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Jours tranquilles à Paris
12 septembre 2019

Enquête - Affaire Epstein : histoires d’un « petit livre noir »

Par Samuel Laurent

Ce carnet d’adresses du milliardaire accusé de pédophilie alimente, depuis des années, des mises en cause hâtives.

Jean-Paul Mulot n’en est toujours pas revenu. Voilà dix jours, cet ancien directeur délégué du Figaro, désormais « ambassadeur » au Royaume-Uni de la région Hauts-de-France, dirigée par son ami Xavier Bertrand, a dû justifier par voie de presse la présence de ses coordonnées dans un carnet où il ne fait pas bon avoir son nom : le « petit livre noir » (little black book) de Jeffrey Epstein, qui s’est suicidé en prison à New York le 10 août, un mois après son arrestation pour « abus sexuels sur mineurs ».

Le nom de M. Mulot avait été relevé, durant l’été, par plusieurs sites complotistes ou proches de l’extrême droite. Puis l’une de ces mentions, sur Breizh Info, a fait l’objet d’une reprise par le quotidien 20 Minutes.

M. Mulot est pourtant catégorique : il ne connaissait pas le sulfureux milliardaire, ne l’a rencontré qu’à une seule reprise lors d’un dîner « il y a une quinzaine d’années », et le décrit comme un personnage « affreusement mal élevé, odieux ». Son épouse, dont les coordonnées sont également présentes dans le carnet, aurait pour sa part connu l’ex-compagne et complice présumée de M. Epstein, Ghislaine Maxwell, durant leurs études à Oxford. Pour M. Mulot, la publication de son nom est une « dégueulasserie », dont il dénonce l’instrumentalisation par l’opposition Rassemblement national dans les Hauts-de-France. « C’est pour mes enfants que c’est épouvantable », confie M. Mulot au Monde, lucide sur le risque que, à l’heure des réseaux sociaux, « cela va coller, ce sera réutilisé, repris » contre lui à l’avenir.

Des dizaines de noms célèbres

Le « petit carnet noir » de Jeffrey Epstein refait ainsi surface mais il est en réalité depuis le début au cœur de l’affaire, qui fascine l’Amérique depuis une dizaine d’années. Le milliardaire, ami de Donald Trump comme de Bill Clinton, est accusé d’avoir organisé un réseau destiné à lui procurer des jeunes femmes, souvent mineures, instrumentalisées et manipulées, avec lesquelles il avait des rapports sexuels. Son île, située dans les îles Vierges américaines, a été rebaptisée « Pedophile Island » par la presse américaine. Selon l’accusation, il « prêtait » également parfois ces jeunes femmes à ses amis.

 

Dans le « petit livre noir », il y a justement des noms, des adresses, des digicodes et des numéros de téléphone, qui circulent sur Internet. De quoi alimenter toutes les théories du complot. Ce document a, au départ, été subtilisé par Alfredo Rodriguez, ancien employé de maison du milliardaire. Décédé en 2014, cet homme avait tenté, à la fin des années 2000, de vendre le carnet, pour 50 000 dollars, à l’un des avocats des victimes du milliardaire, qui a dénoncé sa tentative aux autorités. M. Rodriguez a alors passé dix-huit mois en prison.

Un journaliste américain, Nick Bryant, a ensuite obtenu et publié le document, en censurant les numéros et les adresses, sur le site américain Gawker, en 2015. Mais une version non censurée a fait surface depuis quelques mois, notamment dans les réseaux de l’alt-right américaine – une mouvance d’extrême droite. Les 97 pages du carnet contiennent des centaines de noms, dont ceux de dizaines de personnalités de premier plan, comme Bill Clinton, le prince britannique Andrew, l’ex-premier ministre israélien, Ehoud Barak, ou encore Mick Jagger, mais aussi des numéros de téléphones plus « pratiques » pour chacune des résidences de M. Epstein (prestataires de services, livraison à domicile, restaurants…).

