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Jours tranquilles à Paris
28 juillet 2019

Pourquoi la vente de sex-toys explose au Japon

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Au Japon, l’usage des sex-toys est en pleine expansion. S’il témoigne d’une reconnaissance du plaisir féminin, il est aussi l’indice d'une sexualité nipponne en berne. Rencontre à Tokyo avec des acteurs majeurs du secteur.

Dans les années 1980, le sex-toy japonais était ce drôle d'appareil de massage pour la nuque vendu au rayon électroménager des grands magasins, planqué entre les sèche-cheveux et les humidificateurs d'air. Officiellement, tout le monde connaissait son usage et savait qu'il n'était pas destiné à être manipulé sur le cou, mais les apparences étaient sauves, la discrétion assurée dans ce packaging qui ne laissait rien transparaître de sa fonction réelle. Le marché du sex-toy, c'était aussi quelques produits importés d'Europe ou des Etats-Unis, disponibles en magasins spécialisés. Mais là non plus, le succès n'était pas au rendez-vous. Qualifiés de grotesques, ces vibromasseurs venus d'ailleurs, surdimensionnés et aux couleurs flashy, avaient la réputation d'être peu confortables et désagréables, voire douloureux. Et puis, il y avait la honte de les acheter, la crainte de passer en caisse avec ça dans son panier. "A l'époque, c'était tabou. Les sex-toys représentaient un secteur de niche complètement underground", se souvient Sanae Takahashi, 57 ans, prêtresse du monde du jouet pour adultes au Japon.

Nous sommes à Akihabara, en plein cœur du "quartier électrique de Tokyo". Surnommé ainsi pour l'étourdissant choix de grands magasins dédiés au matériel électronique et informatique que l'on y trouve, c'est le lieu de la culture geek par excellence, avec des jeux vidéo à foison et des cafés où de jeunes femmes habillées en poupées mangas affirment être nées sur une autre planète. C'est au milieu de cette frénésie assourdissante, des enseignes clinquantes et des hordes de touristes surexcités que trône le Love Merci, un magasin de cinq étages exclusivement réservé aux sex-toys. Dans les rayons, plus de 10 000 références sont présentées. Tout est décliné, du vibromasseur aux vulves pénétrables, en passant par le cosplay, les poupées en silicone, les plaisirs fétiches, les coussins troués, les plugs anaux, les poitrines en latex.

Cette boutique est la vitrine de la célèbre marque fondée par Sanae Takahashi, et c'est ici que se trouvent les bureaux de l'entreprise. Son téléphone rose bonbon vissé à l'oreille, la patronne, toute de noir vêtue, entre dans son bureau d'un pas décidé. Du haut de sa tour, elle est incontestablement la maîtresse des lieux et le staff lui obéit au doigt et à l'œil. Elle court, Sanae Takahashi, sept jours sur sept. Le mot "vacances", elle ne connaît pas. Sitôt posé sur la table, le portable sonne à nouveau. En quelques minutes, elle valide la confection de plusieurs milliers de sex-toys pendant qu'un de ses employés pose un jus d'orange avec une paille devant elle. Sa force de caractère et son assurance apparentes n'ont d'égal que la gentillesse qui émane d'elle.

Un vibromasseur conçu à partir d'une étude pointue du corps des femmes

Sanae Takahashi est celle qui a inventé, entre autres, deux sex-toys féminins que l'on trouve aujourd'hui dans un nombre incalculable de magasins et de love hotels au Japon, le Fairy et l'Orgaster. Un stimulateur clitoridien et un vibromasseur conçus il y a une quinzaine d'années et qui ont révolutionné l'approche réservée au plaisir féminin au Japon. Ils sont aujourd'hui toujours aussi plébiscités.

"Quand je me suis lancée dans le sex-toy, il y a trente ans, il n'était pas aussi démocratisé. C'était un milieu dominé par les hommes, j'ai dû faire ma place et cela n'a pas été facile", sourit-elle. Alors salariée d'une entreprise qui conçoit des jouets pour enfants, elle perd son emploi, "délocalisé en Chine où les frais de production étaient moins élevés". Elle réfléchit à un "moyen de gagner de l'argent" avec son savoir-faire. Un soir, alors qu'elle boit des verres avec un ami gynécologue, elle imagine un vibromasseur conçu à partir d'une étude pointue du corps des femmes. Elle s'associe avec un ami et peaufine ses modèles. Faire accepter l'objet n'était pas gagné puisque l'on ne parlait pas de plaisir sexuel à l'époque, encore moins de celui des femmes. Il faut replacer l'objet dans son contexte : pour la gent féminine japonaise, faire l'amour, c'était avant tout satisfaire son partenaire.

