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Jours tranquilles à Paris
21 septembre 2019

Portrait - Alain Finkielkraut : « Avec le LSD, on était tous à égalité, on riait beaucoup »

Par Jean Birnbaum

Le philosophe et académicien français revient sur son parcours, ses maîtres, sa difficulté d’écrire, dans un livre bref, « A la première personne ». « Le Monde » a voulu en savoir plus.

« A la première personne », d’Alain Finkielkraut, Gallimard, 128 p., 14 €.
On arrive chez Alain Finkielkraut, et on se sait d’emblée « en terrain miné », pour reprendre le titre du beau livre où il s’est expliqué avec Elisabeth de Fontenay (Stock, 2017). Cela fait des années maintenant que le philosophe se définit comme un gladiateur au sein d’un champ intellectuel devenu champ de bataille. Dans cette arène, chacun préfère les alliés rustauds aux amis exigeants, et la moindre réserve est considérée comme une attaque ad hominem. On en sait quelque chose, on pourrait même dire « j’en sais quelque chose », puisque cette rencontre vise à évoquer un livre intitulé A la première personne.

Je me rappelle que ma mamie avait failli me priver de dessert, au début des années 2000, parce qu’une amie à elle avait entendu Finkielkraut tonner à la radio contre un de mes articles. Plus tard, alors que paraissait L’Identité malheureuse (Stock, 2013), j’avais reçu ­diverses remontrances pour en avoir ­signé un compte rendu qui avait déplu.

Afin d’éviter les ennuis, faut-il renoncer au geste critique ? Bien sûr que non, ce serait trahir cette fidélité au texte à laquelle Finkielkraut lui-même a consacré de si fortes pages. Une fois de plus, on devait donc s’attendre à ce que ça chauffe un peu. « Ah, voilà, vous me cherchez encore des noises », a soupiré notre hôte au bout de quelques minutes. Des noises ? Pourquoi ? Parce que je me suis permis de souligner une tension qui saute aux yeux dès les premières lignes de son nouvel essai. En effet, le philosophe voudrait y retracer son parcours en écrivant, « une fois n’est pas coutume, à la première personne ». Or, il y a belle lurette que Finkielkraut dit « je » dans ses livres !

« J’ai voulu en rester à l’essentiel, au risque de l’allusion, oui »

« C’est vrai, admet-il, le “une fois n’est pas coutume” est un peu exagéré. Il n’empêche qu’il y a dans ce livre une plus grande insistance autobiographique, j’ai voulu me faire entendre pour ce que je suis, et payer mes dettes à l’égard de ceux qui m’ont formé, à commencer par Péguy, Levinas, Heidegger et Arendt. »

Certes, mais alors pourquoi signer un si mince volume, où chaque moment important se trouve expédié en quelques lignes, plus rapidement, même, que dans ses précédents ouvrages ? Sur le dialogue inachevé avec ses parents, sur son Mai 68, sur sa rencontre avec Michel Foucault et les « reportages d’idées » qu’ils ont orchestrés ensemble, on aurait tellement aimé en lire davantage ! « Je suis très désolé de vous avoir frustré et déçu, ironise Finkielkraut. Je n’ai pas écrit une autobiographie, j’ai voulu en rester à l’essentiel, au risque de l’allusion, oui. C’est moi, c’est ma manière d’exister “à la première personne”. D’ailleurs, au début, le livre était encore beaucoup plus court, il était squelettique, à un moment j’étais complètement bloqué, et Ran Halévi, mon éditeur chez Gallimard, m’a porté à bout de bras pendant plus d’un an. »

Le blocage, la paralysie, voilà l’un des aspects qui rendent ce nouveau livre ­attachant : le texte exhibe son malaise essentiel, son embarras à naître, il se déploie comme épreuve. « Aujourd’hui comme hier, chaque ligne me coûte », note l’auteur d’A la première personne, lequel insiste sur le fait qu’il répugne à se considérer comme un écrivain, lui qui a publié, de fil en aiguille, livre après livre, sans chercher à bâtir une œuvre, encore moins un système.

Pour la première fois, dans ce livre-ci, Finkielkraut fait allusion à la difficulté qui entrave son écriture. Quand on lui demande de développer, il dit : « Depuis toujours je vis dans la terreur de la panne, de la prostration. Il y a des ­livres que j’ai écrits sans trop d’angoisse, Le Juif imaginaire ou L’Avenir d’une négation [Seuil, 1981, 1982]. Mais j’ai traversé des moments très pénibles pour La Défaite de la pensée ou pour La Sagesse de l’amour [Gallimard, 1987, 1984]. Pour moi chaque livre était le dernier. Peut-être qu’A la première personne sera mon testament, qui sait ? »

« JE N’AI JAMAIS CÉDÉ AU ROMANTISME DE LA TOXICOMANIE, MAIS À CHAQUE FOIS QUE J’AI PU PRENDRE DE L’ACIDE, CE FUT UNE DÉLIVRANCE »
Ces affres ont connu leur apothéose au moment de L’Identité malheureuse, et ­elles n’ont sans doute pas été pour rien dans les accents tourmentés et excessifs du livre, comme dans l’emballement frénétique qui a entouré sa parution. Or, si l’essai est ce genre où l’argument engage la subjectivité, où l’idée prend corps, où le concept se laisse troubler, un intellectuel devrait pouvoir aborder sans crainte ces sujets-là : l’effroi face à la page blanche, le corps qui paralyse le mouvement de la pensée. Et même si cela se fait peu, voire jamais, on devrait donc pouvoir en parler à un auteur comme Finkielkraut, qui a apporté sa pierre à l’histoire de l’essai, et qui a toujours voulu offrir à ses lecteurs, à travers cette littérature d’idées, quelque chose comme une émotion romanesque.

