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Jours tranquilles à Paris
13 mai 2019

Le sultan de Brunei poussé à un compromis sur la charia

Par Bruno Philip, Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est

Face aux critiques de l’Occident et aux menaces de boycott, le monarque de ce petit Etat à majorité musulmane a décrété un moratoire sur la lapidation des personnes homosexuelles.

LETTRE DE BANGKOK

Le sultan a entendu le message. Il aurait d’ailleurs fallu être sourd pour ne pas l’entendre, même pour ce roi qui vit à l’abri de son palais aux 1 800 pièces érigé au bord de la rivière qui coule le long de Bandar Seri Begawan, capitale de l’émirat de Brunei. Après le tollé mondial provoqué par l’annonce, en mars, de l’imposition de châtiments islamiques particulièrement sévères, – lapidations pour rapports sexuels adultérins et entre personnes du même sexe, amputations des membres pour les voleurs –, sa majesté Hassanal Bolkiah a fait, dimanche 6 mai, ce qui ressemble fort à une concession aux contempteurs de sa politique.

S’exprimant à l’occasion du début du mois de ramadan, le sultan a tenu à clarifier les choses, reconnaissant en un joli euphémisme que « de nombreuses questions viennent de se poser, donnant lieu à des interprétations erronées des lois ».

En l’occurrence, il s’agit des lois relevant de l’imposition de la charia – loi islamique – et tout particulièrement des hudud, l’arsenal juridique prévoyant les peines à infliger pour les crimes de fornication, d’adultère, de rapports homosexuels, de consommation d’alcools et autres substances pas vraiment halal.

Moratoire

« Depuis deux décennies, nous avons appliqué un moratoire de facto au sujet de la peine de mort prévue par la common law [héritée des Britanniques], a déclaré le sultan avant de promettre que ­[ce moratoire] va s’appliquer aussi aux jugements relevant du code pénal de la charia ».

Le message est clair : si la loi islamique prévoit bien, en théorie, que ces châtiments soient infligés, ces derniers ne seront pas appliqués. Certes le sultan n’a pas mangé sa songkok, – la toque portée par les musulmans dans le monde malais –, car il ne remet pas en question le principe d’une application particulièrement répressive de la charia ; mais il prend en considération la colère suscitée par l’annonce de l’imposition de ces châtiments exemplaires dans le minuscule sultanat de Bornéo.

Outre George Clooney et Elton John, qui ont appelé au boycott des hôtels new-yorkais, londoniens et parisiens possédés par le sultan, les Etats-Unis, la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, avaient récemment publié un communiqué de protestation. Face à la montée de l’indignation européano-américaine – l’Asie est restée muette, pour ne pas parler du Proche-Orient –, le sultanat vient de se lancer dans une opération de relations publiques inédite pour ce royaume sans liberté de la presse ni d’expression, sans démocratie, et où le sultan décide de tout.

Outre cette rare prise de parole d’un souverain qui n’a pas hésité, pour une fois, à réagir directement aux critiques, cette communication de crise a pris la forme de l’invitation d’une journaliste du quotidien The Straits Times de Singapour, pays ami du sultanat. Un fait sans précédent : Brunei ne délivre jamais de visa de presse, à part, peut-être, pour fêter le « jubilé d’or » de son roi, le deuxième plus vieux monarque en exercice après la reine Elisabeth d’Angleterre, comme cela s’est produit en 2017.

A Brunei, la journaliste a pu s’entretenir non seulement avec le ministre des affaires étrangères, de la justice et des affaires religieuses, mais aussi avec un citoyen présenté comme « gay ». Nommé Dean, cet homme de 36 ans, cité par le quotidien singapourien, a affirmé ne pas avoir le sentiment d’« être victime de discrimination » de la part de son gouvernement et de ses concitoyens. « Si les gens me demandent si je suis homosexuel, je leur dis la vérité, mais souvent, ils préfèrent ne pas savoir. » Les minorités sexuelles peuvent être rassurées : au Brunei, où l’on a failli pouvoir mourir sous un jet de pierre après avoir forniqué avec une personne du même sexe, être gay ne pose donc aucun problème : à condition d’être discret et de ne pas avouer ce que l’on ne vous a pas demandé.

Rédemption

Cela dit, les concessions, ou disons les « explications » de sa majesté viennent souligner un paradoxe typiquement brunéien : pour être en mesure de condamner à des peines de lapidation homosexuels et fornicateurs, il faut quatre témoins. La difficulté de réunir un tel quorum pour ce genre de « crimes », qui se produit rarement en place publique, fait dire aux spécialistes de Brunei que les châtiments n’auraient de toute façon pas été appliqués.

Mais que veut le sultan ? C’est bien là tout le débat. Autour du palais des murmures, on dit que sa majesté, 72 ans, après une vie bien remplie et quelque peu dissolue, songe à l’au-delà et a dû trouver qu’il était temps de penser à sa rédemption. Quoi de mieux que de faire appliquer une bonne loi islamique qui, sur le fond, ne change rien à la vie quotidienne des Brunéiens ? Et ne choque pas les quelque 79 % des disciples du prophète qui en composent la population.

Quant aux chrétiens et autres bouddhistes, qui jouissent d’une certaine liberté religieuse, à la différence de l’Arabie Saoudite, ils ne sont pas inquiets. La même journaliste du Straits Times qui tient le scoop du siècle, a pu en rencontrer les têtes d’affiche. D’abord en la personne de l’évêque catholique Cornélius Sim qui a prudemment tenu à faire savoir que « les lois islamiques existaient auparavant, même si elles n’étaient pas codifiées. Nous [les Chrétiens] vivons de longue date en harmonie avec tout le monde. » Elle s’est ensuite entretenue avec Tiah Eng Bengle, vice-président de l’association qui gère le temple chinois de la capitale : « au nouvel an chinois, on pratique encore la danse du lion. Pour nous, rien n’a changé », a expliqué le fils du ciel.

Reste maintenant à savoir si cette communication de crise sera suffisante à faire dégonfler en Occident un mouvement qui a pris une certaine ampleur et qui avait fini par donner au Brunei mauvaise réputation. Les adversaires du sultanat craignent déjà que, après avoir fait un pas en arrière, il pourrait en faire un autre. Mais dans l’autre sens.

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