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Jours tranquilles à Paris
5 avril 2019

Enquête « Un homme, 20/01/2019 » : après la mort des SDF, la difficile enquête pour retrouver leur famille

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Par Faustine Vincent

Le collectif Les Morts de la rue, qui a recensé 566 SDF morts en France en 2018, tente de joindre les familles des disparus, avec lesquelles ils étaient souvent en rupture.

Les allées du square ont été parsemées de dizaines de pots de fleurs sur lesquels figurent un nom, un âge, une date, parfois une indication plus sommaire : « Antonio Luis, 48 ans, 18/02/2019 », « Karima, 28 ans, 21/09/2018 », « Un homme, 20/01/2019 »…

En 2018, 566 personnes sans domicile fixe sont mortes en France, contre 511 l’année précédente, selon le décompte du collectif Les Morts de la rue, qui leur a rendu un hommage public, mardi 2 avril, dans le jardin Villemin, dans le 10e arrondissement de Paris. Un chiffre sans doute six fois supérieur en réalité, d’après une étude menée entre 2008 et 2010 par le Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale.

Lorsqu’ils surviennent, ces décès prématurés – à 49 ans en moyenne, selon le collectif – font resurgir une question cruciale conditionnant le déroulement des funérailles : celle de l’identification de la famille, avec laquelle les sans-abri étaient bien souvent en rupture. Si elle est retrouvée et qu’elle peut payer les frais – autour de 3 000 euros au minimum –, c’est elle qui s’occupe des obsèques. Dans le cas contraire, ces personnes sont inhumées dans une concession individuelle, sur le « terrain commun » des cimetières, autrefois surnommé « carré des indigents ». « Les gens imaginent toujours que les SDF n’ont ni identité ni famille, et qu’ils sont enterrés dans une fosse commune, observe Cécile Rocca, coordinatrice du collectif. C’est faux. »

Homme sous X retrouvé le 26 novembre 2016 dans la Seine, à Paris, au niveau du pont de l’Alma. Cheveux crépus rasés, yeux marrons, 1, 83 m, 70 kg. Etait vêtu d’un blouson noir, veste grise, pantalon marron, chemise grise à carreaux. Il avait un téléphone sur lui, mais rien n’a permis de l’identifier. | SAMUEL BOLLENDORFF

Recherches pour retrouver la famille

La loi impose aux parents, aux enfants ou aux conjoints de payer les funérailles. Des recherches sont donc systématiquement menées, tantôt par l’hôpital, tantôt par la police, selon le lieu du décès, afin de les retrouver. A Paris, le collectif Les Morts de la rue mène, lui aussi, l’enquête pour permettre aux familles d’être présentes lors de la cérémonie. Une course contre la montre.

Pour Lati, un Slovaque de 37 ans mort la nuit du Jour de l’an, cela s’est joué à quarante-huit heures près. Ariane Hochet, jeune volontaire en service civique au sein des Morts de la rue, a réussi à retrouver la famille de Lati juste avant qu’il soit transporté en convoi collectif sur le terrain commun du cimetière de Thiais (Val-de-Marne), les « jardins de la fraternité » : une enfilade de grandes pierres blanches, identiques et nues, dont la sobriété tranche avec la majesté des tombes chinoises voisines, de l’autre côté de la haie. Les corps y sont exhumés au bout de cinq ans pour libérer la place, la « deuxième mort » des SDF, selon l’anthropologue Daniel Terrolle, l’un des premiers à avoir travaillé sur le décès des sans-abri.

« Quand je leur ai annoncé la nouvelle, le frère et la petite sœur de Lati sont tombés des nues, se souvient Ariane Hochet. Un an plus tôt, il leur avait envoyé une photographie où il apparaissait avec un casque de chantier sur la tête, et leur disait avoir trouvé un travail et un appartement. C’est facile d’avoir l’air d’aller bien… » Sa famille a fait le déplacement depuis les Pays-Bas, où elle a émigré après avoir quitté la Slovaquie, jusqu’au crématorium du cimetière du Père-Lachaise, à Paris. Elle a demandé où dormait Lati, arrivé en France deux ans plus tôt. « Ça m’a fait bizarre de devoir leur répondre qu’il vivait dans une tente, dans la rue à Oberkampf, à Paris, dans un pays qu’il ne connaissait pas, avec une langue qu’il ne parlait pas », explique la jeune femme.