On lui pose la question, et Finkielkraut commence par se moquer : « Le corps, le corps… C’est une façon de parler qui fait très années 1970. Tout ça est quand même mystérieux. » Puis, après avoir précisé n’avoir jamais fait de psychanalyse (« Raconter mes rêves ? Non non non, mon Dieu ! »), le philosophe baisse d’un ton et confie : « J’ai traversé deux dépressions assez sévères. La première, c’était en 2011, au moment d’écrire L’Identité malheureuse. Je devais faire un cours à Polytechnique, mais j’étais complètement coincé. Je suis allé voir un psychiatre et je lui ai dit : “Faut me sortir de là.” Car ma mélancolie n’est pas une muse. Quand je suis déprimé, je suis devant ma table, et il n’y a rien ! J’ai retrouvé un petit carnet où j’avais noté des choses dérisoires, du genre “je suis triste, je n’arrive à rien, etc.” Il y avait donc urgence. J’ai pris des antidépresseurs. Je crois beaucoup aux vertus de la chimie. »

Bien avant de goûter aux antidépresseurs, du reste, Alain Finkielkraut assumait déjà cette croyance. A la ­première personne témoigne de sa tendresse passée pour le LSD, drogue que certains « jeunes amis » de Michel Foucault l’avaient invité, un jour, à venir consommer chez le philosophe. Ce soir-là, le jeune homme n’en absorba point, Foucault l’ayant d’emblée entraîné pour discuter longuement dans son bureau.

Là encore, à l’oral, il donne plus de détails que dans son livre : « Mathieu Lindon, qui m’avait appelé pour me dire : “Viens, on va prendre du LSD chez Foucault”, était très fâché, parce que, en quittant l’appartement, je lui avais demandé : “Est-ce que tu peux quand même me ­donner ma pilule maintenant ?” Il avait trouvé ça mesquin, et s’en était ouvert à Foucault, qui m’avait défendu ! Moi, je n’ai jamais cédé au romantisme de la toxicomanie mais, à chaque fois que j’ai pu prendre de l’acide, ce fut une délivrance. Pour ma génération, fumer un joint était une sorte de commandement, mais moi j’étais souvent en rade. Car je ne sais pas fumer, je crapote… Avec le LSD, on était tous à égalité, on riait beaucoup, on avait des hallucinations douces. Je me souviens d’un voyage aux Antilles avec une amie, j’étais allongé par terre, et les nuages prenaient des formes extraordinaires ! »

Sous le signe d’une impossible transmission

Nous sommes à la fin des années 1970, le jeune Finkielkraut tente de se faire une place dans le monde des lettres, ren­contre Kundera, écrit ses premiers livres. Occupé par ses « hallucinations douces », il n’a guère le temps de songer aux cauchemars qui hantent ses parents, rescapés de la Shoah et dont les propres parents ne sont jamais revenus. Ici surgit un douloureux paradoxe : Finkielkraut, dont toute l’œuvre célèbre et protège un certain « art d’hériter », aura placé la relation à ses parents sous le signe d’une impossible transmission. « Le témoin ne passe pas le témoin, il laisse un vide », résume-t-il dans A la première ­personne, martelant qu’on ne porte pas l’étoile jaune de génération en génération, et que quiconque s’approprie ce malheur est un histrion.

A ce point, la discussion se grippe à nouveau : ne peut-on hériter d’une ­souffrance sans s’en prévaloir ? Porter la mémoire sans la brandir comme un étendard ? N’ayant jamais vraiment envisagé cette possibilité, Finkielkraut n’a pas non plus fait l’effort de recueillir vraiment la parole de ses parents. « Je n’ai pas du tout été élevé dans la tradition, soupire le philosophe. La seule chose qui me faisait juif, c’était leur malheur. Alors, pourquoi ne leur ai-je pas posé toutes les questions ? Pourquoi ne suis-je pas allé les voir avec un cahier pour leur demander de me raconter en détail ? Je ne sais pas. Il y a le train-train quotidien, les soucis, les amours, et puis aussi les agacements liés à la famille, car ma mère me réclamait sans cesse, et j’allais manger chez eux deux fois par semaine. C’était un peu beaucoup… »

Combien de fois par semaine Thomas Finkielkraut, le fils du philosophe et de son épouse, l’avocate Sylvie Topaloff, vient-il déjeuner à la maison ? Je n’ai pas osé poser la question. Mais, revenant sur cet enjeu crucial de l’impossible héritage, sur l’angoisse et la paralysie que cette faille pouvait provoquer, j’ai demandé à Alain Finkielkraut comment son unique enfant, scénariste de 31 ans, s’en sort, lui, maintenant. Il a répondu ceci : « Il y a quelques jours, mon fils a décidé tout seul, dans son coin, d’aller à Varsovie, la ville où ont grandi mes parents. Il a loué un appartement et a visité le quartier juif, ou ce qu’il en reste. Dans sa décision, je sens l’influence de mes parents. Il les a connus tard, mais, petit, il allait chez eux chaque semaine, et je me rends compte aujourd’hui que ça a beaucoup compté. Effectivement, mes parents lui ont transmis quelque chose, par-dessus moi. Il a eu la chance d’avoir des grands-parents. » Et donc aussi, peut-être, celle de connaître la joie d’hériter, le bonheur d’écrire.

Parcours
1949 Alain Finkielkraut naît à Paris.

1977 Le Nouveau Désordre amoureux (avec Pascal Bruckner, Seuil)

1985 Il commence à animer « Répliques », sur France Culture.

1987 La Défaite de la pensée (Gallimard).

2002 L’Imparfait du présent (Gallimard).

2009 Un cœur intelligent (Stock/Flammarion).

2013 L’Identité malheureuse (Stock).

2014 Il est élu à l’Académie française.

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