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Jours tranquilles à Paris
12 mars 2019

Critique - Une farce funèbre dans les coulisses du cinéma

Par Jacques Mandelbaum

« Convoi exceptionnel », le dix-neuvième long-métrage de Bertrand Blier suit la déambulation de deux oisifs dont les péripéties s’enchaînent au fil d’un scénario écrit au jour le jour.

L’AVIS DU « MONDE » – À VOIR

« Il est complètement fou ce mec. Mais moi, les dingues, je les soigne. J’m’en vais lui faire une ordonnance, et une sévère… Je vais lui montrer qui c’est Raoul. Aux quatre coins de Paris qu’on va le retrouver, éparpillé par petits bouts, façon puzzle. Moi, quand on m’en fait trop, je correctionne plus : je dynamite, je disperse, je ventile ! » On a cherché, mais on n’a rien trouvé de mieux que cette réplique allurée de Bernard Blier (Les Tontons flingueurs, Georges Lautner, 1963) pour convoquer un peu de l’esprit et de la manière du film, qui nous a laissés dans une agréable incertitude. Mettez en effet Bertrand à la place de Bernard, Convoi exceptionnel à la place de Raoul, et vous obtenez la méthode que le premier semble avoir employée pour tourner son dix-neuvième long-métrage, ou peut-être pour en finir avec lui.

Neuf ans après Le bruit des glaçons, qui faisait déjà tinter la coupe amère du cancer à nos oreilles, le tout frais octogénaire revient pour s’occuper expressément du convoi funéraire. Problème : il a oublié le chemin du cimetière, égaré la liste du cortège, perdu jusqu’au macchabée en route, de sorte que le tableau tourne sinon à l’exceptionnel, du moins au cadavre exquis. Qu’on en juge. Propos liminaire : les deux héros – le déclassé Taupin (Gérard Depardieu) qui pousse un chariot de supermarché et le bourgeois Foster (Christian Clavier) en manteau poil de chameau – s’aboient dessus on ne sait trop pourquoi, au milieu d’une chaussée encombrée par un embouteillage, manifestation motorisée de l’absurdité de la condition humaine. De fil en aiguille, la conversation prend un tour plus paisible, mais pas moins bizarre. « J’ai beaucoup merdé », confesse Taupin/Depardieu, à quoi Foster/Clavier répond, consultant une brochure qu’il sort de sa poche, que ce n’est pas le tout, mais qu’ils ont rendez-vous à la séquence dix-sept avec un type qui s’appelle Jérôme Leréveillé et qu’ils doivent l’assassiner.

Taupin, qui n’a, quant à lui, pas de scénario (une habitude de Gérard Depardieu), dit qu’il ne comprend rien à l’histoire et renâcle (une autre habitude de Depardieu). C’est pourtant lui qui, le moment venu, tordra le cou audit Leréveillé, lequel, curieusement, n’entend pas se laisser occire sans rien faire et leur brandit un flingue sous le nez.

Mise en abyme

Après, les événements s’enchaînent sans qu’on sache au juste le pourquoi du comment, au rythme de la livraison des pages d’un scénario que de jeunes gens apportent à tout bout de champ, et plus ou moins obligeamment, en petite voiture électrique de marque française. Dans un bureau avoisinant, en effet, une armée de graphomanes stipendiés pond au jour le jour les péripéties du film qu’on est train de voir, sous la férule d’une donzelle qui a tout de la maîtresse SM (Audrey Dana, rouge sang aux lèvres, talons aiguilles aux pieds). Mise en abyme du film en train de se faire, inspiration glissante et enchaînements à la six-quatre-deux, fragmentation narrative, tout ce tintouin heurte objectivement le récit. Lequel n’en coule pas moins avec une certaine fluidité, sur les ailes de l’imagination, de l’émotion, du saugrenu.

A la croisée des deux oisifs affairés passeront une boulangère impavide, une femme en vison mais en mal d’histoire à vivre, un type en Jaguar qui devrait être son mari mais fait long feu, une chanson de femme fatale belle à pleurer, un commissaire qui ne sert à rien, une autre femme qui, lui disant qu’elle ne l’a jamais aimé, finit froidement Foster par le verbe, bien qu’il soit déjà mort. Tout cela est filmé, selon toute vraisemblance, dans une ville belge désertée qui fait décor, scène de l’épure de la lutte de l’acteur avec les mots. Une ultime bifurcation narrative, en épingle à cheveux, relancera les dés, allant jusqu’à intervertir les rôles par facétie philosophique. Pourquoi pas. Taupin, devenu richissime, ramasse sur le pavé Foster, clodo divaguant sur le bitume des histoires de femmes démoniaques, de soutien-gorge affriolant et de captation de biens.

Il le ramène en sa demeure, où il attend tranquille que la vieille qu’il a épousée à dessein de s’en défaire – et qui le « colle comme un poulpe » – finisse par lâcher la rampe. On tente de suivre en se disant que l’aléa a du moins le mérite d’introduire à une de ces scènes impromptues et gracieuses dont Gérard Depardieu a le secret. Soit une scène de cuisine dans laquelle il se lance à l’intention de son hôte ébaubi dans une description fleurie d’une recette de poulet des Landes à la cocotte. Irrésistible. En attendant, Blier aura fait passer le miroir de son film sur une histoire du cinéma qui lui tient à cœur. Le Corniaud (Gérard Oury, 1965) dans la scène inaugurale d’engueulade. Quai des Orfèvres (Henri-Georges Clouzot, 1947) à travers la chanson qu’interprète magnifiquement Farida Rahouadj à la suite de Suzy Delair (Danse avec moi). Les Valseuses (Bertrand Blier, 1974) avec le fameux chariot de supermarché que continue de pousser Depardieu. Amarcord (Federico Fellini, 1973), quand se penche une matrone superlative à sa fenêtre.

Un miroir aux alouettes

Mais ce miroir est naturellement un miroir aux alouettes où Blier fait briller ses souvenirs, et les nôtres, au tourniquet du temps qui passe et de la fin présumée de toutes choses en ce bas monde. On se résume. Convoi exceptionnel est une balade plus ou moins gravement malade qui commence comme du Gérard Oury, se poursuit comme du Samuel Beckett, se termine comme du John Cassavetes. On ne saurait dire, tout à fait franchement, si elle est réussie ou ratée, et, à la limite, un tel jugement est hors de propos. L’important est qu’elle nous emporte dans cet étrange mouvement désœuvré, nous touche comme par inadvertance.

On dira sans doute que l’allure générale est connue et reconnue. La provoc saignante, l’errance récréative, la bifurcation absurde, la farce ténébreuse, sont familières de l’auteur des Valseuses (1974), de Buffet froid (1979) ou de Tenue de soirée (1986). Il s’ajoute toutefois, dans Convoi exceptionnel, une forme de déconvenue, un tâtonnement plus ou moins assumé, un laisser-aller au petit bonheur qui ne sont pas ordinaires à cet auteur adepte, sous ses dehors corsaires, du strict contrôle des péripéties et d’une propension à la surécriture. L’attrait de ce film consiste en ce qu’enfin cette balade ne mène nulle part.

Film français de Bertrand Blier. Avec Gérard Depardieu, Christian Clavier, Farida Rahouadj, Audrey Dana, Alex Lutz (1 h 22).

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