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Jours tranquilles à Paris
29 septembre 2019

Galerie Azzedine Alaïa

REPORTAGE  Malgré le décès, en 2017, du créateur franco-tunisien, le 18 rue de la Verrerie, à Paris, reste un lieu plein de vie. L’immeuble où il vivait et travaillait abrite toujours les ateliers de la maison. Et deviendra bientôt un musée qui montrera l’immense collection de vêtements qu’il avait accumulés.

Une ambulance est venue chercher Azzedine Alaïa, chez lui, en novembre 2017, pour l’emmener à l’hôpital Lariboisière, à Paris. Les jours ont filé, les médecins ont soigné, mais rien n’y a fait. Celui qui avait habillé Arletty et Greta Garbo n’est jamais revenu caresser Didine, le vieux saint-bernard, ni découper le poulet dans la grande cuisine. Pourtant, bientôt deux ans après le décès du couturier, le 18 novembre 2017, à 82 ans, aucun de ceux qui ont travaillé et vécu auprès de lui et qui s’affairent encore entre les murs de cet îlot niché derrière le BHV ne dira que monsieur Alaïa a quitté les lieux. Il est là, il ne faut pas chercher à comprendre.

D’ailleurs, pourquoi celui qui toute sa vie fut réfractaire aux injonctions qu’il jugeait absurdes – comme le fait de défiler à date et heure fixes pendant la Fashion Week (« Je défilerai quand je serai prêt ! ») – obéirait-il aux règles fixées par la mort ? « C’était l’année dernière. Azzedine se tenait là où nous sommes, dans mon appartement, raconte son compagnon de toujours, le peintre allemand Christoph von Weyhe, à peine étonné par cette apparition. Il était habillé d’un burnous de soie beige entièrement brodé. Il ressemblait à un prince, lui qui ne portait jamais d’habit tunisien. Il a montré du doigt Didine, qui était allongé sur le sol frais en béton, et m’a dit : « Je suis venu voir s’il va bien… » » Mais c’est à Christoph qu’il a fait ce plaisir.

Entretenir le culte

Dans la mythologie de la mode, comme dans celle de Paris, les lieux de création tiennent une place importante. Ces ateliers, ces bureaux ou ces salons aux allures d’églises désacralisées permettent aux convertis de la première heure et aux propriétaires de noms illustres devenus des marques de regretter le génie disparu, la fin d’une époque et d’entretenir le culte. Chanel a le 31, rue Cambon, où d’heureux élus visitent encore l’appartement de Gabrielle décoré de paravents de Coromandel et de livres reliés. Dior a le 30, avenue Montaigne, que Christian avait choisi pour y installer sa maison de couture dès 1946. Saint Laurent a le 5, avenue Marceau, qui hébergea les ateliers, le studio d’Yves et le bureau de Pierre Bergé, et abrite aujourd’hui la Fondation et le musée. Azzedine Alaïa a donc le 18, rue de la Verrerie, dans le 4e arrondissement parisien, à deux pas de l’Hôtel de Ville. En janvier, la Mairie de Paris a fait poser une plaque commémorative au-dessus du numéro : fixée à 3 mètres du sol, on ne la voit qu’à condition de vraiment chercher le 18. Mais c’est une parabole amusante, et qui lui rend justice, que d’enfin lever les yeux pour voir Alaïa.

Depuis que des expositions de mode, de design ou de photographie sont programmées dans la galerie, accessible au public depuis 2013, et que la librairie (ouverte fin 2018) s’est dotée, en février, d’un café, les badauds franchissent facilement la grande porte cochère du 18, plus souvent ouverte que par le passé. S’asseoir à l’une des tables installées dans la cour, sous la verrière, reste un petit privilège tant le who’s who est ici une affaire d’initiés : on verra bien sûr passer des couturières en blouse blanche quittant les ateliers de la marque, qui a survécu à son créateur et qui évolue depuis 2007 dans le giron du groupe Richemont, les bras chargés de vêtements sous housse.

