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Jours tranquilles à Paris
19 août 2019

Aung San Suu Kyi, Lady disgrâce

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Par Arnaud Vaulerin — 15 août 2019 à 19:06

Aung San Suu Kyi prononce un discours à Pékin, en République populaire de Chine, le 1er décembre 2017, en pleine crise des Rohingyas chassés de l’Etat Rakhine. Photo Fred Dufour. AP 

Star déchue. Prix Nobel de la paix en 1991, la dirigeante birmane a longtemps suscité l’admiration de l’Occident. Mais son manque d’empathie pour les Rohingyas a fait s’effondrer le mythe.

Aung San Suu Kyi, Lady disgrâce

Le moment était inédit et réjouissant. Après des décennies de plomb et d’isolation, le pays s’ouvrait. La peur reculait. Les gens parlaient. Les journaux florissaient. La Birmanie était en effervescence comme jamais. Incroyable signe des temps, le portail de la sinistre prison d’Insein, dans le nord de Rangoun, s’était entrouvert un après-midi de janvier 2012. Parfois hagards, le teint pâle, l’allure frêle et flottante dans leur chemise blanche, les prisonniers politiques retrouvaient l’air libre par dizaines. Les amis et les familles les attendaient dans la cohue, les portaient dans la poussière et la chaleur sèche, au milieu des cafés et des gargotes de rue.

Sur des pancartes, des tee-shirts ou encore les vitres des taxis qui emmenaient vers la liberté les bannis d’hier, une effigie s’affichait en majesté : la Lady. Ce code utilisé par les Birmans pour qualifier celle dont le nom était proscrit par les généraux n’était pourtant plus nécessaire. Libérée treize mois plus tôt de sa résidence surveillée, Aung San Suu Kyi n’était plus l’opposante honnie d’une junte cadenassée qui s’essayait à une transition très maîtrisée. Elle était l’élue, la vénérée, la promesse. Elle n’avait pas encore failli. L’aura n’avait pas pâli.

Lors de tournées marathon, suivie dans la liesse par des foules de dizaines de milliers de personnes, elle sillonnait alors le pays, professant l’unité nécessaire entre les ethnies birmanes, appelant de ses vœux l’établissement d’une réelle démocratie, vantant les réformes à venir. Les Birmans saluaient aussi bien le réel courage de «Mother Suu» sacrifiant sa liberté et sa famille - elle a été privée de ses enfants pendant dix ans, son mari est mort sans qu’elle puisse le revoir - que sa droiture inflexible, sa résistance à toute épreuve malgré plus de quinze années d’assignation à résidence et d’emprisonnement.

Grâce et fragilité

C’est l’époque où la Ladymania devient démesurée. «Il y avait un pathos surdimensionné, une émotion déraisonnée pour un responsable politique, un peu comme avec la Philippine Cory Aquino ou la Pakistanaise Benazir Bhutto en leur temps», raconte un diplomate qui souhaite rester anonyme. Certes, depuis les années 90, le culte de la dame de Rangoun se portait déjà bien : le prix Sakharov pour la liberté de l’esprit, le Nobel de la paix, le titre d’«ambassadrice de conscience» d’Amnesty, les unes des magazines, des livres, une chanson de U2 ont notamment forgé la légende de la madone de la démocratie en gracile brindille de liberté. Dans sa soif d’idoles, l’Occident entre encore plus en adoration de l’icône incarnant seule, avec grâce et fragilité, la démocratie face à une brochette de généraux âgés, râblés et verrouillés dans leur capitale bunker de Naypyidaw.

Au 54, University Avenue, la résidence d’Aung San Suu Kyi à Rangoun, les ministres, chefs de gouvernement, diplomates se succèdent à qui mieux mieux. Un matin ensoleillé de janvier 2012, sur la terrasse tournée vers le lac Inya, Alain Juppé est l’un d’eux. Droit comme un «i», presque ému d’être au côté de la Lady. Restée si longtemps inaccessible, elle parlait et souriait, des fleurs blanches dans les cheveux. Devant la ferveur, elle met en garde : «Je ne suis pas une icône, encore moins un symbole. Je suis réelle.»

A peine élue députée au printemps 2012, elle entame une nouvelle vie en visitant des capitales, comme une rock star en tournée. A Londres, le président de la Chambre des communes, John Bercow, la proclame «conscience d’un pays et héroïne pour l’humanité». Elle est gratifiée d’une standing ovation, comme jadis en leur temps De Gaulle ou Mandela, avant d’être célébrée à Oxford où elle a fait ses études en sage et disciplinée fille de diplomate.

A Paris, avec les honneurs dus à une cheffe d’Etat, elle est accueillie à l’Elysée par un François Hollande tout sourire. A la mairie, Bertrand Delanoë salue avec extase et emphase une «femme de paix et d’amour». Et dans son sillage parisien, des journalistes béats l’applaudissent, boivent ses paroles, la félicitent. Des militants d’ONG sont en quasi-lévitation christique. Le vertige avant la chute.

Premier reflux

Les sommets tutoient parfois les abîmes. Le décrochage est rapide pour la Dame de Rangoun, qui perd peu à peu les attributs du sublime en Occident. «C’est l’effet gueule de bois, la fin d’un long malentendu, constate l’historien et spécialiste de la Birmanie Gabriel Defert. Il s’avère que celle que l’on pensait merveilleuse ne l’est pas.»

