Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Jours tranquilles à Paris
7 juin 2019

Critique - Dora Maar, bien plus qu’une muse

Par Harry Bellet, Claire Guillot

Au Centre Pompidou, une grande rétrospective dévoile toutes les facettes de l’artiste, photographe surréaliste et peintre, au-delà de sa liaison avec Picasso.

La rencontre décisive entre Dora Maar et Pablo Picasso, racontée par l’historien Pierre Cabanne, a tout d’une scène de cinéma : aux Deux Magots, en 1936, la jeune femme brune sort son canif, et joue à piquer la table entre les doigts de sa main. Elle va vite, le sang coule. Subjugué, le peintre va jusqu’à récupérer les gants ensanglantés qu’il exposera dans une vitrine de son atelier.

La passion fougueuse entre la photographe farouche et le peintre espagnol a fait de Dora Maar (1907-1997) une figure légendaire. Elle l’a aussi enfermée dans un rôle bien trop étroit pour elle : celui de « la Femme qui pleure », la muse tragique aux ongles rouges qui a inspiré nombre de tableaux avant d’être abandonnée par le peintre et de finir sa vie recluse et mystique.

Dora Maar était pourtant une artiste reconnue bien avant leur liaison. Dans une grande rétrospective élaborée avec le Getty Museum de Los Angeles, le Centre Pompidou réunit près de 430 œuvres et documents qui retracent les multiples facettes de l’artiste : ses montages surréalistes remarquables, ses images de mode, ses photos de rue, son engagement politique et sa peinture, en grande partie inédite. La tâche n’a pas été simple pour les chercheurs. Le fonds a été dispersé aux enchères après la mort de Dora Maar et près de 80 prêteurs ont dû être sollicités.

dora33

DORA MAAR SE DISTINGUE PAR SA TECHNIQUE SOLIDE, APPRISE À L’UNION CENTRALE DES ARTS DÉCORATIFS DE PARIS

Dès le début du long parcours chronologique, c’est une autre Dora Maar qui s’impose. Elle est cette figure moderne et indépendante qui inspire à Henri-Georges Clouzot son film Quai des Orfèvres en 1942. Dora Markovitch a juste 23 ans quand elle publie sa première photo. Elle ouvre son studio avec le décorateur de cinéma Pierre Kefer, signant d’abord à deux, puis seule, des publicités, des photos de mode et d’architecture, des nus.

Si toutes ses photos commerciales ne sont pas passionnantes – un peu trop de fers à friser – elle donne déjà à certaines une étrangeté toute surréaliste. Le corps de la mannequin Assia se dédouble dans des proportions démesurées, presque monstrueuses. Une publicité pour une crème antirides, associant une toile d’araignée au beau visage de son amie Nusch Eluard, se fait vanité.

Rencontre fondatrice et destructrice

Dora Maar se distingue par sa technique solide, apprise à l’Union centrale des arts décoratifs de Paris. Mais aussi par un style affirmé, très noir : elle cultive le songe, manie les rapprochements inattendus, cherche l’inquiétude dans le quotidien… Dans ses photos prises dans la rue dans les années 1930, elle prête vie aux mannequins des vitrines, cache un fantôme dans le pli d’une robe.

L’exposition insiste sur l’engagement politique très à gauche de Dora Maar, qui fit partie du groupe Octobre, troupe de théâtre d’agit-prop fondée par les frères Prévert. Elle participa aussi à Contre-Attaque, groupe d’artistes révolutionnaires, dont elle rédigera le premier manifeste. Mais même ses photos « sociales » très réussies, prises en Espagne, à Londres et dans la « Zone » à Paris, vont au-delà de la dénonciation de la misère et de la solidarité avec les démunis. Elle cherche les corps hors normes ou difformes, les regards vides ou détournés – aveugles, dormeurs, enfants aux yeux fermés – ou les inscriptions qui ouvrent sur l’inconscient de l’image.

Pour les surréalistes, fréquentés dès 1933, Dora Maar fut un membre à part entière et non une muse : proche du couple Breton et surtout du poète Paul Eluard, elle publie ses images dans les revues surréalistes comme Minotaure.