Trois suites uniques

On verra madame Catherine, grande prêtresse de la boutique à laquelle les clientes accèdent par le 7 de la rue de Moussy ; Carla Sozzani, éditrice et propriétaire de 10 Corso Como, magasin multimarque milanais de renom, amie d’Alaïa pendant trente-huit ans et sa précieuse conseillère de 1999 à 2017 ; Benjamin Sarfati, le comptable de l’Association Azzedine Alaïa ; Patrice Bernard-Brunel (alias « Pipelette »), qui gère l’hôtel confidentiel 3Rooms (où séjourne régulièrement la journaliste mode du New York Times Vanessa Friedman). On apercevra aussi les deux Maria, qui s’occupent de la cuisine ; Antonella et Guevork, aux manettes de la librairie, ou encore Caroline Fabre-Bazin, directrice du studio qui, après avoir travaillé pendant dix-sept ans pour Yohji Yamamoto, a trouvé un autre guide en la personne d’Alaïa. Elle fut son bras droit à partir de la fin de 2002 et connaît la maison – où elle travaille toujours – comme sa poche.

Le visiteur patient verra-t-il peut-être enfin Christoph von Weyhe s’attarder un instant dans la lumière du jour, suivi ou précédé de l’impressionnant Didine. Un peu comme dans une pièce de boulevard, les portes s’ouvrent et se ferment, mais les protagonistes sont mieux habillés et le décor est d’une beauté singulière. Tandis que les façades s’écaillent un peu, le goût sûr d’Alaïa en matière d’art et de design saute aux yeux, où qu’on les pose : une peinture noire habille les portes et la structure métallique de la verrière ; des tableaux de Christoph von Weyhe rendent encore plus chaleureuse la boutique conçue comme un loft indémodable ; un Sein en bronze signé César trône dans la cour ; un portrait d’Alaïa par son ami Julian Schnabel illumine la librairie aux rayonnages garnis d’une sélection pointue d’ouvrages, sans parler des trois suites uniques de l’Hôtel 3Rooms, toutes meublées de chaises Marc Newson et Arne Jacobsen, de luminaires Serge Mouille, d’un canapé Osvaldo Borsani, de tables et fauteuils Jean Prouvé… En ces murs, le luxe est d’une absolue sobriété. Modeste et sûr de lui, comme le fut le maître des lieux.

« Dès que j’ai mis un pied ici, j’ai su que rien ne pourrait m’arriver, car, comme un chef de famille, il me tirait vers le haut. » Caroline Fabre-Bazin

C’est un drôle d’endroit, aussi rassurant qu’une maison de famille et plus mystérieux qu’un labyrinthe. En résumé : plusieurs bâtisses, une grande cour centrale, des ateliers de confection sur trois étages, une galerie pour les défilés et pour les expositions, une librairie, un café, un hôtel et une cave voûtée gigantesque qui avait été, entre autres facéties, transformée en boîte de nuit pour le mariage du top-modèle Stephanie Seymour. Caroline Fabre-Bazin explique qu’ici elle se sent protégée de tout. « C’était évidemment beaucoup dû à la présence de monsieur Alaïa, mais il en reste quelque chose. Dès que j’ai mis un pied ici, j’ai su que rien ne pourrait m’arriver, car, comme un chef de famille, il me tirait vers le haut. Il était protecteur et possessif, il pouvait parfois me faire pleurer, mais il m’appelait toujours pour savoir si j’étais bien rentrée. »

Cette brune en grande jupe noire repense souvent au patriarche qui ne dormait que trois ou quatre heures par nuit et n’en finissait pas de mettre au point ses patronages, de vérifier les colis que la maison envoyait aux clients, de scruter les commandes des grands magasins américains Saks et Barneys pour au matin dire aux acheteurs qu’elles n’étaient pas cohérentes. « Dans 8 000 mètres carrés, il allait et venait partout, de jour comme de nuit, ce petit monsieur », poursuit Caroline Fabre-Bazin. Il aimait surtout passer des heures dans son atelier personnel qui lui servait de studio. « Il y a des patrons partout, car Azzedine commençait beaucoup de choses et ne les finissait pas, raconte Carla Sozzani. Pour ses ateliers aujourd’hui, c’est formidable. Une mine d’inspirations, de directions à suivre. »

