parce que nous ne pouvons pas rester dedans. C’est impossible. Même les censeurs de service se voient régulièrement surpris dans l’embarras (pour dire le moins).

Sur Google, la question « am I normal » affiche plus de deux milliards de résultats. Je me permets de les synthétiser pour vous : la bizarrerie est la forme la mieux partagée de normalité. Quand on marche dans le rang, on marche avant tout sur la tête.

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