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Jours tranquilles à Paris
23 juillet 2019

Leni Riefenstahl, fondu au noir sur le IIIe Reich

leni

Riefenstahl vers 1935. Photo Rue des archives. Everett

Elle a filmé l’Allemagne de Hitler sous tous les angles. L’héritage cinématographique de Leni Riefenstahl suscite autant la fascination que l’effroi, tant la réalisatrice excellait dans l’esthétique et la glorification du régime. Jamais condamnée pour ses activités durant la guerre, elle laissera toujours planer le doute sur son adhésion au projet nazi.

Leni Riefenstahl, fondu au noir sur le IIIe Reich

«Dans la Lumière bleue, j’ai joué le rôle de Junta, qui est une sorte de sorcière. C’est comme une prémonition de ma propre vie. Junta fut aimée et haïe. C’est pareil pour moi. J’ai été aimée et haïe. Et de la même manière que Junta a perdu son idéal à travers le bris du cristal, j’ai perdu mon idéal après cette horrible guerre.» (1) Leni Riefenstahl était une femme méticuleuse. Tout ce qu’elle a entrepris dans sa très longue existence - 101 ans - a fait l’objet d’un soin infini. Il y eut d’abord la danse. Ensuite le cinéma. Puis la photographie. Elle excella dans ces trois domaines. Précisément parce qu’elle était laborieuse, attentive au moindre détail et opiniâtre. Il n’est donc pas surprenant qu’elle ait consacré près de cinquante ans et une énergie folle à ce qui fut, au fond, l’œuvre de sa vie : entretenir sa légende à grand coup de polish. Mais on n’efface pas aisément un tel passé. Comment rebondir dans la vie lorsqu’on a été la propagandiste vidéo du IIIe Reich et que la guerre est terminée ?

«Diriez-vous que la beauté est fasciste ?»

Star damnée, Leni Riefenstahl a partiellement raté sa reconversion. Elle est restée «la cinéaste de Hitler», l’égérie des nazis, la réalisatrice du film le Triomphe de la volonté (1935). Une artiste ayant mis son talent au service du régime national-socialiste. Après la guerre, elle a échappé aux sanctions. Mais pas à l’opprobre.

Pourtant, elle s’est efforcée de maintenir sa version jusqu’au bout : elle n’était pas nazie, elle était une artiste. «La laideur, la misère, le pathologique me répugnent. Direz-vous que la beauté est fasciste ?» crânait-elle en 1980 face à un journaliste du journal le Monde.

Elle-même était très élégante, soignée mais sans ostentation, altière et un brin charmeuse. Voire charmante. Jusqu’au moment où un journal la qualifiait de nazie, où un biographe évoquait ses liens avec l’élite du IIIe Reich ; alors elle allait en justice - elle a gagné ainsi plusieurs procès en diffamation. Dans le même temps, pendant plus de cinquante ans elle a répété : «Je n’ai jamais été national-socialiste. J’admirais Hitler, voilà tout.» Avec un extraordinaire aplomb. Leni Riefenstahl ne semblait rien regretter.

Lors des enquêtes en dénazification, elle s’en est tenue à une ligne de défense très claire, avec trois arguments. 1) Je suis une artiste or l’art échappe à la politique. 2) Si on me condamne, que faire d’Eisenstein ? 3) J’étais extérieure au régime, je n’appartenais pas au parti nazi et Goebbels (ministre de la Propagande) me détestait. Lorsque le documentariste allemand Ray Müller, dans Leni Riefenstahl, le pouvoir des images (1993), l’interroge sur ce point - car il s’avère que Goebbels parle d’elle à plusieurs reprises dans son Journal, en des termes relativement positifs -, elle se lève, se fâche tout rouge, et conclut : «Goebbels était le roi du mensonge.»

Ce que l’on sait : Helene Bertha Amalie, dite «Leni» Riefenstahl, est née à Berlin le 22 août 1902, d’un père industriel et d’une mère sans profession. Elle fait de la gymnastique, de la natation, et surtout de la danse ; douée, elle devient soliste au Deutsches Theater de Berlin. Mais sa carrière s’interrompt en 1924 lorsqu’elle se blesse au genou. Cette blessure changera sa vie. «J’attendais un train, raconte-t-elle à Ray Müller. Je devais aller chez le docteur car je m’étais blessé le genou et ne pouvais pas danser. J’étais impatiente parce que le train était en retard. Alors que je m’apprêtais à monter à bord, j’avisai une affiche, la Montagne du destin, avec un alpiniste escaladant un gouffre. Fascinée, je ratai mon train. […] Oubliant le médecin, je suis allée au cinéma.» Elle devient actrice de «films de montagne», genre cinématographique dans lequel les Allemands excellent - avec la montagne comme décor monumental de drames intimes, idéal romantique et mystique. Enthousiaste, bosseuse, téméraire, elle fonde sa société de production et tourne son premier film, la Lumière bleue (1932), dans lequel elle joue le rôle principal. La fameuse Junta à laquelle elle aimait tant s’identifier.

Perfection formelle et dictateur messianique

Si Leni Riefenstahl s’est toujours défendue de faire de la politique - son argument en or massif -, elle assista à son premier meeting en février 1932. Adolf Hitler s’exprimait au Sportpalast de Berlin. Elle décrit l’effet que lui produit alors le futur dictateur. Son vocabulaire est mystique, son état entre l’hypnose et l’orgasme. «Je me sentis submergée de façon ahurissante par une vision apocalyptique qui ne me quitterait jamais plus : j’eus l’impression très physique que la terre s’ouvrait devant moi comme une orange soudain fendue par son milieu et dont jaillirait un jet d’eau immense, si puissant et si violent qu’il atteindrait le sommet du ciel et que la Terre en serait secouée dans ses fondements.» Extatique, elle adresse à Hitler une lettre enthousiaste et, à sa grande joie, ce dernier lui répond. Une belle «amitié» commence. Elle durera plusieurs années.