Salle de bains avec mur végétal

Il y a aussi l’appartement privé de monsieur Alaïa (inaccessible, car sous scellé pour cause d’inventaire post mortem), dont on saura juste qu’il abrite une bibliothèque signée Charlotte Perriand, une tête copte qui intéresserait le Louvre et une salle de bains ornée d’un mur végétal réalisé par Patrick Blanc, car « Azzedine aimait prendre son bain dans la verdure ». L’appartement de Christoph von Weyhe est mitoyen. Organisé en duplex, il abrite à l’étage l’atelier du peintre, qui baigne dans une lumière douce et une sérénité totale. Azzedine venait y rôder seul, le dimanche, pour se faire une idée de ce que peignait son compagnon, parmi les chevalets, les livres bien rangés, dont un calendrier de la noblesse suédoise de 1896 où figure l’arrière-grand-mère de l’artiste, un lit de repos signé Jean Prouvé, l’armoire où dorment sous clé les gouaches et un dessin de Basquiat…

Cela fera soixante ans cette année que Christoph von Weyhe a rencontré Azzedine Alaïa, le dimanche 13 décembre 1959, au 95, avenue Victor-Hugo, dans le 16e arrondissement, chez Nicole de Blégiers. La comtesse hébergeait ce jeune homme diplômé de l’Institut supérieur des beaux-arts de Tunis qu’elle avait vu pour la première fois couché sur le sol de la cuisine d’une de ses amies pour laquelle il faisait la couture et le ménage, s’occupait des enfants et des repas. Elle n’avait pas trouvé normal qu’un homme dorme par terre, et lui avait offert un lit dans sa chambre de bonne. Ce dimanche de décembre, au moment de quitter le repaire sous les toits pour aller faire un tour, le grand Christoph aux cheveux blonds était resté interdit devant le manteau d’Azzedine, entièrement doublé de vison. Il n’en avait jamais vu de semblable. Le jeune homme bien né de Hambourg demandera un peu plus tard à l’étonnant Alaïa : « Est-ce que vous permettez que je vous téléphone ? »

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Quartier juif et gay

Après la chambre de bonne de l’avenue Victor-Hugo, il y aura le 7e arrondissement et la rue de Bellechasse, puis, en 1984, la rue du Parc-Royal, dans le 3e. À cette époque, Azzedine Alaïa connaît un succès incroyable avec ses robes sexy, et reçoit deux « Oscars » de la mode, en 1985 à Paris, des mains de son amie Grace Jones. Si bien que l’hôtel particulier qu’il loue dans le Marais devient vite trop petit. Quand il apprend, en 1987, que le BHV vend un immeuble où logeaient ses employés et qui abritait des ateliers, à l’angle des rues de la Verrerie et de Moussy, il saute sur l’occasion, malgré le gigantisme des lieux.

Il reste donc dans le Marais, ce quartier juif et gay, anciennement ouvrier, qui n’attire alors ni les créateurs ni les marques de mode. En grattant les murs de cette nouvelle maison enfin à la mesure de ses rêves, il tombera sur de vieilles cartes fluviales, qui seront restaurées par les Monuments historiques. Et, derrière le fronton du bâtiment construit en 1896 par Xavier-François Ruel, fondateur du BHV, sur une fresque avec deux allégories féminines en conversation : Industrie et Savoir.

Les habitués comparent l’endroit à un riad au cœur de la médina, d’autres à l’irréductible village d’Astérix, qui résiste obstinément. Avec aujourd’hui, en matriarche d’une élégance rare, Carla Sozzani. Elle aura joué un rôle important dans la vie professionnelle et personnelle d’Alaïa, qu’elle a rencontré un peu avant 1980. Elle s’y tient encore avec une loyauté et une amitié intactes. Certains disent qu’elle est la seule personne sur terre avec laquelle Azzedine Alaïa, qui la surnommait « Sorella » (« sœur »), ne s’est jamais fâché. « Disons qu’on savait quand s’arrêter. On a eu très peur de se perdre, je crois. » Pendant plus de trente ans, quand elle était (souvent) à Paris, elle quittait son appartement de la place des Vosges pour passer la fin de la soirée rue de la Verrerie ou pour y dîner. Il l’appelait, ne disait ni « bonjour » ni « comment ça va ? ». Il demandait juste : « Qu’est-ce que tu veux manger ce soir ? »

