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Jours tranquilles à Paris
7 septembre 2019

Critique - Les amours contrariées de l’art et de l’industrie

gigan20

Par Philippe Dagen

Dans le port de Dunkerque, l’exposition « Gigantisme » présente 200 œuvres monumentales témoignant des relations entre artistes et ingénierie de 1947 à nos jours.

« Gigantisme » est, comme son nom l’indique, une exposition démesurée, ainsi qu’il convient à son cadre, le port de Dunkerque, et à son sujet, les relations entre art et industrie dans la deuxième moitié du XXe siècle et, de façon plus allusive, dans l’art d’aujourd’hui. Pour une question si actuelle, il fallait au moins trois lieux, dont deux de proportions monumentales. Le premier est la halle AP2, nef colossale élevée en 1945 où se préparait jadis la construction des bateaux. Le second est son frère siamois, le FRAC (Fonds régional d’art contemporain) Grand Large-Hauts-de-France, de mêmes dimensions et presque de même apparence extérieure, mais divisé en plateaux. Par comparaison, le troisième, le Lieu d’art et d’action contemporain (LAAC), paraît presque petit.

Musée construit en 1982 à l’initiative d’un ingénieur, Gilbert Delaine, devenu le promoteur de l’art contemporain dans sa ville, avec l’aide d’entreprises mécènes, il apparaît désormais comme un excellent exemple de l’architecture muséale d’alors, spectaculaire et quasi sculpturale, de même que le FRAC élevé en 2013 par les architectes Lacaton et Vassal apparaîtra bientôt comme un excellent exemple d’un autre moment de l’architecture : celui où la contemplation mélancolique de cathédrales de l’industrie devenues obsolètes l’emporte sur la confiance en la modernité, ses logiques révolutionnaires, ses nouvelles formes et ses nouveaux matériaux.

L’ACCROCHAGE OSE DES JUXTAPOSITIONS INATTENDUES, IRRESPECTUEUSES DES CLASSEMENTS HABITUELS PAR MOUVEMENTS OU ESTHÉTIQUES

La confrontation entre ces bâtiments, que ne séparent que trois décennies et quelques dizaines de mètres à franchir sur une passerelle tendue au-dessus d’un canal, peut faire office d’introduction à l’exposition car elle illustre l’histoire que « Gigantisme » raconte : de l’exaltation de ce que l’on considère alors comme les productions enthousiasmantes du progrès scientifique et technique, au temps du doute, du regret et de la dérision.

A une extrémité, celle de la modernité fière de sa rationalité et de sa perfection, une construction de volumes parallélépipédiques en aluminium peint, exécution impeccable d’un schéma strict dessiné en 1985 par Donald Judd (1928-1994), théoricien et praticien du minimalisme américain. A l’autre, une installation du Britannique Liam Gillick, qui est né en 1964, en même temps que le minimalisme : des plaques d’acier découpées en lignes brisées, laquées et disposées au sol de manière à former, vues à distance, un paysage de montagnes aux charmantes couleurs vives. Il serait simplement décoratif sans son titre : La vue construite par l’usine depuis qu’elle a cessé de produire des voitures (2005). Il est ainsi parfaitement à sa place dans la halle AP2, où l’on a cessé de produire des coques de navires.

Abondance de pièces peu connues

Entre ces deux pôles se répartissent en cinq chapitres plus de 200 œuvres d’une centaine de signatures différentes. Cette quantité suffit à établir l’importance du sujet, qui a occupé ou occupe encore tant d’artistes, tous modes de création associés, de l’encre sur papier de Pierrette Bloch à la construction électromagnétique de Takis, du contreplaqué en lignes sinueuses de Pierre Paulin aux cordes et câbles enroulés sur des bobines de Tatiana Trouvé, des assemblages de canalisations et bûches de Bernard Pagès aux mises en scène photographiées pseudo-publicitaires de Philippe Cazal. Les matériaux et les formats les plus étrangers les uns aux autres alternent, l’accrochage osant des juxtapositions inattendues, irrespectueuses des classements habituels par mouvements ou esthétiques – ce qui est déjà une grande qualité.

