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Jours tranquilles à Paris
17 mars 2019

Sexualité : les enjeux de la première fois

Par Maïa Mazaurette - Le Monde

Cette étape est tout sauf un simple brouillon. Or sous prétexte de protéger les ados, nous leur savonnons la pente, explique la chroniqueuse de « La Matinale » Maïa Mazaurette.

LE SEXE SELON MAÏA

Depuis deux ans, les chiffres sur la consommation de pornographie des jeunes ont suscité toutes sortes d’angoisses – justifiées. On s’inquiète de l’influence du X lors des premiers émois, des attentes irréalistes, des déconvenues qui adviendront : la pornographie prépare mal à la « vraie » sexualité. Mais au-delà du porno, est-il possible d’être prêt lors de sa première expérience sexuelle ?

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Selon les sociologues Didier Le Gall et Charlotte Le Van, cette étape reste émotionnellement très investie, pour les filles comme pour les garçons. Elle marque l’entrée dans l’âge adulte. Le scénario idéal implique de « faire coïncider expérience amoureuse et expérience sexuelle… ce premier rapport n’est pas appréhendé comme un “aboutissement”, mais comme un “moment” particulier d’une histoire à deux. Aussi ne fait-il sens que s’il donne un devenir à la relation ». Dans l’ordre attendu des choses, les filles sont censées « être prêtes », tandis que les garçons doivent « assurer ».

Cela signifie en creux que les garçons disposent rarement de l’opportunité de se demander s’ils sont prêts. On estime qu’ils voudront se débarrasser de leur pucelage au plus vite, comme d’un fardeau embarrassant. La question devient logistique : non pas « est-ce que je veux », mais « est-ce que je peux ». Quant aux filles, elles font face à une équation étrange : faut-il attendre d’être prête, ou faire en sorte de l’être ? Et comment se préparer à un acte qui reste tabou ?

Leurs incompétences sont les nôtres

Même flou du côté de l’injonction à « assurer » : de quoi parle-t-on ? Assurer, c’est surtout se rassurer, c’est-à-dire ne pas perdre son érection au moment-clef. La performance attendue des garçons, et portée par la pression des pairs, est présentée comme une simple prouesse technique (soit la voie royale vers la débandade, quand on sait à quel point les érections sont émotionnelles). En plus, grâce à ce merveilleux sens des priorités, on peut « assurer » en faisant mal. Sur ce point, on aurait tort de blâmer les adolescents. Nous persistons en effet à leur enseigner que le premier rapport sera forcément douloureux : leurs incompétences sont les nôtres (sauf problème médical, si ça fait vraiment mal, c’est qu’on s’y prend mal).

Parlons donc de compétence. Outre-Manche, une équipe de chercheuses a opté pour une approche pragmatique de la question (London School of Hygiene and Tropical Medicine, 2019). Elles ont évalué la compétence sexuelle des adolescents lors de leur entrée dans la phase relationnelle de leur sexualité. Cette compétence combine quatre facteurs : compréhension du consentement, capacité décisionnelle (était-on ivre ?, sous pression des copains ?, fou amoureux ?), contraception, ressenti (se sent-on prêt/e ?).

Etonnant ? De fait, ce barème démontre un niveau d’exigence élevé : passer le test requiert des connaissances à la fois physiologiques (pas question de compter sur un quelconque instinct naturel) et éthiques (pas question d’improviser, pas question de se raccrocher à l’idée que « ça passe ou ça casse »).

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Revenons donc à nos doctoresses anglaises, qui ont appliqué leur barème à 3 000 jeunes hétérosexuels de 17 à 24 ans. Le résultat est sans appel : 44 % des garçons et 52 % des filles n’étaient pas compétents lors de leur premier rapport. Sans surprise, les filles de moins de 14 ans (au moment de leur première fois donc) constituent la catégorie la plus vulnérable : 30 % avaient moins envie que le garçon, 70 % estiment que ce n’était pas le bon moment, 30 % n’étaient pas en état de prendre cette décision (les filles de 15 ans font à peine de meilleurs scores). Quant aux garçons de moins de 14 ans, ils sont ceux qui se protègent le moins.

Il ne s’agit pas uniquement d’un jugement « autorisé » par des adultes ou des experts. 40 % des jeunes femmes, et un quart des jeunes hommes, auraient préféré attendre ! Sur le total de la cohorte, la seule bonne nouvelle est que neuf jeunes sur dix se protègent.