Dîners épiques

Car, même s’il en avait un peu assez qu’on dise qu’il faisait bien la cuisine et coupait le poulet (« On me prend pour la boniche ou quoi ? »), Alaïa a organisé, au 18, rue de la Verrerie, des dîners épiques où le Tout-Paris se retrouvait autour de la table : des artistes de renommée internationale (Rihanna, Shakira, Tina Turner…), des journalistes (Anne-Marie Périer, Laurence Benaïm…), des créateurs (Nicolas Ghesquière…), des mannequins, photographes et stylistes, figures de la mode (Farida Khelfa, Carlyne Cerf de Dudzeele, Jean-Paul Goude…), des critiques d’art et commissaires d’exposition (Jean-Louis Froment, Donatien Grau), des directeurs de musée (Fabrice Hergott), des galeristes (Didier Krzentowski), des danseuses (Blanca Li), des pianistes (Jeff Cohen), des actrices (Monica Bellucci), tous les plus grands top-modèles américains des années 1990 (qui ont appris quelques mots de français avec lui, car il refusait de faire l’effort de parler anglais), des designers (Marc Newson, Martin Szekely…), les amis de passage à Paris, les employés de la maison, ses chiens…

« Azzedine avait beau concevoir les plus belles robes du monde, il les faisait défiler dans l’entrée de l’appartement. » Sylvie Grumbach

Les agapes se sont d’abord déroulées dans une petite cuisine, qui obligeait Carla Sozzani à faire la vaisselle dans la baignoire après le départ des convives. L’accord conclu avec Prada en 2000, dans lequel Carla Sozzani a joué un rôle déterminant, a apporté un souffle d’air financier qui a autorisé quelques travaux de rénovation. La cuisine a donc changé de place et de taille.

« Avant, Azzedine avait beau concevoir les plus belles robes du monde, il les faisait défiler dans l’entrée de l’appartement, se souvient Sylvie Grumbach, à la tête de l’agence de presse 2e Bureau. Sa table de travail était dans sa chambre. Naomi [Campbell, fille de cœur du couturier, qu’elle a toujours appelé « papa »] dormait dans la salle de bains et tous les tissus étaient dans la salle à manger. Rue de la Verrerie, tout a pris une autre dimension. On peut dîner à 250 sous la verrière et la table de la grande cuisine est faite pour 25 personnes, mais on pouvait être 50 et ça tenait quand même. » Des tablées invraisemblables, des repas bien arrosés, des soirées joyeuses à condition de ne pas prononcer les noms honnis de Karl Lagerfeld ou d’Anna Wintour, tous deux copieusement détestés. Et qui se terminaient souvent quand tout le monde était parti par un « Reste, on va parler un peu ».

« Entre 1995 et 2000, les dîners n’étaient pas réguliers et il n’y avait pas beaucoup de monde, précise l’historien de la mode Olivier Saillard, entré dans la galaxie Alaïa en 1995. Ils sont devenus une institution après 2000, quand Azzedine a repris une nervosité créative, notamment avec cette collection de 1993 et ces robes en mousseline incroyables. C’est comme s’il s’était mis à faire du Alaïa mais mieux qu’Alaïa. Tout s’est alors accéléré. Les deux dernières années, il y avait un dîner chaque soir ! Sans les porter aux nues, ces moments où tout le monde était mélangé, où ne comptaient ni la fonction, ni l’âge, ni l’origine, étaient comme un concentré du meilleur de la mixité et de la liberté qui avaient existé dans les années 1980. »

Cela devait aussi rappeler à Alaïa les soirs de fête, à la fin des années 1950, dans le salon que tenait Louise de Vilmorin, où il avait rencontré Cocteau, Miró et Malraux. Avec une rare vivacité, sans nostalgie ni concession à une mode quelconque, et parce qu’il était l’expression sincère d’une grande générosité, c’était comme si ce mélange que réussissait à produire Alaïa n’existait plus que là, entre ces murs et sous son autorité. Carla Sozzani et Olivier Saillard maintiennent la tradition. Ils dressent désormais la table dans la cour, plutôt que dans la cuisine, en pensant que cela lui aurait plu.

