Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Jours tranquilles à Paris
3 mai 2019

Entretien - Cinq cents ans de la mort de Léonard de Vinci : « Il faut revoir le mythe du génie qui a inventé le futur »

joconde

Par Florence Rosier

L’historien des sciences Pascal Brioist démêle le vrai du faux de la mythologie qui entoure le grand inventeur italien mort le 2 mai 1519.

Léonard de Vinci (1452-1519) est mort il y a 500 ans, le 2 mai 1519. Le monde entier admire son héritage artistique. Mais quel fut son véritable apport à la science, à la technologie, à la médecine ? Entretien avec Pascal Brioist, historien des sciences, professeur à l’université François Rabelais de Tours, qui vient de publier Les Audaces de Léonard de Vinci (Stock, 400 pages, 23,49 euros).

Dans le domaine des sciences, des techniques et de la médecine, quel a été le legs de Léonard de Vinci ?

Il est resté nul ! Pour une raison simple : dans tous ces domaines, Léonard de Vinci n’a rien publié de son vivant. Il n’a donc rien transmis. Ses « inventions » techniques, ses découvertes scientifiques nous semblent incroyablement neuves, à la lecture de ses 5 000 à 6 000 feuillets manuscrits. Mais elles n’ont pas circulé.

De son vivant comme pour les générations suivantes, Léonard de Vinci est resté connu exclusivement pour son œuvre de peintre. Seuls quelques érudits avaient connaissance de sa créativité scientifique et technologique.

D’où vient alors sa renommée actuelle de « génie » polymorphe ?

Il a fallu attendre la fin du XIXe siècle pour que l’on redécouvre l’inventivité de Léonard dans les arts mécaniques et hydrauliques, l’ingénierie, les sciences, l’anatomie…

On doit cette résurgence à un historien d’art allemand, Jean-Paul Richter (1847-1937), qui a publié en 1883 la première compilation des manuscrits du Toscan. Dans le monde entier, c’est un bouleversement. Nous sommes alors au siècle de Jules Verne, en pleine période de mythe du progrès. A cela s’ajoute, en France, le traumatisme de la défaite de 1870 : Léonard de Vinci représente le génie latin, opposé à l’Allemagne triomphante.

En 1900, paraît Le Roman de Léonard de Vinci, de l’écrivain russe Dimitri Merejkovski. Et l’on commence à raconter une histoire de Léonard radicalement nouvelle, où émerge l’image de l’homme inspiré, de l’inventeur du progrès…

Léonard de Vinci était-il cet homme d’esprit universel ?

J’ai une admiration sans bornes pour Léonard. Son inventivité est réelle, mais pas toujours là où on l’attend. Il faut revoir le mythe du génie qui invente le futur.

Dès le début du XXe siècle, le chimiste français Marcellin Berthelot (1827-1907) s’est élevé contre cette idéalisation. Nombre de machines considérées comme iconiques du génie de Léonard ont, en réalité, été conçues par des prédécesseurs.

Ces critiques ont resurgi en 1970 avec les travaux de l’historien des techniques Bertrand Gille ; puis en 1990 avec l’exposition sur les ingénieurs de la Renaissance, qui a tourné dans le monde entier. Mais les gens veulent tellement croire à ce mythe du génie universel…

Quels sont les exemples de machines qu’on lui prête abusivement ?

Le fameux parachute dessiné par de Vinci, vers 1485, a déjà été dessiné par un anonyme siennois quelque dix ans plus tôt. La scie hydraulique, de son côté, est très souvent présentée comme emblématique de l’inventivité de Léonard. Mais elle a déjà été dessinée peu auparavant par un inventeur siennois, Francesco di Giorgio (1439-1502), et un siècle plus tôt, par un autre Siennois très inventif, Taccola (1382-1458).

En réalité, la liste des emprunts de Léonard est considérable. Lui aussi s’est hissé sur les épaules de géants.

Un nombre très élevé de machines ou d’éléments de machines du Codex Atlanticus, traditionnellement exhibés sous forme de maquettes dans de grands musées pour nous convaincre de son génie, figurent déjà chez Brunelleschi, Taccola ou di Giorgio, que ce soit sous forme d’éléments de machines (engrenages, arbres à cames, système à inertie…) ou de machines plus élaborées (scies hydrauliques, pompes, trébuchet, bateaux à aubes, parachute…).

Et les célèbres machines militaires ?

Le char d’assaut, les mitrailleuses, les « orgues d’artillerie » (canons à flux multiples) sont autant de machines de guerre que Léonard de Vinci a souvent recopiées chez d’autres. Mais dans bien des cas, il y apporte ses propres innovations. Par exemple, dans les méthodes de chargement des orgues d’artillerie.

Certaines de ces innovations laissent pourtant perplexe : dans son char d’assaut, par exemple, le système d’engrenage est dessiné à l’envers – ce qui bloquerait le véhicule. Et la façon dont les canons sont portés risquerait d’asphyxier l’équipage.