Un arrière-goût d’impuissance

Ces chiffres très médiocres nous laissent un arrière-goût d’impuissance : comment demander à des adolescents d’attendre, dans leur propre intérêt, sans passer pour les censeurs de service ? Comment appeler à la patience quand l’âge du consentement et celui du premier rapport établissent une norme qu’il convient au pire de respecter, au mieux de devancer ?

Car les adolescents sont piégés dans un double discours : en couchant trop tôt, ils prennent le risque de gâcher par leur immaturité la supposée magie du moment… mais en couchant trop tard, ils ont peur d’être moqués ou de rater le coche. Sur ce point spécifique, on peut les rassurer : parmi les jeunes encore vierges à 18 ans, les sept huitièmes environ ne le seront plus à 28 ans (Archives of Sexual behavior, 2014). Les virginités au long cours peuvent être subies (peur de décevoir, doutes sur son inaptitude ou sur ses exigences) ou choisies, pour des motifs religieux notamment. Et si l’on peut se permettre de dédramatiser : au Japon, 43 % des jeunes de 18-35 ans sont vierges.

Mais revenons à nos moutons made in France : comment faire « monter en compétence » nos adolescents ? Répondons avec la question qui fâche… en a-t-on envie ? Hors cadre familial, hors tabous, sur la planète Mars, évidemment ! Bien sûr ! Quel monstre venu tout droit de l’époque victorienne ne souhaiterait pas engager les jeunes générations sur un sentier de pétales de roses érotiques, direction le septième ciel ?

Sauf que dans le monde réel, bof. Nous considérons que cette étape n’est pas notre problème. Nous nous contentons parfaitement d’un premier rapport brouillon – tant que le sexe ne tourne pas au désastre absolu, nous considérons que nous avons fait notre boulot. Je me permets d’aller plus loin : nous ne voulons pas aider, nous ne voulons pas simplifier ce passage dans le monde de la sexualité. Car dans le domaine sexuel, le paternalisme n’est pas franchement bienveillant. Nous adorons nous moquer des adolescents, de leur prétendue obsession, de leurs idées reçues, de leurs maladresses. On trouve leurs expérimentations touchantes, leurs fiascos hilarants : une nostalgie moelleuse teintée de revanche grise. De fait, leurs complications présentes nous permettent de faire la paix avec notre passé – ou avec nos insatisfactions du moment. Si la sexualité est bancale quand on est dans la fleur de l’âge, c’est que la sexualité est toujours bancale… non ? (Non.)

Ajustons nos pudeurs

Cette réticence à aider possède des racines profondes. Premièrement, nous sommes allergiques à l’idée d’une compétence sexuelle : pour s’en convaincre, il suffit d’observer nos incessantes tergiversations lorsqu’il s’agit de définir le « bon coup » (sujet auquel nous avions consacré une chronique). On ne veut pas qu’il y ait de barème, parce que nous risquerions d’échouer. (Voyons plutôt le verre à moitié plein : s’il y avait un barème, nous pourrions le passer, et nous transmettre les informations pour le passer.)

Deuxièmement, les adolescents ne sont pas prêts parce que nous, adultes, ne sommes pas prêts non plus. Comment pourraient-ils se découvrir par étapes, sortir d’une vision dogmatique de la virginité (voir notre chronique), sans disposer ni d’espace physique, ni de temps ? Une exploration responsable demande une certaine logistique : des opportunités qui ne soient pas exceptionnelles (en autorisant une relation suivie, en n’espionnant pas, en n’ouvrant pas les portes fermées), un minimum de confort, des parents qui évitent d’interrompre les ébats ou qui se passent de plaisanteries graveleuses. Sous couvert de protéger nos ados, nous leur savonnons la pente.

Et pourtant. Les enjeux valent bien quelques ajustements de nos pudeurs intergénérationnelles… car cette étape est tout, sauf un simple brouillon. Une étude américaine de 2013 montre ainsi qu’une première expérience heureuse est corrélée à une meilleure satisfaction et une meilleure estime de soi, même plusieurs années plus tard. Et ça se comprend. Que l’on parle d’amour, de respect ou de confiance, un « bon » premier rapport place les standards relationnels à leur juste place : élevée, très élevée.

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