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Jours tranquilles à Paris
12 avril 2019

Critique - Martin Parr et le vague à l’âme britannique

Par Claire Guillot, Londres, envoyée spéciale - Le Monde

A la National Portrait Gallery de Londres, le photographe explore la complexité de l’identité britannique dans des images acides.

PHOTOGRAPHIE

A la fin de l’exposition « Only Human », de Martin Parr, à la National Portrait Gallery, une pancarte offre aux visiteurs un choix cornélien – ou plutôt shakespearien – : « Leave » ou « Remain ». « Partir » ou « rester » ? Etre ou ne pas être (européen) ? Allusion malicieuse du photographe au Brexit, le sujet qui empoisonne les débats politiques du pays depuis des mois et fait voler les soucoupes de thé au sein des familles britanniques.

Alors que la première ministre, Theresa May, vient d’arracher un report de la date de sortie de l’Europe du Royaume-Uni, le photographe offre à ses compatriotes une exposition à la fois portrait et examen de conscience.

Difficile de ne pas sourire devant ce gros pitbull photographié lors de la parade pour le St George’s Day – qui tient lieu de fête nationale non officielle en Angleterre. Vêtu de rouge et de blanc de la tête aux pattes, avec son minimanteau aux couleurs du saint patron, il est la copie conforme – en version canine – de ses maîtres, à l’arrière-plan, venus assister à la parade. « C’est une exposition très embarrassante pour nous, les Britanniques, résume Len Hooper, un visiteur. J’adore ! »

Les gens croisés dans l’exposition, fin mars, sont en majorité des Londoniens et des « remainers », Européens convaincus. Il leur a fallu une certaine dose de masochisme pour venir rire et souffrir devant le miroir pas toujours flatteur que tend le photographe.

« Le vote en faveur du Brexit m’a beaucoup énervé »

Cela fait plus de quarante ans que Martin Parr croque de ses images documentaires acides les manies de ses compatriotes, de leurs intérieurs soignés à leur stoïcisme devant la météo.

Mais, dans cette grande exposition consacrée aux portraits du photographe, l’humour se fait plus noir que d’habitude. « Je me sens très Britannique, mais j’ai une relation d’amour-haine avec mon pays, explique Martin Parr, joint par téléphone. Je suis un Européen fervent, et le vote en faveur du Brexit, en 2016, m’a beaucoup énervé. J’ai décidé d’aller photographier les gens dans les régions qui ont voté pour le Brexit, et ce projet a été un peu comme une psychanalyse. Ce que vous voyez, c’est ma vision de l’identité britannique. »

L’exposition, à la mise en scène amusante avec son faux gazon, sa boule à facettes et ses couleurs acidulées, aborde aussi bien les célébrités que les autoportraits, les lieux de danse, les plages. Mais la dernière salle, qui s’ouvre avec l’Union Jack, le drapeau du Royaume-Uni, est consacrée aux images prises dans les régions où se concentrent les « remainers » : Black Country, Cornouailles, Essex… principalement la Grande-Bretagne des campagnes, des petites villes, des régions pauvres.

Martin Parr passe en revue les symboles traditionnels de la britishness, auxquels les habitants sont attachés – drapeaux et parades, royauté –, mais aussi les loisirs et habitudes chers aux Britanniques : la chasse à courre ou l’horticulture, les concours agricoles avec légumes et animaux… Le tout avec le clin d’œil vache qui a fait la renommée de Martin Parr : les amateurs de fleurs ont la tête enfouie dans leurs fuchsias, le cavalier endimanché passe devant une pancarte « Avez-vous payé votre ticket de stationnement ? », les fans de Meghan et Harry portent des couronnes de pacotille et des tailleurs jaune citron.

Montrer les gens ordinaires dans leur quotidien

« C’est l’autodérision, l’excentricité, l’humour qui caractérisent le plus ce pays, commente une visiteuse, Catie Sime. Martin Parr est très fort pour la mettre dans ses images. Mais le rire, ici, cache quelque chose d’effrayant. On nous a tellement répété qu’on était spéciaux, particuliers, à part… Cette vanité est devenue dangereuse. »

Devant l’omniprésence des drapeaux, une autre visiteuse, Cathy, venue de Lincoln, aurait presque la nausée. « Même l’Union Jack, qui était cool à l’époque de Tony Blair et des Spice Girls, est problématique. J’en avais un chez moi, je l’ai jeté après le référendum. Je ne voulais pas que mes voisins, qui sont géniaux et qui ne sont pas nés ici, me croient raciste. »

On ne trouvera pas d’image ouvertement politique, de manifs xénophobes ou de groupes d’extrême droite. Fidèle à ses habitudes, Martin Parr s’est contenté de montrer les gens ordinaires dans leur quotidien – on les voit qui travaillent, vivent, s’amusent.

Les seules allusions au Brexit sont indirectes. Le repli et la peur se lisent sur les visages des retraités aux visages fermés croisés dans des supermarchés – une majorité d’entre eux ont voté pour sortir de l’Europe. Il y a aussi cette immense vague qui semble sur le point d’engloutir une famille à la plage, dans les Cornouailles – une métaphore de la crainte de l’immigration.

Contradictions

Parallèlement, le photographe illustre les changements sociaux à l’œuvre dans les mêmes régions : le carnaval avec des danseuses des Caraïbes, la foule venue fêter la fin du ramadan à Bristol, les plages aux populations mélangées… Difficile de réconcilier ces deux visions irréductibles, entre le rappel d’un passé fantasmé et la réalité d’une société multiculturelle.

On retrouve ces mêmes contradictions exposées un peu plus loin dans une série frappante intitulée « The Establishment » : Martin Parr a photographié les écoles prestigieuses, comme Harrow ou Oxford, où est formée l’élite du pays, et dévoilé les coulisses d’un monde auquel on a du mal à croire. Les élèves en redingote déjeunent dans des cloîtres, on y porte le haut-de-forme entre deux matchs de rugby, le doyen d’Oxford est accompagné d’un petit page chargé de tenir sa traîne, et pourtant le visage des élèves témoigne d’une diversité encore timide : au cœur du pouvoir, modernité et tradition se livrent un combat permanent.

L’exposition inclut un petit café où on sert des gâteaux à damier typiquement britanniques et une boutique aux couleurs délicieusement criardes, où on peut même acheter des boutons de manchette en forme d’œuf au plat et de tranche de bacon. Pour rire jusqu’au bout des manies anglaises. « J’ai voulu faire une exposition divertissante, conclut Martin Parr. Mais je suis très pessimiste. Et pas seulement sur le sort de la Grande-Bretagne. »

« Only Human », de Martin Parr. National Portrait Gallery, Londres. De 5 £ à 18 £ (de 5,8 € à 20,90 €). Jusqu’au 27 mai. Catalogue « Only Human », Phaidon, 240 p.

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