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Jours tranquilles à Paris
22 mai 2019

Le film du jour : « Liberté », la nuit

liberté

On ne voit pas souvent un tel film. « Liberté », du Catalan Albert Serra, flirte avec les limites du représentable. C’est Sade appliqué à la lettre, Sade regardant notre époque. Entrez dans ce cruising sexuel : vous risquez fort d’y croiser le cinéma tout entier. Critique : Philippe Azoury et Olivier Séguret.

Nous sommes prévenus. Bien calfeutré au fond de sa calèche, elle-même cachée sous les arbres d’une forêt nocturne, le vieux duc emperruqué nous invite à la pondération : « Le libertinage est un sujet délicat. » C’est l’une des toutes premières répliques d’un film de deux heures qui ne comptera pas plus d’une dizaine de feuillets de dialogues. Et pourtant, il va nous faire tendre l’oreille, et pas queue…

Liberté est le film terriblement libre d’Albert Serra. Il donne le sentiment rare et perturbant de voir une licorne, quelque chose qui n’existait pas, qui n’avait jamais été fait et qui devait l’être. Liberté n’est pas simplement sexuel, comme le voudrait la rumeur du festival espérant bien tenir son scandale de l’année – il l’est, sexuel, mais de manière complexe et sophistiquée. Sexuel, par l’oreille autant que par l’œil, par les portes qu’il se permet d’entrouvrir en nous – pas forcément les plus douces, pas toujours les plus assumées. Il raconte ce moment d’histoire où, en 1774, chassé par Louis XVI, un groupe de libertins français fait la connaissance du duc de Walchen, dans des bois obscurs entre Berlin et Potsdam. Ceux-ci aimeraient le convertir à leur libertinage et pourraient profiter du secours canaille des nonnes d’un couvent proche…

Le film déroule donc le programme licencieux de représentants en mœurs libertines, missionnaires d’une libido baroque en terre protestante, à la cruauté sophistiquée. Et, au moment de représenter cette sexualité, Albert Serra ne se défile pas : pisse, badine, fouet, anus, sexes, cris, scatologie, orgasmes... la mise en scène de la mise en rut est le défi à la fois inévitable et choisi du film qu’Albert Serra relève avec une rigueur parfaitement honnête.

Au moment où toute une partie du cinéma contemporain a filé vers le métaphorique, il revient à un cinéma littéral. Impartial. Minimal. Au cordeau. Ici le cinéma est roi et le roi est nu.

Est-ce excitant ? Oui et non : Albert Serra nous la chatouille autant qu’il nous la coupe. L’amour qui s’épanouit en ce jardin n’est pas un paradis, à moins de confondre libertinage et liberté ; c’est aussi un jardin des supplices des uns qui font le délice des autres. Les ordres du désir viennent toujours d’en haut, même quand c’est l’aristocrate qui exige du valet qu’il le soumette. Il maintient en cela cette gêne, dont nous ne nous débarrasserons jamais, que provoquent aujourd’hui encore certains passages de Sade – et c’est cet au-delà vers lequel nous propulse Sade que le film vise, mettant par là même tout le cinéma en danger.

Projeté samedi après-midi, en milieu de festival et au cœur de la production internationale, Liberté crée un vide. À côté de lui, tout risque vite de paraître fade, artificiel. Car Serra, comme Sade, agit par soustraction, ne garde que ce qui le hante, fabrique des fétiches à partir de fragments, fait d’une clairière un vortex... Le monde – celui du XVIIIe siècle comme le nôtre, ne peut plus passer que par là, par ces dix-neuf nuits de tournage (qu’un tel film de maître ait été tourné en si peu de temps n’a pas fini de nous laisser pantois). Et, à la façon du Godard d’une certaine scène de Sauve qui peut (la vie), Albert Serra sait pertinemment que le sexe à l’écran n’est jamais qu’un surplus de mise en scène, une théâtralisation fétichisée, une mécanique fantasmatique qui passe par l’idée, la mise en bouche de l’idée, sa dictée précise, son énonciation délicate et l’application, sublime ou pathétique, de son exécution. Une mécanique autoritaire, tendue, patiente, exigeante, devant laquelle le monde se révélera, ira se défaire, s’effondrera.

Liberté d’Albert Serra.

Un certain regard.

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