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Jours tranquilles à Paris
30 septembre 2019

Claude Martin : « Jacques Chirac a été, en politique étrangère, un président gaulliste, sans doute le dernier »

chirac president

Par Claude Martin, ancien diplomate

Souveraineté des Etats, refus des affrontements de bloc à bloc, construction d’une Europe forte et solidaire… telles furent les grandes lignes de l’action de l’ancien chef de l’Etat qui contribua au rayonnement de la France, estime l’ex-diplomate dans une tribune au « Monde ».

Sur la scène internationale, Jacques Chirac n’était pas seulement connu, apprécié, admiré. Il était aimé. Et il faisait aimer la France. Peu de Français mesurent à quel point ses prises de position, ses déplacements, ses initiatives, ont contribué au rayonnement de notre pays. A quel point, pendant douze années, la France a eu une grande politique étrangère.

Certes, on a gardé en mémoire le refus courageux de faire participer notre pays à l’aventure irakienne. Mais la plupart des choix et des hauts faits d’une diplomatie qui n’a cessé d’être, tout au long de ces douze ans, inspirée, déterminée, et brillante, restent dans l’ombre ou sont traités avec une distance et une rapidité qui n’aident pas à les apprécier à leur juste valeur.

Jacques Chirac a été, en politique étrangère, un président gaulliste, sans doute le dernier. Inspiré par les principes du fondateur de la Ve République, il a suivi sur la scène internationale la ligne qui a fait, pendant un demi-siècle, la force du message français : respect de la souveraineté des Etats, de l’identité des nations, de la dignité des peuples. Refus des affrontements de bloc à bloc. Construction d’une Europe forte et solidaire, faisant entendre une voix qui soit vraiment la sienne, dans un monde multipolaire et équilibré.

Dialogue avec la Chine et la Russie

Nulle part, mieux qu’en Chine, où j’ai eu l’occasion de le voir à l’œuvre, Jacques Chirac n’a illustré son attachement à cette sage politique. Il a su défendre à Pékin, avec force mais sans tapage, les valeurs de la France, dit ce qu’il fallait dire, mais su tendre la main.

Qui se souvient qu’il avait reçu, à l’Hôtel de Ville, le dalaï-lama, pour s’entretenir avec lui, de l’avenir de la culture tibétaine ? L’ambassadeur de Pékin était venu lui reprocher une « grave erreur » qui pourrait « compromettre sa carrière politique ». Il lui avait rétorqué : « Laissez-moi apprécier moi-même, Monsieur l’Ambassadeur, la façon dont je conduis ma carrière politique, et permettez-moi de m’informer comme je l’entends de l’état d’esprit des Tibétains, dont je ne conteste nullement l’appartenance à votre pays. »

Chirac avait, dans le dialogue avec la Chine, une longueur d’avance. Dès 1975, Il avait noué avec celui qui en deviendrait le nouveau timonier, Deng Xiaoping, une relation personnelle forte qui permit à la France de prendre toute sa place dans le mouvement de réformes de l’empire du Milieu.

Après la tragédie de Tiananmen, en 1989, Jacques Chirac lutta pour que ce lien privilégié ne fût pas rompu. Il avait compris que les sanctions renforceraient le pouvoir et le conduirait à riposter par une attitude de défi à l’égard de l’Occident. « La Chine, disait-il, sera un jour une grande démocratie, mais elle le sera à sa façon, par son propre combat, et non en se laissant persuader par nos discours où perce trop souvent l’arrogance ou le mépris. »

IL A TOUJOURS ESTIMÉ QUE LA RUSSIE AVAIT TOUTE SA PLACE DANS LA MAISON EUROPÉENNE
Gaulliste, Jacques Chirac l’était tout autant à l’égard de la Russie. Il a toujours estimé que celle-ci avait toute sa place dans la maison européenne, et qu’elle finirait par rejoindre le cercle de famille. En attendant nous devions, pensait-il, offrir à Moscou un partenariat étroit, et surtout éviter, au moment où les anciens pays du bloc soviétique allaient rejoindre l’Europe, de reconstruire un mur qui continuerait à couper, plus à l’est, le continent européen.

Il s’est employé parallèlement à renforcer nos liens avec elle, et n’a pas ménagé ses efforts pour obtenir qu’elle soit reconnue dans le concert des grandes nations. C’est à son initiative qu’à Denver (Colorado), la Russie fut admise enfin au G7, devenu G8. Elle en sera chassée quelques années plus tard, pour mauvaise conduite. A nouveau cette politique des sanctions inefficace, la seule que l’Europe sache apparemment pratiquer à l’égard d’un pays qui a dérivé sans doute mais par notre faute. Parce que nous l’avons isolé, exclu du continent européen, et finalement poussé à renouer avec Pékin.