MENTION SPÉCIALE POUR S’ÊTRE SOUVENU DE NICOLA L., HÉROÏNE PROVOCATRICE DU POP ART

Les surprises sont d’autant plus nombreuses qu’en prenant dans des collections privées et publiques, l’exposition abonde en pièces peu connues d’artistes soit parce qu’ils sont célèbres pour d’autres travaux, soit parce qu’eux-mêmes sont méconnus. De la première catégorie relève une stupéfiante scène de naufrage entre romantisme et dérision, fabriquée par Claudio Parmiggiani, beaucoup plus sobre et elliptique d’ordinaire, ou une peinture spectrale obtenue par ordinateur en 1971, création assistée de Tetsumi Kudo, dont on connaît mieux les assemblages morbides de débris plastiques et électroniques. Ou encore le légèrement obscène projet de Centre de loisirs sexuels dessiné pour une future ville cybernétique vers 1960 par Nicolas Schöffer, plus célèbre pour ses constructions motorisées et miroitantes que pour cette création digne de l’architecte utopiste du XVIIIe siècle Claude-Nicolas Ledoux.

Dans la seconde catégorie se trouvent Robert Malaval, dont une monographie montrerait l’intensité, ou Bernard Heidsieck, dont la nécessaire rétrospective tarde à venir. Leur présence, celles de Gil Wolman, de Michel Journiac, de Lars Fredrikson ou de Daniel Pommereulle, suggèrent une histoire du dernier demi-siècle différente de l’officielle, plus attentive aux singularités isolées et moins docile aux réputations supposées établies. A ce titre, mention spéciale pour s’être souvenu de Nicola L., héroïne provocatrice du pop art, que l’on oublie presque toujours en dépit – ou à cause ? – de ses audaces libertines.

Dépasser les classements

Dans ces travaux si variés, les rapports à la modernité industrielle se manifestent à des degrés divers. Il y a celui de l’évidence : les études pour des signalétiques autoroutières de Jean Widmer, les chaises thermoformées de Claude Courtecuisse et, plus généralement, tout ce qui a trait au design et la consommation. Il y a celui de la représentation explicite, de l’apparente neutralité à la satire ostensible : Nicola L., Niki de Saint-Phalle, Andy Warhol, Arman, Gérard Deschamps, Hervé Télémaque, Jacques Monory, Victor Burgin, Jean-Pierre Raynaud.

LE PARCOURS, POUR ÊTRE COMPLET, DOIT SE POURSUIVRE D’INSTALLATIONS PROVISOIRES EN COMMANDE LE LONG DES QUAIS ET DOCKS

Il y a enfin le niveau des principes : quand le mode sériel de production des formes et leur géométrie systématique reproduisent la logique et les structures selon lesquelles travaillent ingénieurs et industries. On a déjà cité Judd en ce sens. L’analyse s’applique aussi bien à Sol LeWitt, à François Morellet et, plus globalement, à celles et ceux qui ont développé avec une suffisante rigueur des abstractions commandées par la géométrie : Shirley Jaffe, Aurélie Nemours, Jean Dewasne, Auguste Herbin. Elle vaut aussi pour les groupes français de la fin des années 1960, dont Claude Viallat, Patrick Saytour, Noël Dolla, Louis Cane et Daniel Buren sont ici les représentants.

Grâce à ce principe d’interprétation, l’exposition parvient à dépasser les classements qui, dans les manuels, opposent pop art et minimalisme sans comprendre qu’ils ont en commun de naître et de se développer dans le contexte de la société de production et de consommation industrielles qui s’étend à partir des années 1950. Il aurait été possible d’introduire d’autres œuvres, d’autres preuves : David Hockney, Sigmar Polke et Martial Raysse côté pop ou Robert Ryman, Dan Flavin et Michel Parmentier côté minimal. Mais on n’oserait accuser « Gigantisme » d’être une manifestation trop réduite.

Et cela d’autant moins que le parcours, pour être complet, doit se poursuivre d’installations provisoires en commande le long des quais et docks, avec pour point final l’inscription monumentale que Tania Mouraud trace en lignes si étirées qu’elles sont presque illisibles sur un réservoir d’un des terminaux du port. Là aussi, il suffit d’un regard sur le paysage pour percevoir la pertinence du projet.

« Gigantisme. Art & Industrie », FRAC et halle AP2, 503, avenue des Bancs-de-Flandres et LAAC, 302, avenue des Bordées à Dunkerque (Nord). Entrée : de 4 à 6 €, gratuit le dimanche. Jusqu’au 5 janvier.

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