« C’est la seule photographe à avoir montré ses œuvres dans six grandes expositions internationales du surréalisme dans les années 1930 », souligne Karolina Ziebinska-Lewandowska, commissaire de l’exposition avec Damarice Amao. Elle y expose son Portrait d’Ubu, devenu une icône du surréalisme, monstre à la fois rondouillard et griffu composé à partir d’un fœtus de tatou.

Mais Dora Maar est surtout la reine du photomontage, mariant les images en virtuose pour créer des mondes hantés et pourtant réalistes : pour Le Simulateur (1935), elle renverse une photo de l’Orangerie de Versailles et y incruste la photo d’un enfant prise à Barcelone, le corps et le monument tournoyant dans un même cauchemar. Elle mêle parfois érotisme, voyeurisme et rituels étranges, dans un écho à l’œuvre de Georges Bataille, avec lequel elle eut une liaison.

DORA MAAR EST SURTOUT LA REINE DU PHOTOMONTAGE, MARIANT LES IMAGES EN VIRTUOSE POUR CRÉER DES MONDES HANTÉS ET POURTANT RÉALISTES

La rencontre avec Picasso, en 1936, est pour Dora Maar à la fois fondatrice et destructrice. Tout à leur souci (louable) de sortir l’artiste de l’ombre du peintre, les commissaires ont malheureusement limité le chapitre consacré à leur intense collaboration.

Dora Maar photographie Picasso, lui souffle des idées, le pousse à s’engager en politique. Lui la peint comme une figure tourmentée. Leur grande œuvre est Guernica, l’immense peinture dont Dora Maar va photographier toutes les étapes – ici seulement présentée sous forme de projection.

Débuts sous influence

La photo, bientôt, fait place à la peinture, qu’elle avait étudiée dès 1927 avec le peintre André Lhote. Ses débuts, clairement sous influence de Picasso, sont déroutants : dans un portrait daté de 1936, les yeux exorbités, le nez en patate, les lèvres en arc d’Eros, on pourrait penser qu’elle a esquissé une fusion de leurs deux visages. Elle signe la tête d’une femme de profil, avec une fleur qui tend ses pétales vers une lampe. L’œuvre, datée du 15 juillet 1937, n’a guère laissé de trace dans l’histoire de l’art, sauf à se souvenir que c’est Dora Maar qui aurait inspiré à Picasso l’image de la femme tenant une lampe figurant au centre de Guernica.

L’ARTISTE PLONGE DANS LA PEINTURE COMME DANS LA RELIGION, S’ASTREIGNANT CHAQUE JOUR À LA PRIÈRE ET AU PINCEAU

La guerre venue, les tableaux sont plus sombres. La dépression et l’hospitalisation qui suivent sa rupture avec Picasso en 1943 y sont sans doute pour quelque chose. Au moins doit-on lui reconnaître qu’ils ne doivent rien à personne, sauf peut-être à un vague souvenir d’André Marchand (1907-1997), un temps la vedette de la jeune peinture française d’après-guerre. Dora Maar les expose un peu, dans les années 1950, à la galerie Jeanne Bucher puis à la galerie Vendôme, chez Berggruen en 1957, à Londres, et y tient assez pour refuser de montrer autre chose : oubliées, ses photographies.

Puis, Picasso lui offre, peut-être pour mieux l’éloigner, une maison en Provence, à Ménerbes (Vaucluse). L’artiste plonge dans la peinture comme dans la religion, s’astreignant chaque jour à la prière et au pinceau, dans la même quête méditative. Vient là une série de paysages, originaux, mais qui eux non plus ne feront pas date, si on les sépare de son travail photographique.

C’est à ce stade de la visite que l’on découvre un des plus beaux moments de l’exposition : des petits formats, œuvres sur papier qui font lointainement penser aux paysages imaginaires de Victor Hugo, une forme de paysagisme abstrait qui mêle la peinture et la photo. Là, Dora Maar n’est plus un peintre banal, là, Dora Maar n’est plus une des nombreuses « ex » de Picasso. Là, Dora Maar est.

Rétrospective Dora Maar. Au Centre Pompidou, à Paris (4e). Jusqu’au 29 juillet, de 11 heures à 21 heures. centrepompidou.fr

Publicité
Commentaires
Publicité