Rachid, 2 février 2017, 52, boulevard de Belleville, à Paris. Son corps a été retrouvé à 5 h 30, sans couverture. Il vivait dans la rue depuis trente ans. Sa famille a été retrouvée grâce à ses amis de quartier. Mais aucun d’eux n’a été autorisé à assister à son enterrement. Sa famille ne veut surtout pas qu’on sache qu’il est mort dans la rue. Il avait 59 ans. | SAMUEL BOLLENDORFF

Il arrive aussi que la famille refuse de venir à l’enterrement, par choix, ou de peur qu’on lui réclame une somme d’argent qu’elle ne possède pas. Elles ignorent souvent que si elles n’ont pas de ressources financières, c’est aux communes de prendre en charge les obsèques. Une obligation légale dont certaines mairies rechignent cependant à s’acquitter. A Paris, où 3 622 sans-abri ont été recensés en février lors de la deuxième édition de la Nuit de la solidarité, le dispositif fonctionne, mais des blocages sont régulièrement pointés par les associations ailleurs en France.

« Maltraitance de patient décédé »

La loi stipule que « le maire ou, à défaut, le représentant de l’Etat dans le département pourvoie d’urgence à ce que toute personne décédée soit ensevelie et inhumée décemment ». « D’urgence », « décemment »… des notions floues laissées à l’appréciation de chacun. Dans ces conditions, il s’écoule souvent plus de trois semaines avant que les SDF soient inhumés, parfois beaucoup plus.

Quand il y a des lenteurs, « c’est souvent parce que les dossiers traînent sur un bureau. Les mairies attendent, en espérant que, au bout d’un moment, la famille finira par payer. Cela crée une inertie insupportable pour les proches, dont le deuil est impossible », s’agace Chrystel Estela, membre du collectif Les Morts de la rue. En 2018, une commune de banlieue parisienne a ainsi refusé de payer les funérailles de l’enfant mort-né d’un couple sans domicile fixe, estimant que c’était à la ville des parents de le faire. N’en pouvant plus d’attendre, le père a fini par vendre sa voiture, dans laquelle il lui arrivait de dormir, pour pouvoir enfin enterrer son enfant.

Sergueï, 5 février 2017, avenue de la Grande-Armée, à Paris. Sergueï et Alexander passaient leurs journées ensemble. A cause de ses problèmes de pieds, Sergueï ne pouvait pas marcher. Le soir, Alexander se réfugiait dans le métro et Sergueï restait dans la rue. Il n’avait plus rien. Il s’était fait voler toutes ses affaires. Il pleuvait beaucoup pendant ces nuits d’hiver. Le 5 février au matin, lorsque Alexander est remonté du métro pour rejoindre son compagnon. celui-ci était mort. Sergueï avait 65 ans. | SAMUEL BOLLENDORFF

Entre les lourdeurs administratives et l’incertitude liée au financement des obsèques, le temps s’étire, même lorsque aucune famille n’est retrouvée. « Quand les mairies ne se bougent pas pour faire partir [de la chambre mortuaire] un indigent, j’estime qu’on est dans la maltraitance de patient décédé, s’indigne Yannick Tolila-Huet, la responsable de la chambre mortuaire de l’hôpital Beaujon, à Clichy (Hauts-de-Seine), et de celle de l’hôpital Bichat, à Paris. On va le congeler, mais on n’a pas une place extensible. » Voilà trois mois qu’elle demande un rendez-vous avec la mairie de Clichy afin de débloquer la situation. Sans succès.

En mars, c’est la ville de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) qui a été rappelée à l’ordre par la préfecture pour un corps en attente depuis plusieurs mois. Stéphane Tricoche, directeur de l’état civil de la mairie, se défend de toute négligence, et désigne un autre point de blocage : « On n’avait pas le feu vert du parquet, et la déclaration de décès n’était pas prête, car personne ne l’avait signée au sein du commissariat, explique-t-il. Je peux comprendre, ce n’est pas leur priorité. »

« Montrer que leur vie compte »

C’est justement pour qu’ils soient traités dignement et non « comme des chiens » – ce que redoutent de nombreux SDF – que le collectif Les Morts de la rue accompagne, depuis 2004, les funérailles des sans-abri dont aucun proche n’a pu être retrouvé. Jusque-là, ils étaient encore convoyés par huit jusqu’au cimetière dans des cercueils sur lesquels ne figurait aucune indication, hormis leur poids. « On les accompagne pour montrer que leur vie compte, malgré l’indifférence, l’anonymat et l’hostilité qu’ils ont subis de leur vivant », résume Philippe Renard, qui accompagne bénévolement les funérailles des morts isolés depuis quatre ans. Une façon aussi de combler l’absence de la famille.