Cette relation fait décoller définitivement sa carrière : en août 1934, Adolf Hitler devenu chancelier la sollicite afin de filmer le congrès du parti nazi à Nuremberg. Elle en sortira un film intitulé le Triomphe de la volonté. Tout y est : l’esthétique fascisante, la perfection formelle, le mouvement ordonné des foules, les corps à l’œuvre, le dictateur messianique.

Beaucoup de nos représentations visuelles du nazisme nous viennent de Leni Riefenstahl. Et pourtant, estime l’historien Johann Chapoutot (2), ses films n’ont pas une grande valeur documentaire. Le pouvoir n’y est pas mis à nu ; il est mis en scène : «Quand on connaît le fonctionnement concret de l’appareil nazi, contrairement à ce que montre Riefenstahl, c’est un bazar sans nom, opaque, concurrentiel, désorganisé, corrompu.» Les Dieux du stade (1938), son film sur les Jeux olympiques de Berlin en 1936, est d’une grande virtuosité technique. A-t-on jamais filmé le sport ainsi ? Elle y célèbre surtout, formule le documentariste Jérôme Prieur dans les Jeux de Hitler, Berlin 1936 (2016), «le corps en pleine vigueur, la beauté des apparences, l’hygiène de la race sportive». C’est une débauche de moyens. Riefenstahl est accompagnée d’une équipe de 300 personnes, le film va coûter 2 millions de reichsmarks, soit quatre fois le budget d’un film de l’époque. Et tout cela est financé par le régime. En somme, Hitler a permis à Riefenstahl de réaliser son rêve d’artiste : des moyens illimités afin de déployer son art. Pour le reste… Elle regarde ailleurs.

Durant la guerre, elle s’attelle à un film, Tiefland, qui ne sortira qu’en 1954. Mais voilà que le conflit se termine. Réfugiée dans son chalet du Tyrol, elle y est arrêtée en 1945. Son «procès» en dénazification, en zone d’Occupation française - le terme de procès est impropre puisqu’il s’agit d’une procédure administrative et non judiciaire -, peut commencer. Les anciens nazis sont classés en plusieurs catégories, parmi lesquelles on trouve les suivistes - les mitläufer - ou bien les personnes «exonérées». Ces deux catégories excluent les personnes «non concernées», c’est-à-dire étrangères à la dénazification, tels les opposants avérés ou victimes du régime. On sera donc surpris d’apprendre qu’un premier jugement de la chambre de dénazification la considère comme «non concernée». Le gouvernement militaire conteste cette décision et fait appel. Le cas est réexaminé à Fribourg, la chambre confirme sa décision. Fait rare, le gouvernement militaire fait une nouvelle fois appel.

Un troisième examen du cas Riefenstahl a lieu en décembre 1949 : c’est ainsi qu’elle est finalement classée comme mitlaüferin, «suiviste». Face aux autorités d’épuration, elle accumule les mensonges. Affirme qu’elle n’a pas bénéficié d’avantages financiers. Qu’elle n’avait pas de rapport particulier avec Hitler. Elle évoque une grave maladie l’obligeant à séjourner en montagne (elle qui faisait de la plongée sous-marine à 90 ans). Enfin, elle assène ses deux arguments massue : elle n’avait pas sa carte du parti et elle est une artiste. «Elle a réussi un sacré tour de passe-passe, commente Johann Chapoutot. Comme Albert Speer, elle a dit, en somme : "J’étais une artiste, je n’ai rien vu, je n’ai pas compris", et elle a maintenu cette version jusqu’à la fin.»

Un 100e anniversaire en grande pompe

Si l’institution l’a dédouanée, l’opinion ne l’a pas oubliée. Leni Riefenstahl sera écartée du milieu du cinéma. Comme ses collègues ? Pas vraiment. «Si elle fait partie de ceux qui ont profité du national-socialisme pour faire carrière, elle s’en est nettement moins bien sortie que d’autres, dit la journaliste Géraldine Schwarz, auteure du livre les Amnésiques (Flammarion, 2017). L’acteur nazi Gustaf Gründgens, par exemple, a dirigé le Schauspielhaus de Hambourg, de 1955 à 1963. Et Veit Harlan, réalisateur du Juif Süss [film de propagande antisémite sorti en 1940, ndlr] a continué sa carrière dans les années 50.»

Riefenstahl, elle, photographie des Noubas, populations africaines des monts Nouba, au Soudan, s’intéresse aux fonds sous-marins, fait de la plongée, donne des interviews et nie tout en bloc. Cela lui prendra cinquante ans. La pestiférée finira par fêter ses 100 ans en grande pompe à Munich, en compagnie de nombreux invités - dont les magiciens germano-américains Siegfried et Roy. Un an avant que Roy ne manque de se faire croquer la tête sur scène par l’un de ses tigres. Un an avant la mort de Leni Riefenstahl, le 8 septembre 2003 à Munich. Elle regretta beaucoup l’échec de son film Tiefland, commencé dans les années 30. Mais elle s’épancha moins sur le sort de la cinquantaine de figurants roms et sintis recrutés dans un camp nazi près de Salzbourg pour les besoins du film. Renvoyés en camp de concentration aussitôt après le tournage, la moitié d’entre eux y ont péri.

(1) Leni Riefenstahl, le pouvoir des images (1993), de Ray Müller. (2) La Loi du sang. Penser et agir en nazi, de Johann Chapoutot, Gallimard, 2014.

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