Rubrique « massages »

Si, parfois, sur les réseaux sociaux et dans la sphère complotiste, figurer dans le little black book est perçue comme une preuve en soi d’appartenance au « réseau » pédocriminel du milliardaire, la réalité est toute autre. Il s’agit avant tout d’un recueil d’adresses et de coordonnées « pratiques ». En sus, dans un témoignage recueilli par le FBI en 2009, Alfredo Rodriguez décrivait ce carnet comme « un carnet créé par des personnes travaillant pour Jeffrey Epstein », et pas comme le répertoire personnel du milliardaire.

Jeffrey Esptein aimait la France, et le carnet contient les coordonnées de près de trente personnalités françaises, le plus souvent issues des milieux de la finance ou de la mode. Pour autant, rien ne permet d’affirmer que ne figurent dans ce carnet que des intimes du milliardaire.

Le Monde a tenté de contacter les personnalités françaises du carnet. Deux autres hommes, dont les noms apparaissent dans le black book, racontent peu ou prou la même histoire que M. Mulot : ils ont eu, voilà des années, des contacts ténus – professionnels ou occasionnels – non pas avec le milliardaire, mais avec Mme Maxwell. Ils assurent n’avoir jamais rencontré ni de près ni de loin M. Epstein. Fin juillet, le New York Times avait également interrogé une demi-douzaine de personnalités américaines figurant dans le document, mais incapables d’expliquer comment elles se sont retrouvées dans ce carnet.

Le carnet liste aussi une dizaine de « masseuses » françaises. Une femme, dont les coordonnées figurent à la rubrique « massages-Paris », explique au Monde être ostéopathe, avoir certes eu « des mannequins dans [sa] patientèle », mais jamais le milliardaire ni sa collaboratrice. Une autre masseuse raconte pour sa part avoir rencontré une fois le milliardaire et lui avoir fait un « massage sportif » : « Il s’était comporté correctement avec moi. Je n’ai rien d’étrange à signaler le concernant. »

Une dizaine d’allers-retours vers Paris

Jeffrey Epstein possédait à Paris un appartement de 800 m2, avenue Foch. Il s’y rendait régulièrement, comme un autre document, issu des procédures judiciaires américaines, permet de le constater. Le journal de bord de l’avion privé du milliardaire, indiquant les aéroports de départ et d’arrivée, ainsi que les passagers de chaque vol, est l’autre document qui intrigue enquêteurs et journalistes.

Entre 2001 et 2004, selon notre décompte, il a ainsi atterri ou décollé pas moins de 80 fois de l’aéroport Paris-Le Bourget, parfois accompagné par des célébrités, parfois en compagnie d’anonymes, simplement identifiées comme females (« femmes »). Récemment, le site américain The Insider comptabilisait une dizaine de séjours à Paris entre 2018 et 2019.

Parmi les passagers réguliers du « Lolita express » – le surnom des vols privés du milliardaire – on trouve un Français, son ami Jean-Luc Brunel, dont le nom figure aussi dans le « petit livre noir ». Longtemps patron de l’agence de mannequins française Karin Models, avant d’en relancer une à Miami (Floride), MC2, avec l’aide financière de M. Epstein, il est mis en cause dans l’enquête américaine. Virginia Roberts, la principale accusatrice, affirme avoir été forcée d’avoir des rapports sexuels avec lui.

La mort soudaine de Jeffrey Epstein, alors qu’il était placé dans une cellule « antisuicide » particulièrement surveillée, n’a fait qu’ajouter à la fascination pour cette affaire et ses ramifications, réelles ou fantasmées. Et le feuilleton n’est sans doute pas terminé : si la mort du milliardaire a entraîné l’extinction, outre-Atlantique, d’une grande part des poursuites, un juge doit décider dans les prochains jours de la possibilité de rendre publiques d’autres pièces, parmi lesquelles se trouveraient encore « des milliers » de noms, selon les avocats des victimes américaines.

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