Des compagnons de rue des défunts se joignent parfois à la cérémonie. Venir leur coûte, tant la mort de leurs amis les renvoie à la leur, mais ils tiennent à les honorer. Gérard, SDF de 67 ans, a déjà enterré six de ses amis au cimetière de Thiais. La dernière fois, c’était son grand copain, Edison, avec qui il a partagé son quotidien de rue pendant dix ans.

« C’était un Colombien. Un homme remarquable », s’émeut Gérard, veste en jean et barbe blanche, venu rendre un dernier hommage à son ami lors d’une veillée organisée par l’association Aux captifs, la libération, jeudi 29 mars, à la paroisse Saint-Leu-Saint-Gilles, à Paris. Edison est mort sous ses yeux, à 49 ans, d’un accident vasculaire cérébral, en 2017, près de l’église Saint-Eustache. Gérard n’a pas compris tout de suite. « Quand il est tombé, je lui ai dit : “Mais Edison, qu’est-ce que tu fous ?” » La photo de son ami trône désormais dans la chapelle de la paroisse, dédiée aux morts sans abri.

Maxime, 26 août 2016, square du Cardinal-Wyszynski, dans le 14e arrondissement de Paris. Maxime dormait dans le square depuis plusieurs mois. Les lycéens l’avaient repéré, il écoutait tout le temps la radio et faisait faire des tours au chien de la voisine pendant qu’elle reprenait son souffle sur un banc. Le matin, les lycéens du quartier l’avaient vu allongé sur un banc. Et lorsqu’ils sont repassés le soir, il était toujours là, dans la même position. Il était mort. Maxime avait 59 ans. | SAMUEL BOLLENDORFF

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« C’est une enquête émotionnelle »

A chaque cérémonie, les volontaires du collectif Les Morts de la rue préparent un petit texte sur le défunt à partir des éléments dont ils disposent – souvent rien ou presque. Hélène Zwingelstein, déléguée aux questions cérémonielles et sociétales aux services funéraires de la Ville de Paris, s’est prêtée à l’exercice en 2018. Elle n’avait qu’un nom, une date et un lieu de naissance pour reconstituer des bribes de vie.

En cherchant sur Wikipédia, elle a découvert qu’un film avec Bourvil et Bardot avait été tourné dans sa ville lorsque l’homme avait 8 ans. « Ça a dû être un événement dont les enfants ont parlé », imagine-t-elle. En se fondant sur une carte géographique, elle a pensé qu’il avait peut-être couru avec ses copains près du château fort et dans la forêt voisine. « C’est une enquête émotionnelle. J’ai eu peur de donner une fausse image de lui. J’espère que je ne me suis pas trompée. »

Marius, 30 décembre 2016, rond-point des Champs-Elysées. Ce matin-là, Marius avait volé deux bouquets de roses qu’il avait offerts à Alix, sa compagne. Ils avaient décidé de prendre une chambre d’hôtel pour la nuit du réveillon, le lendemain. Alix et les copains sont partis à l’épicerie chercher à boire. Lorsqu’ils sont revenus, ils ont retrouvé Marius pendu à la grille entourant le tronc d’un arbre. Il avait 41 ans. | SAMUEL BOLLENDORFF

Le collectif consigne dans un dossier la façon dont s’est déroulé l’enterrement, le temps qu’il faisait, les fleurs déposées, le texte lu. Autant de détails qu’il pourra raconter plus tard à la famille si elle se manifeste. Il n’est pas rare que cette dernière se signale des semaines, voire des mois après les obsèques. La nouvelle du décès leur parvient parfois sous la forme d’un courrier lapidaire de l’administration fiscale réclamant le remboursement d’une dette.

Les rites funéraires valent pour ceux qui restent. Pour la famille d’un SDF, c’est ce rituel qui va permettre de renouer le lien. « Elle ne sait pas forcément qu’il vivait dans la rue, remarque l’ethnologue Yann Benoist, qui vient de commencer la toute première étude sur les rites funéraires des sans-abri. Il y a une grande culpabilité, soit parce qu’on ne s’en est pas aperçu, soit parce qu’on n’a pas voulu s’en apercevoir, auquel s’ajoute le rejet en cas de toxicomanie ou d’alcoolisme. Il n’y a que par le rituel funéraire qu’on peut racheter ça. C’est un dialogue avec le mort. »

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