A ce propos, une histoire étonnante mérite d’être contée…

Nous sommes en 1481, à Florence. Léonard est en pleine phase dépressive – toute sa vie, il alternera des phases d’extrême excitation inventive et des phases de profond abattement. Dans cette ville, la concurrence entre artistes est très rude et Léonard, fils illégitime, n’est pas le mieux placé. Deux ans plus tôt, par ailleurs, il y a été poursuivi en justice pour « crime de sodomie ». Il veut donc « rebattre les cartes ». En 1482, il écrit à Ludovic Sforza, le maître de Milan. A l’époque, Milan et Venise sont en guerre : elles se disputent la domination de la ville de Ferrare. Léonard le sait. Il annonce donc à Sforza, dessins à l’appui, qu’il peut lui construire un canon avec des boulets qui explosent, des sapes avec des mines pour briser les murailles ennemies, des fortifications qui résistent à l’artillerie, des chars d’assaut…

En réalité, la plupart de ces dispositifs sont déjà en usage. Il suffit de lire Francesco di Giorgio ou Roberto Valturio (1405-1475). Ce dernier a déjà publié De re militari (1472), le premier traité au monde qui recense les machines militaires, pour le compte du prince Malatesta. Un ouvrage sans doute déjà inspiré de Taccola. Bref : en 1482, Léonard de Vinci rédige une sorte de « Que sais-je ? » sur le génie militaire, sans être un spécialiste du sujet. Et Ludovic Sforza le fera venir à Milan…

Quid des fameuses grues de Brunelleschi ?

Toute une série de grues et de treuils de chantier ont été utilisés pour le levage des grosses charges sur le chantier de la coupole de la cathédrale de Florence. Ces machines ont été inventées par Filippo Brunelleschi (1377-1446), l’architecte du célèbre dôme de cet édifice, commencé dans les années 1420. Ces machines ont fasciné Léonard, qui les a dessinées avec soin dans ses carnets. Ce, d’autant qu’en 1468, l’atelier d’Andrea del Verrocchio où il travaillait s’est vu confier la fabrication d’une sphère de cuivre géante pour coiffer le dôme : il fallait bien lever l’énorme charge !

Léonard a-t-il vu lui-même ces machines ? Les a-t-il copiées du carnet d’un autre ingénieur, Bonaccorso Ghiberti ? Dans un de ses dessins, son modèle diffère de celui représenté par Ghiberti, soulignent Andrea Bernardoni et Alexander Neuwahl dans leur ouvrage Construire à la Renaissance (Presses universitaires François Rabelais, 2014). Le dessin de Ghiberti semble plus proche de l’original de Brunelleschi. Celui de Léonard « peut être vu comme une tentative d’améliorer le fonctionnement de la machine. (…) Il tente, semble-t-il, de redistribuer les masses afin d’obtenir une machine plus stable. »

En quoi Léonard de Vinci a-t-il réellement innové ?

Beaucoup de ses dessins sont complètement originaux. Ses machines volantes, par exemple, sont très inventives. Léonard étudie plusieurs moyens de voler, dont sa célèbre vis aérienne (« l’ancêtre de l’hélicoptère ») ou encore l’ornithoptère, qui cherche à copier le vol des oiseaux. Certes, ces machines n’ont pas fonctionné. Mais on ne lui connaît, dans ce domaine, aucun prédécesseur.

Ce qui est fascinant, c’est de suivre la progression du processus d’invention dans ses manuscrits. Prenons les pompes à double secteur, dont le principe inspire toujours les pompes à pétrole actuelles. Au départ, Léonard observe le fonctionnement d’une catapulte. Il en extrait le principe cinétique, en repérant l’importance du lien entre le quart de cercle qui s’engrène dans une chaîne. Puis il en détourne le principe pour concevoir une excavatrice. Puis il opère un nouveau détournement, pour faire cette fameuse pompe.

On comprend pourquoi ce génie fascine tant : la diversité de ses inspirations est vertigineuse…

Léonard possède cette capacité d’abstraction, cette pensée technique globale qui lui permet d’extraire, d’un dispositif donné, de grands principes de mécanique. C’est très neuf. Toujours, Léonard commence par observer. Il est d’ailleurs doté d’une très bonne vue, de près comme de loin. Cet enfant de la campagne est capable, par exemple, de dessiner de façon ultrafine le vol d’un oiseau ou l’anatomie d’un scarabée.

Et puis, Léonard tente en permanence de rapprocher différents systèmes. L’idée que tout se tient, dans la nature, est une pensée médiévale. Mais Léonard en fait un outil d’innovation. Il établit d’abord une analogie entre deux systèmes. Puis il applique un microchangement à l’un d’eux, dans le but de l’adapter à un autre domaine ou de l’améliorer.