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Méandre d’escaliers et d’étages

A eux, désormais, de mettre en œuvre ce qu’Azzedine Alaïa voulait ou ce qu’il aurait apprécié. Non sans une certaine pression. « Azzedine ? C’était très simple avec lui : il ne fallait pas le décevoir », pointe Carla en sous-entendant qu’il n’est pas question de le chiffonner maintenant qu’il est parti. Dès 2007, l’Association Azzedine Alaïa a été créée afin de protéger le travail et la collection d’art du styliste. Une procédure est en cours pour que l’association devienne une fondation, que le 18, rue de la Verrerie devienne un musée et que soient poursuivies et développées ses activités d’intérêt public. Les ministères concernés (affaires étrangères et culture) ont donné leur accord. Reste au Conseil d’Etat à se prononcer. La décision ne devrait plus tarder.

Car, aussi précieusement que les souvenirs, le 18 rue de la Verrerie couve un trésor dont on n’a pas le droit de dire où il se situe précisément dans ce méandre d’escaliers, de bâtiments, d’ascenseurs, d’étages en rénovation : l’une des plus grandes collections de mode du xxe siècle. « Il y a, en France, les collections de Galliera, celles des Arts décoratifs et, ensuite, les archives d’Alaïa. C’est un fonds privé, unique au monde, composé de 12 000 à 15 000 pièces », explique Olivier Saillard, désigné par le couturier lui-même comme futur directeur de la fondation devant organiser et veiller à la conservation de ces archives exceptionnelles.

Chefs-d’œuvre de tissu

Cette collection comprend environ 300 pièces signées Adrian, le costumier d’Hollywood mort en 1959, alors que les musées français n’en comptent pas une seule ; du Madame Grès, du Vionnet, du Christian Dior, du Comme des garçons, du Martin Margiela, du Junya Watanabe… et quelque 200 pièces de Cristóbal Balenciaga, qu’il admirait tant. Quand Balenciaga a fermé sa maison, en 1968, Mademoiselle Renée, la directrice, a appelé Alaïa, alors couturier de génie qui travaillait pour quelques clientes prestigieuses, pour qu’il vienne récupérer des tissus. Il a acheté les robes et n’a pu envisager une seule seconde de tailler dedans pour en utiliser la soie. Aujourd’hui, une partie du 18, rue de la Verrerie abrite tout ce qu’il a acheté, sur cinq étages complets.

« C’était un conservateur de beauté, pas un flambeur. Un collectionneur qui voulait davantage protéger que posséder, précise Carla Sozzani. Dans les salles des ventes, il se battait contre les musées, les institutions et d’autres bien plus riches que lui. Et il achetait tout ce qu’il pouvait, qu’il en ait les moyens ou pas. » Comme pour sauver ces chefs-d’œuvre de tissu de la dispersion et de l’oubli, il a constitué, souvent à l’insu de son entourage, une collection hors norme dont personne n’a eu à s’inquiéter jusque-là puisqu’il décidait seul. Les sacs arrivaient et montaient directement chez lui. Il doit en rester quelques-uns qui n’ont, encore aujourd’hui, jamais été ouverts… Il répétait souvent en riant : « Quand je mourrai, vous l’aurez dans le baba ! » Il a laissé à Christoph, Carla, Caroline et Olivier le soin de valoriser et de partager avec le public ce qu’il a discrètement accumulé pendant des années. « Je n’aurai jamais assez de vie, sourit Carla Sozzani. Je me sens parfois comme un moine copiste qui sait qu’il partira sans avoir fini. Il y a une certaine beauté là-dedans. Heureusement, Olivier [Saillard] a vingt ans et deux jours de moins que moi… C’est parfait. »

