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Jours tranquilles à Paris
26 mai 2019

Portrait - Theresa May : une lente descente dans l’enfer du Brexit

Par Philippe Bernard, Londres, correspondant

La première ministre britannique aura multiplié les erreurs dans la négociation de la sortie de l’UE, au point d’en retarder l’échéance, tout en braquant ses soutiens parlementaires.

« Nous vivons une époque formidable ! » Trois jours avant d’être contrainte à la démission, vendredi 24 mai, Theresa May feignait encore de croire à l’« avenir magnifique qui attend le Royaume-Uni » après le Brexit. Tentant une ultime fois de convaincre l’opinion britannique des vertus de son plan « nouveau et audacieux » pour sortir de l’Union européenne (UE), elle implorait les députés de cesser d’y faire obstruction.

Jusqu’au bout, la fille de pasteur anglican parvenue au 10 Downing Street un peu par hasard dans la panique qui a suivi le non à l’UE du 23 juin 2016, aura déconcerté tous les observateurs par sa faculté à nier la réalité.

Trois votes négatifs à Westminster ne lui ont pas suffi pour comprendre qu’il fallait tenter autre chose, expliquer aux Britanniques pourquoi la sortie de l’UE n’était pas la promenade de santé promise par certains de ses ministres. Contre l’évidence, ces derniers jours, elle a cru qu’elle pouvait arracher un vote de dernière minute sur le Brexit et empêcher ainsi la tenue des élections européennes.

En pure perte. Ce scrutin, organisé jeudi 23 mai au Royaume-Uni mais dont les résultats ne seront connus que dimanche soir, devrait se traduire par une humiliation suprême pour celle dont la vie entière semble vouée au parti conservateur : le plus faible score des tories depuis leur fondation, en 1834.

Longtemps, le fort caractère de l’ancienne ministre de l’intérieur de 62 ans, son opiniâtreté, sa bravoure dans l’adversité, sa faculté à relever la tête après chaque camouflet, ont fait illusion et forcé l’admiration. Que cette femme de tête discrètement pro-européenne ait accepté de relever le défi du Brexit après que les matamores qui l’avaient ardemment défendu – Boris Johnson et Michael Gove – eurent déserté, renforçait l’image de « Theresa-Mère Courage ».

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Impossibilité de la tâche

Mais, en trois années de pouvoir, la dirigeante s’est révélée être non seulement aveugle face à la réalité, mais bornée, incapable d’écouter, dénuée de la moindre conviction à propos de l’UE et agissant sans cesse à contretemps. Comme si la ténacité masquait l’étroitesse de vue, comme si le sens du devoir cachait de la vanité, et la résilience un entêtement solitaire.

Le résultat est là, désastreux, d’abord pour le Royaume-Uni, mais aussi pour tout le continent : la fracture ouverte par le référendum sur le Brexit s’est infectée, libérant de forts relents nationalistes et xénophobes. L’incapacité à mettre en œuvre le divorce avec l’UE nourrit le dégoût de la politique, le mépris des politiciens et le retour de l’extrême droite.

L’incertitude sur le maintien d’un espace sans frontières avec les vingt-sept Etats de l’UE pèse sur les investissements et le moral des ménages, et menace l’emploi. Le système politique, lui, est sous tension tant s’est aggravée la contradiction entre la souveraineté populaire – le référendum – et la séculaire démocratie parlementaire britannique.

Quant à l’antique tradition bipartisane, liée à l’élection des députés à un seul tour de scrutin, elle est en passe d’imploser car le Brexit a sapé la confiance tant dans les tories que dans le Labour. Les premiers, traditionnellement ouverts, se sont transformés, sous l’influence de Theresa May, en partie du Brexit aussi, voire du nationalisme anglais, mais ils se sont révélés incapables de mettre en œuvre la rupture avec l’UE. Le Parti travailliste, lui, déboussole et aliène ses partisans en ne choisissant aucun camp dans le débat le plus décisif que le pays a connu depuis 1945.

