Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Jours tranquilles à Paris
30 septembre 2019

« Passe-moi ta mère » : des attentions personnelles aux manœuvres électorales, le monde politique raconte « son » Jacques Chirac

chirac47 (1)

Par Lucie Soullier, Raphaëlle Besse Desmoulières, Cédric Pietralunga, Bastien Bonnefous, Olivier Faye, Abel Mestre, Alexandre Lemarié, Sylvia Zappi, Benoît Floc'h, Julie Carriat

De Renaud Muselier à Julien Dray, anciens proches ou adversaires, ils se souviennent d’un ancien président attentif aux autres, passionné par les civilisations lointaines et plongé dans le combat politique.

Il était, selon ses biographes, « L’inconnu de l’Elysée » ou « L’homme qui ne s’aimait pas ». Jacques Chirac, mort jeudi 26 septembre à 86 ans, a toujours rechigné à se raconter en dehors des quelques figures imposées par la vie politique. L’ancien président de la République s’est bien sûr plié, comme les autres, au jeu d’acteur que supposent les campagnes électorales, et à leur part d’impudeur. Mais il a porté tant de masques différents en quarante ans de vie politique que l’on ne sait pas toujours lequel regarder.

« Un responsable politique, et à plus forte raison un chef d’Etat, doit avoir son jardin secret. S’il n’en a aucun, c’est qu’il n’est rien du tout, en vérité », a-t-il confié, au seuil de la mort, à l’éditeur Jean-Luc Barré, qui l’a aidé à rédiger ses mémoires.

Ce sont donc les autres qui racontent le mieux Jacques Chirac. Ces centaines, ces milliers de personnes croisées, le temps d’une vie, et qui apportent par leurs témoignages une petite touche au portrait pointilliste de l’ancien président. Des alliés et des adversaires qui attrapent le fil d’une existence par le truchement d’un souvenir.

Leur Chirac, c’est avant tout l’histoire d’un homme attentif aux autres. Aux mères, en particulier. Le 1er juin 1997, le RPR perd sa majorité à l’Assemblée nationale. Malgré la débâcle, le jeune Renaud Muselier est élu député des Bouches-du-Rhône. Le président de la République l’appelle pour le féliciter. « Passe-moi ta mère », lui dit-il. « Elle n’est pas arrivée, je lui transmettrai votre attention », répond Muselier, qui ne veut pas faire perdre son temps au chef de l’Etat. Chirac ne veut rien savoir ; il attendra dix minutes au bout du fil. Il tenait à ce que Mme Muselier sache à quel point elle peut être fière de son fils. « Invraisemblable, s’étonne encore l’intéressé. Il est président de la République, vient de perdre sa majorité, et prend pourtant le temps de parler à ma famille. »

Tel un roi thaumaturge

Ce genre d’attentions, le madré politique les a répétées cent fois, dans les moments heureux comme aux heures tristes. On peut se dire que c’est une mécanique bien huilée. On peut aussi penser que c’est simplement humain. Quand le socialiste Julien Dray perd sa mère, en janvier 2011, l’ancien président lui passe un coup de téléphone, du fond de sa retraite. « Vous savez, Julien, elle sera toujours là pour vous et elle sera fière », lui dit-il. « C’était simple mais si gentil », sourit le fondateur de SOS Racisme.

En 2001, apprenant que l’épouse de Xavier Darcos, alors maire de Périgueux, souffre d’un cancer, Jacques Chirac rend visite à cette dernière en marge d’un sommet franco-italien organisé dans la préfecture de Dordogne. Il la voit en tête-à-tête pendant une demi-heure, puis retourne s’entretenir avec Xavier Darcos, lui confiant, tel un roi thaumaturge : « Tu sais, quand je serre la main de quelqu’un, je sais s’il est en bonne santé. Ta femme est sauvée, c’est sûr. » La chimiothérapie, en effet, sera un succès, et Laure Darcos siège aujourd’hui sur les bancs du Sénat. « Je suis sans illusion sur Chirac, mais je pense que cela, ce n’était pas affecté », veut croire son mari.