Un troisième principe guide Léonard : tout phénomène, pour lui, peut se résoudre à une combinatoire d’éléments simples. Ensuite, il recherche des règles mathématiques à tout. Il pousse assez loin, en cela, le vieux rêve des pythagoriciens. Surtout depuis sa rencontre avec le mathématicien Luca Pacioli, vers 1495.

De Vinci, dites-vous, a aussi été très précurseur en inventant une méthode expérimentale…

Là, il s’est montré incroyablement pionnier. Léonard n’est pas un théoricien. Toujours, il commence par avoir une intuition. Et presque toujours, il cherche à la vérifier en concevant une expérience. Nombre de ses manuscrits en témoignent.

Il dessine ainsi les appareillages qu’il entend construire : par exemple, un cœur en verre pour simuler la circulation du sang à la sortie de la valve aortique. Il utilise alors des grains de millet pour visualiser les tourbillons dans la circulation sanguine. En cela, Léonard ouvre une formidable voie vers la science moderne. « La science est le capitaine et la pratique, les soldats », notait-il.

Le volet technique, en réalité, ne représente qu’une toute petite partie de sa créativité. Beaucoup prétendent qu’il n’était pas un grand savant. C’est en partie à cause de Léonard lui-même, qui a déclaré : « Je suis un homme sans lettres. » Mais il le disait avec beaucoup d’ironie – et non sans orgueil.

Quel rôle a pu jouer son « statut » d’enfant illégitime ?

A l’époque, un « bâtard » voyait bien des portes se fermer devant lui, dont celles des universités. Du coup, Léonard s’est construit un savoir auquel il n’aurait pas dû avoir accès. Il a appris le latin par lui-même, il écoutait ses amis qui allaient à l’université.

Et parce qu’il ne pouvait pas suivre un enseignement universitaire, il a cherché un contournement : ce sera la voie de l’expérience – comme s’il était « un fils de l’expérience ».

A l’université, personne ne procédait ainsi. Léonard appliquera cette méthode à une infinité de domaines : l’optique, la mécanique, l’hydraulique, les sciences du frottement, la météorologie, la botanique, l’anatomie… Tout l’intéressait, sa soif de savoir était insatiable.

Mais sa pensée était celle d’un autodidacte : elle n’a pas été formatée par les savoirs académiques. Ainsi, il a pu aller bien au-delà de la pensée contrainte de son temps. Il a su rejeter l’autorité des livres et remettre en question le savoir d’un Galien ou d’un Aristote, quand ils affirmaient des choses qui lui semblaient absurdes. Un savoir enseigné depuis 1 300 à 1 800 ans : il fallait oser ! C’est surtout à partir de l’âge de 50 ans que cet esprit libre deviendra vraiment audacieux.

Des exemples de sa créativité scientifique ?

Prenons la botanique. Léonard observe la croissance des arbres et établit une loi mathématique : la somme des sections de toutes les branches est égale à la section du tronc. Une loi qui ramène aux structures fractales, où des motifs similaires apparaissent à des échelles d’observation de plus en plus fines.

Prenons maintenant la dynamique. Léonard s’intéresse au mouvement d’un boulet de canon. Donc au mouvement d’une pierre qu’on lance : au début, il croit à la théorie d’Aristote sur le sujet. Selon le penseur grec, c’est l’air devant la pierre qui, en repassant derrière elle, la pousserait en avant. Une théorie nommée « anti-péristase ». Mais au Moyen Age, des esprits critiques proposent plutôt cette idée : c’est le lanceur qui confère à la pierre une qualité, « l’impetus » (impulsion), qui s’amenuise au fil du temps.

Léonard propose donc une expérience : si l’on tire avec une arquebuse dans une gourde pleine d’eau, que se passe-t-il ? Selon Aristote, le projectile (la pierre) devrait s’arrêter net, puisque l’eau devant la pierre ne passe pas derrière. Mais la pierre poursuit sa trajectoire dans l’eau. Pour Léonard, c’est la preuve qu’Aristote avait tort et qu’il faut accepter la théorie de l’impetus. Il s’interroge alors : comment varie l’impetus avec le temps ? Il cherche, ne trouve pas mais il a de belles intuitions.

Prenons maintenant l’anatomie. Pour étudier l’anatomie de la main humaine, Léonard invente une méthode de dissection très fine, plan par plan, couche par couche. Il révèle ainsi tour à tour la peau, les tendons, les veines, les muscles… Mais il ne se contente pas d’une description anatomique : il cherche à comprendre le fonctionnement du corps humain. Il dessine ainsi de petites poulies sur lesquelles passent les tendons, au niveau des articulations des doigts… A la fin de sa vie, il cherchera à percer les secrets du vivant : la digestion, la vision, la reproduction, les mouvements cardiaques, le fonctionnement de la vessie…

Publicité
Commentaires
Publicité