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"Il faut garder en tête qu'acheter des sex-toys reste une source de honte pour de nombreuses femmes"

Dans les derniers produits à l'étude dans le labo de Sanae Takahashi, "un vibromasseur qui sera fixé à une ceinture afin de pouvoir l'utiliser sans les mains" et un stimulateur clitoridien qu'elle promet "révolutionnaire". Son business n'oublie pas les hommes puisque la marque fut aussi pionnière dans le marché des vulves pénétrables. Malgré la notoriété de sa gamme pour femmes et la présence d'un staff à 50 % féminin dans le magasin, elle n'oublie pas que 80 % des clients du Love Merci restent des hommes, qui n'aiment pas être dérangés lorsqu'ils font leurs emplettes, "deux étages sont à la disposition des messieurs et interdits d'accès aux femmes".

La masturbation resterait malgré tout l'affaire des hommes dans ce pays classé 110e sur 149 par le Forum économique mondial en matière d'égalité des sexes. "Pour les femmes de ma génération, le plaisir sexuel reste un tabou insurmontable, assène Sanae Takahashi, devenue malgré elle une figure de cette révolution du sex-toy japonais. Mais pour les jeunes générations, les verrous sautent. Le fait de pouvoir acheter en ligne a modifié les comportements et changé les pratiques. On l'observe dans le magasin : les clients viennent majoritairement pour regarder. Ils jettent un œil, puis rentrent chez eux et commandent via internet." Elle ajoute : "Si les mentalités évoluent, il faut garder en tête qu'acheter des sex-toys reste une source de honte pour de nombreuses femmes, même aujourd'hui."

Un constat également dressé par Minori Kitahara, qui a ouvert le tout premier sex-shop du Japon en 1996. Un lieu qu'elle voulait conçu pour et par des filles, "le premier et seul sex-shop féministe du pays". Après des études supérieures où elle s'intéresse à l'éducation sexuelle, l'égalité des genres mais aussi à l'économie, elle s'interroge sur le rôle de la femme dans la société japonaise. Lorsqu'elle quitte l'université, elle se met à écrire pour un média et découvre "tout ce qui pouvait exister hors du Japon en matière de lutte pour les droits des femmes mais aussi d'épanouissement sexuel. Si le féminisme existe au Japon depuis plus de cent cinquante ans, il est différent de ce qui peut se faire hors de l'archipel."

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Le sex-toy comme symbole d'affirmation de soi

Elle lance son affaire "dans une démarche militante. J'ai vu ce type de sex-shops à New York, et je m'en suis inspirée." Avec Love Piece Club, elle offre un espace unique à de nombreuses clientes. Elle invente également quelques modèles de sex-toys plus adaptés "que les gros pénis ou les vibromasseurs en forme de dauphins. Il fallait de nouveaux produits, avec lesquels les femmes auraient du plaisir et se sentiraient bien et en sécurité en les utilisant. Aujourd'hui, on vend surtout des vibromasseurs, des lotions : on a aussi une réflexion plus poussée sur le corps et on parle un peu plus facilement d'orgasme par exemple."

Minori Kitahara est sans doute l'une des figures féministes majeures du pays aujourd'hui. Elle est l'une des instigatrices des Flower Demo, ces manifestations qui brisent le silence à propos des violences sexuelles et exigent une révision du Code pénal pour une meilleure reconnaissance des victimes. Pour elle, le sex-toy est un symbole d'affirmation de soi, mais son succès particulièrement écrasant est aussi révélateur d'un mal-être, "celui de l'écart qui ne cesse de se creuser entre les hommes et les femmes de ce pays. Il y a un véritable problème de communication entre les sexes : à Tokyo, les hommes passent l'essentiel de leur temps avec leurs collègues ou dans leurs entreprises, les femmes font leur vie de leur côté, ils ne partagent rien. C'est d'une tristesse…"

Sanae Takahashi partage ce point de vue alarmant : "La situation ne va faire qu'empirer. Les jeunes gens sont captifs de leurs écrans, ne se rencontrent plus, essaient de se satisfaire autrement. Nos ventes n'augmentent pas forcément mais il y a toujours de nouvelles variétés, des références inédites." La quête de plaisir se fait volontiers seul.