Ces marques d’attention, l’ancien président les réservait aussi à ses chers électeurs de Corrèze. Un jour de 1997, Martin Hirsch, alors directeur de cabinet du ministre de la santé, le socialiste Bernard Kouchner, reçoit un appel de l’Elysée. « Allô ? C’est Chirac. Il n’est pas là Bernard ?

– Non, monsieur le président, il est en déplacement, répond Hirsch, tétanisé.

– Bon, vous allez me résoudre ce problème. »

« Et là, raconte l’actuel directeur de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), j’entends le président de la République m’expliquer avec moult détails que Madame Machin avait été à tort classée avec un handicap de 20 % par la commission départementale de Corrèze. Alors que, me dit-il, il la connaît bien, et qu’avec ses deux jambes blessées, c’est sûr, c’est au moins 40 % ! » Une intervention simple et franche comme un plaçou, ces services ou emplois que le Corrézien a distribué à la pelle aux habitants de son département tout au long de sa carrière.

Des VHS de tournois de sumo

Mais Chirac, c’est aussi une attention portée au lointain. Une fois devenu ministre de la coopération, en 1995, Jacques Godfrain a pu mesurer l’étendue de l’intérêt que son vieil ami portait aux anciennes civilisations d’Afrique et d’Asie.

« Avant d’étudier les dossiers du pays, tu vas d’abord au musée, et tu leur parles de leur histoire, de leur culture », lui conseille-t-il ainsi. A la veille d’un voyage au Mali, Chirac s’enquiert de l’itinéraire que va suivre son ministre. « Tu vas à Kayes ?, remarque-t-il. N’oublie pas, c’était la capitale d’un très grand empire il y a six siècles. Ne leur parle pas comme à Bamako. Tu ne parles pas à Paris comme à Marseille. »

Dans un registre plus léger, Jean-François Lamour, son conseiller sport à l’Elysée entre 1995 et 2002, se souvient de toutes ces fois où il a dû se rendre à la cellule diplomatique du palais pour rapporter au président des cassettes VHS de tournois de sumo, les honbashos. L’ambassadeur de France au Japon lui faisait spécialement envoyer.

« Il les regardait plutôt le soir, en compagnie, un peu contrainte, de Mme Chirac, qui n’était pas vraiment passionnée, raconte celui qui fut ensuite son ministre des sports. La particularité, contrairement au résumé fourni à l’époque par Eurosport, était que Jacques Chirac regardait tout le long cérémonial qui précédait chaque combat. D’où le nombre important de VHS pour chaque honbasho, sept ou huit ! Il a souvent été brocardé pour cette passion, mais je crois que, par-dessus tout, il respectait les autres cultures, qu’elles soient en décalage ou non avec celles de l’Occident. »

Son ancien conseiller Hugues Renson, qui l’a accompagné quelque temps après l’Elysée, rapporte ainsi une conversation que l’ex-président a eue, un soir de 2010, avec un couple russe dans un bar du 7e arrondissement de Paris. « Ils avaient reconnu Chirac, mais ne parlaient pas un mot de français, et manifestement très mal l’anglais, sourit celui qui est aujourd’hui député La République en marche. A ma grande stupéfaction – et à la leur aussi ! – il se mit à leur parler dans leur langue. Pas seulement pour leur dire bonjour, une vraie conversation. J’étais bien incapable de savoir de quoi ils parlaient… »

Grandes et petites manœuvres politiques

Résumer Jacques Chirac, c’est aussi se plonger dans une vie faite de manœuvres politiques. Des grandes et des petites. Au moment de l’élection présidentielle de 2002, Thierry Coste, alors directeur de campagne de Jean Saint-Josse, le candidat des chasseurs, faisait clandestinement le lien avec la Chiraquie. « A sa demande, et avec l’accord de Saint-Josse, on avait mis en place une stratégie : faire une campagne très à gauche pour piquer le maximum de voix à Lionel Jospin, et ainsi favoriser Chirac », assure Thierry Coste, aujourd’hui lobbyiste pour le compte du monde de la chasse.