Profondément européen

C’est à l’Europe, à sa conception, à son organisation, à son avenir, que tout cela nous ramène. A rebours de certains jugements portés ces jours-ci sur son action, je suis convaincu que Jacques Chirac était profondément européen.

Mais il voulait une Europe solidaire, cohérente, agissante, à l’image de celle qu’il avait pratiquée en défendant la PAC [politique agricole commune]. Il avait approuvé sans enthousiasme le traité de 1992, convaincu que tout le système institutionnel européen était à revoir, et que l’élargissement de l’UE à dix nouveaux membres imposait sa réforme, profonde et urgente.

JACQUES CHIRAC A DÉFENDU LE PROJET « CONSTITUTION EUROPÉENNE » DU BOUT DES LÈVRES. CE N’ÉTAIT PAS SON ŒUVRE
A la direction des services européens du Quai d’Orsay, j’ai, sous sa direction et celle du premier ministre Alain Juppé, conduit une réflexion qui allait dans le sens d’une vraie refonte du système européen, avec la création d’un mécanisme de « pilotage » de l’UE par un petit groupe de pays décidés à s’unir pour permettre à l’Europe d’avancer. Ces réflexions rejoignaient celles formulées en Allemagne. Elles n’ont pas abouti, par une conjonction des résistances des pays et des institutions.

Quelques mois plus tard, le projet de « Constitution européenne », qui aurait permis de rebondir après cet échec, l’a plutôt aggravé, rendant la mécanique plus complexe, moins capable d’agir, alors que l’UE allait s’alourdir, avec l’entrée de douze nouveaux membres. Jacques Chirac a défendu le projet du bout des lèvres. Ce n’était pas son œuvre. Il a finalement, et à juste titre, laissé le peuple français décider.

Un nouveau « couple » franco-allemand

En réalité, il conduisait au même moment une autre politique européenne adaptée aux défis du moment. Il avait reconstitué avec Gerhard Schröder un nouveau « couple » franco-allemand, aussi fort et solide que celui formé en leur temps par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, puis Helmut Kohl et François Mitterrand.

Les deux partenaires avaient constaté leur accord sur de nombreux sujets : le refus de la guerre d’Irak, la nécessité de réformer le pacte budgétaire, l’urgence d’une politique industrielle commune dans le domaine naval, aéronautique, nucléaire, chimique, l’intérêt de parler ensemble à la Russie, à l’Inde, au Japon, à la Chine.

Les premiers ministres du Royaume-Uni, d’Italie, d’Espagne demandaient à les rejoindre. Le « directoire » dont le général de Gaulle avait souhaité l’émergence pour piloter l’Europe était, peut-être, sur le point de naître. Mais Gerhard Schröder perdit les élections, et Angela Merkel lui succéda, ramenant l’Allemagne sur des voies plus orthodoxes. Jacques Chirac quitta le pouvoir. Et Nicolas Sarkozy fit approuver par la voie parlementaire le traité constitutionnel rejeté par les Français. L’Europe retomba dans ses ornières.

LE DIALOGUE AVEC LA RUSSIE EST DEVENU EMPREINT DE MÉFIANCE, LE PARTENARIAT STRATÉGIQUE AVEC LA CHINE BAT DE L’AILE
Que reste-t-il de cette politique étrangère, volontariste et réaliste à la fois, que Jacques Chirac s’est efforcé de mener, à l’égard de la Chine, de la Russie, de l’Allemagne, de l’Europe ?

Peu de choses, en vérité. Au cours de ces douze dernières années, la France s’est éloignée des grands principes de la démarche gaulliste. Elle a rejoint les structures intégrées de l’OTAN. Elle s’est engagée dans des opérations militaires contre des Etats souverains, sur des bases juridiques très douteuses. Elle s’est laissée entraîner en Afrique dans des interventions prolongées, sans issue visible. Elle prend en Europe des initiatives brillantes, mais souffre de ne pas trouver de vrai soutien. La relation avec l’Allemagne est devenue fragile, le dialogue avec la Russie empreint de méfiance, le partenariat stratégique avec la Chine bat de l’aile.

La France a certes continué à prendre, depuis douze ans, de belles initiatives sur la scène internationale. Hier sur le climat. Aujourd’hui sur l’Iran. Mais sur les grands dossiers, elle a perdu une part de son influence. Une grande diplomatie, c’est un pays fort, une vision claire, et à long terme, un homme enfin, écouté et respecté, pour la mettre en œuvre. Jacques Chirac a incarné tout cela. C’est la raison pour laquelle il fut estimé et respecté. C’est la raison pour laquelle il sera regretté.

Claude Martin a été ambassadeur en Chine (1990-1993), puis en Allemagne (1999-2007) Ancien directeur général des Affaires européennes au Quai d’Orsay (1994 à 1999), il est l’auteur de « La Diplomatie n’est pas un dîner de gala » (Editions de l’Aube, 2018).

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