Les filles d'un côté, les garçons de l'autre. Des étages de magasins réservés aux hommes ou encore ce bar conçu uniquement pour les femmes, le Vibe Bar Wild One. Direction le quartier des oiseaux de nuit, Shibuya. Pensé comme un parc à thème du plaisir féminin, ce showroom est une sorte de galerie du sexe très kitsch où les hommes sont admis, à condition d'être accompagnés. Derrière la porte noire capitonnée, une installation en forme de vulve fait office d'entrée. Sur les murs de l'établissement, des reproductions de shunga, ces célèbres estampes érotiques.

Du mobilier jusqu'aux toilettes, des objets artistiques représentent le sexe, avec un goût plus ou moins sûr. Sur les étagères, 350 sex-toys sont disposés. Le bar est une sorte de sex-shop déguisé où l'on vient regarder, manipuler les objets (avec les mains) puis passer commande si on le souhaite. Le tout à l'abri des regards.

Petit à petit, le sex-toy est sorti des sex-shops

Le succès du sex-toy pose inévitablement la question de son influence sur la vie sexuelle des Japonais. Est-il révélateur d'une sexualité en berne ? Selon une enquête menée en 2005 par Durex, les Japonais font l'amour moins d'une fois par semaine, soit un peu moins de cinquante fois par an, ce qui correspond à la moitié de la moyenne annuelle réalisée sur un panel de vingt et un pays, et dévoilée par ce même sondage.

Une autre enquête indique que le recours à la masturbation dépasse désormais le nombre de rapports sexuels des Japonais, et ce à tous les âges de la vie. Les 20-29 ans ont par exemple recours à la masturbation à 100 % pour un peu moins de 60 % de rapports sexuels par an. Sur la même tranche d'âge, on recense deux rapports sexuels par mois pour dix recours à la masturbation. "La faible fréquence des rapports sexuels des Japonais a pour conséquence un plus grand recours à la masturbation, confirme Koichi Nagao, professeur d'urologie à la faculté de médecine de Toho. Les sex-toys sont utiles, aussi bien pour les hommes que pour les femmes, s'ils concourent à une amélioration de la vie sexuelle."

Petit à petit, le sex-toy est sorti des sex-shops et a pris place dans les magasins généralistes. Supermarchés Don Quijote, boutiques de gadgets Village Vanguard, où même pharmacies, drug stores et librairies lui ont ouvert leurs rayonnages. L'été dernier, pour la première fois, un grand magasin annonçait la mise en place d'une large sélection de sex-toys féminins dans un corner temporaire. Derrière cette initiative, un paquebot du sex-toy nippon, Tenga, dont un produit se vend toutes les trois secondes dans le monde.

Tenga, c'est la Onacup, cette petite boîte rouge qui ressemble à une canette de soda et qui abrite une vulve pénétrable. Pour moins de 10 euros et à usage unique, elle promet aux hommes des sensations différentes selon le modèle. Le modèle original, en forme de sablier, procure une compression serrée au moment du passage du pénis au centre du sex-toy et donne une forte sensation d'aspiration. Parmi les quatre autres variantes, le Soft Tube qui permet de contrôler la pression et la force de la stimulation ou le Rolling Head qui possède une partie nervurée.

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"Comme si la masturbation était quelque chose de sale et d'obscène"

En 2018, une enquête révélait que 89 % des Japonais âgés de 20 à 40 ans connaissaient les sex-toys estampillés Tenga et 33,5 % en avaient déjà utilisé un. La marque plaît autant aux hommes qu'aux femmes puisqu'elle s'est également lancée, en 2013, à la conquête de ce marché avec sa collection Iroha. "Il y a encore dix ans, les magazines féminins japonais titraient : 'Comment plaire à un homme ?' Aujourd'hui, on lit : 'Comment vous sentir bien et vous faire plaisir ?' Il n'est plus question de plaire mais bien d'être soi-même", se félicite Koichi Matsumoto, pdg de Tenga.