Aurait-il pu en être autrement ? La réponse renvoie à l’impossibilité de la tâche : négocier un « bon Brexit » alors que la sortie de l’UE ne peut pas être, au moins à court terme, « gagnante » pour le Royaume-Uni. Elle conduit aussi à rappeler l’incessante guerre interne qu’a livrée à la première ministre un certain Boris Johnson. Aujourd’hui favori pour lui succéder, l’ancien ministre des affaires étrangères a qualifié le plan Brexit de Theresa May de « grosse crotte ». Présentée par elle comme « fort et stable », son gouvernement n’a pas cessé, il est vrai, d’être une pétaudière.

« Faible et brouillonne »

Impossible d’évacuer la part prise par la personnalité de Theresa May dans le tour dramatique pris par les événements. Ivan Rogers a démissionné de son poste de représentant de Londres auprès de l’UE en dénonçant sa « pensée confuse », sa difficulté à entendre les vérités qui dérangent et à écouter le point de vue des continentaux.

« Theresa May se devait d’affirmer sa détermination à mettre en œuvre le Brexit, mais elle devait aussi expliquer à l’opinion les choix difficiles à faire, a déclaré au Monde M. Rogers. Or, à chaque étape, elle s’est montrée incapable de les défendre, même lorsque cela aurait été possible. Le résultat est désastreux. »

Lorsqu’elle arrive au pouvoir, sans la moindre élection (elle a été nommée leader du Parti conservateur après le retrait des autres candidats), Theresa May bénéficie d’un état de grâce. A l’automne 2016, 54 % des Britanniques et 87 % des conservateurs la considèrent favorablement. Mais, alors que le résultat du référendum était serré (51,9 % pour le Brexit), et la question posée vague, elle adopte une ligne dure, comme si tous les Britanniques avaient choisi de rompre radicalement avec le continent.

Elle finira par abandonner la phrase creuse – « Brexit veut dire Brexit » qu’elle répète alors à l’envi. Mais elle lui substitue des formules tout aussi floues – « Brexit fluide et méthodique », « nouveau partenariat positif et constructif », « accord de libre-échange ambitieux et global », qu’elle ressert imperturbablement, quelle que soit la question qu’on lui pose.

Theresa May devient « Maybot », contraction entre son nom et le mot « robot ». « Ce sobriquet résume son style maladroit, indifférent, et sa profonde médiocrité, assène John Crace, chroniqueur au Guardian et inventeur de la formule. Loin d’être un chef de file fort, elle s’est révélée faible et brouillonne. »

Très vite, elle commet des erreurs qui seront fatales au fil des mois : au congrès du Parti conservateur d’octobre 2016 puis dans son discours de Lancaster House prononcé en janvier 2017 devant des ambassadeurs européens médusés, elle fixe des lignes rouges – sortie du marché unique et de l’union douanière – qui lui lieront les mains, avant qu’elle ne soit contrainte de les assouplir. Elle affirme aussi qu’« une sortie sans accord vaut mieux qu’un mauvais accord ». La menace sera brandie réellement deux ans plus tard, pour tenter de forcer la main des députés rétifs.

Vaine bataille parlementaire

Le 29 mars 2017, sans avoir d’objectif clair sur le type de relation souhaité dans l’avenir avec l’UE, elle active l’article 50 du traité de Lisbonne, celui encadrant la sortie d’un Etat membre. Son geste inconsidéré déclenche un compte à rebours de deux ans pour la conclusion du divorce et donne de fait la main à Bruxelles.

La féroce et vaine bataille parlementaire pour faire ratifier l’accord finalement signé avec l’UE en novembre 2018 a fait oublier qu’à l’origine Theresa May pensait gérer seule la mise en œuvre du Brexit. Il a fallu un recours en justice et un arrêt de la Cour suprême, en janvier 2017, pour que les députés s’en emparent. Lourde erreur d’appréciation pour une députée élue depuis plus de vingt ans dans un pays où le Parlement est le cœur battant de la vie politique.

Mais sa bourde magistrale restera la décision surprise d’organiser des élections anticipées en juin 2017. Comptant renforcer sa majorité, Theresa May la perd après une campagne où s’étalent son manque de charisme et ses formules creuses. La voilà otage du petit Parti démocratique unioniste (DUP) nord-irlandais dont les dix députés, intégristes du Brexit, servent d’appoint aux tories dans les votes.