Un premier reflux est perceptible à partir de la mi-2012. Une redoutable flambée de violences envers les musulmans embrase le centre du pays. Pogroms, incendies, propos haineux sur les réseaux sociaux, le feu religieux se propage au reste de la Birmanie. La pacifiste de jadis, adepte de la non-violence qui se réclame de Gandhi et de Mandela, reste silencieuse. Maung Zarni, l’un des activistes birmans les plus véhéments, l’accuse alors de se ranger du côté des groupes «racistes antimusulmans, très bien organisés». Même silence éloquent quand la représentante de l’ONU pour les droits de l’homme en Birmanie, Yanghee Lee, est traitée de «chienne» et de «pute» par Ashin Wirathu, moine bouddhiste et prédicateur de la haine.

Et il y a ces incompréhensions. Fin 2015, la Ligue nationale pour la démocratie (LND) de la cheffe de l’opposition exclut les candidatures de musulmans pour les premières législatives libres depuis 1990. La même année, ferme et cassante, la Lady chapitre les fonctionnaires et les diplomates étrangers pour qu’ils n’emploient plus le mot «Rohingya». Pour qualifier cette communauté musulmane apatride et persécutée depuis des décennies dans l’Ouest birman, elle recommande de parler de «personnes qui croient en l’islam dans l’Etat Rakhine». C’est une «formulation qui leur refuse une identité ethnique distincte et donc une revendication de la citoyenneté birmane», analyse Andrew Selth, professeur à l’université Griffith de Brisbane, en Australie.

«Autoritaire», «intransigeante», «cynique», «retorse» sont alors des qualificatifs que l’on entend de plus en plus souvent, y compris dans la bouche de proches d’Aung San Suu Kyi ou de diplomates raisonnés qui naviguent en Asie. Gare aux traîtres. La «femme guerrière», comme l’ont surnommée des féministes, «montre parfois plus de compréhension envers d’anciens militaires qu’envers ses ex-partenaires», expliquait à Libération un haut fonctionnaire en 2012. Fille du général Aung San, héros national et père de l’indépendance assassiné en 1947, elle n’a jamais caché son respect pour l’armée. Gabriel Defert va jusqu’à parler de «consanguinité couleur kaki» entre la Tatmadaw et la dame de Rangoun.

«Elle revendique un goût pour l’ordre et la sécurité. N’oublions pas qu’elle a fondé la LND avec d’anciens généraux, dont Tin Oo, le brutal ministre de la Défense de l’ex-dictateur Ne Win, poursuit le chercheur. Sa vision du pays est restée celle d’une société dirigée par des élites bouddhistes, appartenant à l’ethnie majoritaire bamar qui se méfie des minorités ethniques. Et quinze ans d’isolement forgent un profil psychologique, renforcent le sentiment d’avoir raison.»

Madone vilipendée

Puis l’opposante véhémente est rattrapée par l’exercice du pouvoir. Le sacro-saint principe de réalité va écorner l’icône. Après le raz-de-marée de la LND aux législatives de 2015, l’ex-opposante historique est nommée conseillère d’Etat, Première ministre de facto en avril 2016. Six mois plus tard éclatent les premières escarmouches entre un groupuscule rohingya et les forces de sécurité, prises pour cible dans l’Ouest enclavé. A la fin août 2017, une seconde offensive rohingya, plus musclée, déclenche une contre-offensive massive dont les populations civiles font les frais. Milices, militaires et policiers se livrent à des viols, des destructions et des exécutions sommaires. Plus de 700 000 personnes fuient l’Etat Rakhine vers le Bangladesh dans un état de dénuement extrême.

Aung San Suu Kyi se refuse à parler de «nettoyage ethnique» qui ne fait pourtant aucun doute. Fustige un «énorme iceberg de désinformation». Et ne montre aucune empathie pour la souffrance des Rohingyas qui indiffère, il est vrai, une large part des Birmans. La conseillère d’Etat est en «cohabitation avec les militaires, seuls responsables des questions de sécurité, de frontière et de défense, rappelle un diplomate joint par Libération. Pour le pouvoir, cette crise s’inscrit dans un ensemble de phénomènes de violence, comme dans le nord et l’est du pays. Aung San Suu Kyi a nié l’ampleur de la violence contre les Rohingyas et a sous-estimé la réaction internationale et la banalisation du terme de génocide.» Pour ne rien arranger, elle brandit le droit pour valider l’emprisonnement de deux journalistes de Reuters condamnés après avoir révélé un massacre en 2017.

L’ex-madone est vilipendée pour ses reniements vis-à-vis des engagements qui ont légitimé son aura et consacré son intégrité sacrificielle. Des Nobel l’interpellent et en appellent à l’ONU. Desmond Tutu est sans doute le plus éloquent : «Si le prix politique de votre ascension à la plus haute fonction de la Birmanie est votre silence, il est sûrement trop cher payé.» Des chefs d’Etat et de gouvernement l’étrillent. Elle annule des visites à l’étranger par peur de manifestations. Ses anciens zélateurs se sentent trahis, appellent à sa démission. Dans une pétition, près de 350 000 personnes exigent que le prix Nobel lui soit repris. Impossible. Des villes, des institutions décrochent son portrait et lui retirent sa citoyenneté d’honneur ou son titre d’ambassadrice. Il y a deux ans, au micro de la BBC, Aung San Suu Kyi se campait en «politicienne» : «Je ne suis pas tout à fait comme Margaret Thatcher. Mais d’un autre côté, je ne suis pas non plus mère Teresa.»

A 74 ans, elle «reste populaire en Birmanie où les habitants parlent d’elle avec respect et attendent des résultats», conclut le diplomate. Elle a quitté son piédestal. Sa parole s’est raréfiée. Sur les clichés, le visage s’est creusé et fermé. La Lady de fer n’a pas désarmé. Plus «réelle» que jamais.

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