L'histoire de cet homme est une véritable success story. A 30 ans, il est mécano dans le domaine des voitures vintage lorsqu'il ambitionne de changer de vie. Il raconte une période difficile de sa vie, qu'il qualifie volontiers de "déprimante". Il plaque tout et reprend à zéro. Un jour, alors qu'il se rend dans un magasin pour adultes, il constate que "des sex-toys étaient vendus entre deux DVD pornos". Pas d'identité, pas de marques. "C'était il y a vingt-cinq ans, on avait alors l'impression de devoir acheter cela sous le manteau : comme si la masturbation était quelque chose de sale et d'obscène." C'est là que Tenga naît.

"Avoir recours à la masturbation et aux sex-toys peut être une alternative aux comportements toxiques de certains"

Koichi Matsumoto explique alors sa vision : "Le sexe fait partie de nos besoins biologiques naturels et il est nécessaire de les assouvir au même titre que manger, boire ou dormir. Lorsque l'on est célibataire, la masturbation peut répondre à cela. Elle ne remplace ni le sexe ni la connexion profonde que l'on peut avoir avec un ou une partenaire, mais elle peut être pratiquée lorsqu'elle devient nécessaire et il n'y a pas de mal à cela." Il va plus loin : "Je vois parfois des comportements d'hommes qui me révoltent... Les femmes ne sont pas des objets et ne sont pas faites pour répondre aux besoins sexuels des hommes. Avoir recours à la masturbation et aux sex-toys peut aussi être une alternative aux comportements toxiques de certains." Un discours inattendu de la part de ce patron qui a fait fortune avec le plaisir solitaire masculin.

Avec Tenga (que l'on peut traduire par "correct" et "élégant"), Koichi Matsumoto avait envie de sortir le sex-toy de cette "sphère underground. L'idée était de lancer un nouveau genre de produit, de qualité supérieure, avec une identité, un design soigné, que l'on peut acheter n'importe où et sans complexe". Après trois ans d'essais et de prototypes, Koichi Matsumoto aboutit à la première Onacup, qui connaît dès sa première mise en vente, en 2005, un succès immédiat. Tous produits confondus, l'enseigne compte aujourd'hui 256 références et continue d'innover.

Fidèle à sa démarche – l'accès au plaisir pour tous –, Tenga a lancé un programme avec des maisons de retraite de jour. Il y a quelques années, les équipes se penchaient sur un sondage selon lequel 79 % des Japonais âgés de 60 à 69 ans et 81 % des 70 à 79 ans ont exprimé l'envie d'un rapport sexuel, au moins une fois par an. "Nous avons proposé aux vingt-neuf centres de la chaîne Iki-Iki Life Spa, que l'on trouve partout au Japon, une sélection de sex-toys à prix réduits pour leurs pensionnaires." Un projet sur lequel la marque ne fait quasiment pas de profit mais qui se heurte à un obstacle de taille. "Au Japon, beaucoup de personnes âgées vivent avec leurs enfants. Ils n'ont parfois pas de chambre à eux et souffrent d'un manque d'intimité." Certaines familles ont également confié ne pas comprendre cette initiative et nient par la même occasion les besoins sexuels de leurs aînés.

Le débat sur les sexualités envahit de plus en plus l’espace public nippon. Sanae Takahashi participe à des séminaires en ce sens. Tout comme Minori Kitahara qui, parmi ses actions, siège dans un groupe

de lutte contre la pornographie. Elle rappelle avec inquiétude que “les sex-toys qui se vendent le plus au Japon aujourd’hui, ce ne sont pas les Tenga mais les lolicon, pour les hommes”. “Lolicon”, raccourci de “Lolita complex”, soit des produits (porno, figurines, coussins troués, cosplay, etc.) à l’effigie d’adolescentes. L’image de la jeune fille en fleur fait vendre et inquiète également Human Rights Watch qui révèle dans une étude que le matériel pédopornographique serait toujours commercialisé, malgré la loi votée en 2015, qui criminalise l’acte.

Le sex-toy n’est pas toujours synonyme de positivité du corps, il est aussi objet de fantasme. Dans des pratiques extrêmes, il adopte des dimensions XXL, des formes surprenantes. Dans le Love Merci, on aperçoit aussi des appareils qui produisent des décharges électriques en tout genre, des coussins pénétrables sur lesquels sont imprimés des motifs d’héroïnes d’anime ou encore le fameux sex-toy moulé à partir de la main de Taka Kato, acteur porno surnommé Goldfinger, qui se vante d’avoir découvert huit zones érogènes dans le sexe féminin avec seulement deux doigts.

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