Elle qui n’a absolument pas anticipé le fait que l’Irlande serait au cœur des négociations avec Bruxelles se fait imposer par Michel Barnier, chef des négociateurs de l’UE, un « phasage » des discussions qui va la coincer. Les futures relations commerciales, dossier central pour Londres, ne seront discutées que lorsque seront soldés trois chapitres fondamentaux pour l’UE : le règlement financier du Brexit, le statut des expatriés et la frontière irlandaise. Bruxelles s’inquiète de ses prétentions, de son refrain sur les « succès du Brexit » et est exaspéré par son incapacité à articuler des propositions.

Lors de sommets européens cruciaux, Theresa May apparaît faisant le pied de grue, esseulée, au milieu de ses homologues. La première ministre croit s’en sortir en acceptant une clause dite de « backstop » (« filet de sécurité »), qui garantit le non-retour de la frontière irlandaise mais rend furieux ses alliés du DUP. Mais son « plan de Chequers » du 6 juillet 2018, usine à gaz qui marque de nouvelles concessions, est un flop. Il est inacceptable pour l’UE car il remet en cause l’unité du marché unique. Le chef de la diplomatie, Boris Johnson, choisit ce moment pour démissionner. Par la suite, il torpillera Theresa May ouvertement de l’extérieur.

Trop peu, trop tard. La première ministre fait des concessions, mais sans les expliquer au public et à contretemps. Le 25 novembre 2018, elle signe à Bruxelles l’accord tant attendu sur le Brexit avec l’UE. Ce devrait être une consécration. C’est une catastrophe. Le parti conservateur ne la suit pas : les europhobes crient à la trahison tandis que les pro-européens préféreraient rester dans l’UE. « C’est mon deal ou le chaos », leur rétorque-t-elle en substance. La suite ressemble à un chemin de croix.

A trois reprises, elle tente de faire avaler sa potion aux députés récalcitrants. Rien n’y fait. Ni la menace d’un « no deal » catastrophique pour l’économie, ni l’approche de la date butoir du 29 mars 2019, deux ans après le début des négociations, ni l’humiliation d’avoir à organiser des élections européennes, ni même la promesse de son propre départ à la condition que le vote soit acquis.

« Tuyau percé »

Quand survient le fameux 29 mars, une date qu’elle n’a cessé de présenter comme gravée dans le marbre du Brexit, la messe est dite. Elle est contrainte de solliciter un report. Son autorité déjà faible s’étiole encore. Elle n’est plus que la « chef de file qui n’en a que le nom » (« leader in name only ») brocardée par John Crace à longueur de colonnes. Dans le Times, l’éditorialiste Matthew Parris a pu la qualifier de « tuyau percé » tandis que George Osborne, ancien ministre des finances remercié par Theresa May et devenu rédacteur en chef de l’Evening Standard, a osé la traiter de « cadavre ambulant ».

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Jusqu’au dernier jour, la première ministre agit comme si elle était investie d’une mission sacrée. Son éternelle procrastination, son manque de pédagogie donnent l’impression qu’elle ne peut accomplir son dessein que par des subterfuges.

En avril, alors qu’elle a perdu toute autorité, elle se décide à ouvrir des pourparlers avec Jeremy Corbyn, le chef du Labour. Trop tard encore. Chacun s’y accorde : si elle avait accompli ce geste au début de son mandat, comme aurait dû l’y conduire le résultat du référendum, elle aurait conclu un accord et le pays serait sorti depuis des mois de l’UE. Même sentiment de gâchis lorsque, à bout de souffle, le 21 mai, elle promet un vote parlementaire sur un possible deuxième référendum qu’elle repoussait.

« Elle a réussi l’impossible : plus elle parle, plus ses partisans la lâchent. Elle est parvenue à rendre encore pire une situation déjà terrible », s’amuse Matt Chorley dans le Times. Comme si la femme de devoir était devenue femme de sacrifice. De fait, l’accord qu’elle a laborieusement négocié avec les Vingt-Sept est probablement mort. Elle a déclenché elle-même la plupart des dégâts qu’elle a commis.

L’histoire retiendra ses trois années de pouvoir comme le moment où les tories se sont enfermés dans la rhétorique antieuropéenne et où l’isolement du pays s’est approfondi. Il est peu probable que Theresa May entre au panthéon des grands premiers ministres britanniques.

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