Le virus de la collection contamine Azzedine Alaïa en 1965. Le couturier sort un jour avec de l’argent pour acheter un matelas. En passant devant la vitrine d’un antiquaire, il aperçoit la fameuse tête copte. Il rentrera chez lui sans matelas. Depuis lors, il ne s’est plus jamais arrêté. Quand les problèmes s’accumulaient, il prenait la tête copte dans ses bras… « Il partait seul ou avec le chauffeur, le comptable, « Pipelette » ou moi, enfin jamais avec les mêmes, se souvient Carla Sozzani. Parfois, il disait qu’il avait mal au genou et qu’il fallait qu’il aille chez le kiné. On se regardait tous en s’interrogeant : « Mais il n’y est pas déjà allé deux fois cette semaine ? » En fait, il se rendait en salle des ventes. »

Cartons empilés jusqu’au plafond

Ce Tunisien d’origine et de cœur s’était fait un devoir de préserver ce qu’il considérait souvent comme le patrimoine de la France, lui qui avait vécu l’obtention de la nationalité française comme l’une des plus grandes reconnaissances de sa vie. Mais ce n’est pas tout. En plus de ce musée de la mode personnel en cours d’inventaire, le maître de la maille a gardé au fil de ses cinquante et une années de création chacune des pièces qu’il a conçues et faites de ses mains… Soit 22 000 vêtements qui attendent patiemment dans des boîtes.

En se frayant un chemin parmi les tours de cartons empilés jusqu’au plafond qui, menaçant pour certaines de s’effondrer, forment un dédale aux parois branlantes, Carla Sozzani regarde les photos collées sur chacune des boîtes et qui indiquent ce qu’elles renferment. Mention est faite du modèle et de la saison, bien sûr, mais aussi de la taille : uniquement du 36. « Ah ! ça, il savait comment vous faire maigrir ! rit-elle encore. Si vous grossissiez, il pouvait vous conseiller d’aller acheter une gaine chez Cadolle ou disait que vous étiez prête pour le Salon de l’agriculture. » L’élégante Milanaise qui chuchote de sa belle voix éraillée, en roulant les « r » et les maillons de son sautoir entre ses longs doigts, laisse partir loin ses pensées sur la mer de cartons qui s’étale devant elle. « C’est émouvant quand même. Il a tout gardé. »

Azzedine Alaïa, un couturier à l’écart des systèmes de mode

Un jour prochain, donc, on visitera non pas un « musée de marque » mais un haut lieu de vie et de travail acharné où, déjà, un mur vitré a été érigé pour sauvegarder le bureau d’Azzedine Alaïa, resté intact, avec seulement des draps posés sur les meubles. Chacun pourra approcher et appréhender l’œuvre hors du commun autant que l’esprit exigeant et subtil d’Azzedine Alaïa, qui continue d’habiter les lieux. Même si l’homme est enterré en Tunisie, dans le village immaculé de Sidi Bou Saïd, où le bleu des portes se mêle à celui de la Méditerranée, et dont l’une des maisons, le Dar Alaïa, accueille des expositions.

Même si les cinq chats qui se baladaient rue de la Verrerie ont trouvé refuge ailleurs, auprès des amis. Même si l’on n’entend plus les chants d’Oum Kalthoum à tue-tête dans l’atelier et si la grande télévision ne diffuse plus en boucle les documentaires animaliers. Même si Caroline ne sursaute plus à chaque bruit, craignant que le couturier blagueur caché derrière un rideau ne menace de lui couper les cheveux avec ses grands ciseaux. Et même si les lumières sont éteintes désormais autour de la table de travail du maître, il a laissé un héritage inestimable et d’utilité publique. « Il passait toutes ses nuits, seul, à faire ses patrons. Il en éprouvait une joie parfaite, se souvient Carla Sozzani. Moi, le jour, j’étais la pom-pom girl. Je lui répétais qu’il était le meilleur et qu’il n’y avait personne comme lui, pour une seule et unique raison : je le pensais. » Quand le musée sera ouvert, d’autres ne pourront que le penser aussi.

Caroline Rousseau

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