Une chiquenaude comparée à la présidentielle de 1995. François Mitterrand n’apporte alors qu’un soutien du bout des lèvres à Lionel Jospin. En marge d’un congrès de l’association des maires de France (AMF), quelques mois avant le scrutin, Jean-Paul Delevoye, alors président de l’AMF, attrape au vol une phrase lancée par le président socialiste à Jacques Chirac : « Vous qui aspirez à de grandes destinées pour la France, laissez-moi vous conseiller… » Le haut-commissaire à la réforme des retraites, qui soutenait le maire de Paris, voit alors Charles Pasqua, qui était dans le clan d’Edouard Balladur, un rien inquiété par cette scène. « Il s’est mis à parler en corse avec le préfet Philippe Massoni ! »

Une fois parvenu au pouvoir, Jacques Chirac s’est illustré par une prudence digne du père Henri Queuille, un Corrézien, comme lui, et ancien président du Conseil sous la IVe République, qui disait : « Il n’est pas de problème dont une absence de solution ne finisse par venir à bout. »

Seulement, avec un premier ministre aussi fougueux que Dominique de Villepin, cette inclination passait mal. Un soir de 2006, apprenant que le président de la République songe à reculer sur le contrat première embauche (CPE) sous la pression des manifestants, Villepin se rue à l’Elysée en compagnie de son directeur de cabinet, Bruno Le Maire. Il tempête dans tous les sens et enjoint Chirac à tenir bon, faisant grimper la tension dans la pièce. Le chef de l’Etat désamorce la bombe Villepin d’un coup de patte malicieux, rapporté par Bruno Le Maire : « J’aime, Dominique, quand vous me regardez avec ces yeux de braise… »

« J’ai perdu un vieux copain »

Nicolas Sarkozy moquait ce caractère de « roi fainéant ». Certes. Mais le roi était aussi conscient de l’importance de son rôle dans la petite histoire des hommes. Au soir du 21 avril 2002, alors que ses conseillers se réjouissent de la victoire certaine qui se dessine à la faveur du second tour face à Jean-Marie Le Pen, Chirac coupe net tout triomphalisme : « Le Pen au second tour, c’est extrêmement grave pour notre pays. » « Sa gravité contrastait avec l’exaltation de son équipe, relève son directeur de campagne d’alors, Patrick Stefanini. On était dans une satisfaction politicienne. Lui, dans une gravité présidentielle. »

Le même Chirac, pourtant, ne trouvait rien à redire à l’alliance d’un candidat de son RPR avec le Front national, à Dreux (Eure-et-Loir), lors d’une élection municipale, en 1983. Incartade de jeunesse, qui précéda des décennies de combat contre l’extrême droite. A cette époque, Jean-Marie Le Pen lui proposa dans une lettre, ainsi qu’au centriste Jean Lecanuet, une alliance nationale contre « la gauche socialo-communiste ». « Je leur adressai la chose le 30 juin et j’attendis la réponse. J’attends toujours », écrit Le Pen dans ses Mémoires.

Il manque tant de choses dans ces souvenirs sur l’ancien président. Tant de moments lumineux et de cadavres dans le placard que la mort, peut-être, ressuscitera. Il reste, surtout, la mémoire d’un « frère » que nous raconte Pierre Mazeaud, 90 ans, depuis son deux-pièces de jeune homme, sous les combles d’un immeuble situé sur la rive droite de Paris, à deux pas de la Seine. « Ma carrière, je la lui dois, soupire d’une voix tremblante l’ancien président du Conseil constitutionnel. C’est un homme de cœur. Il était malade de voir les fractures graves de notre société. »

Mazeaud se souvient de ce « serment de Solignac » qu’ils firent ensemble dans un bistrot près de l’abbaye du même nom, au sud de Limoges, avec huit autres jeunes candidats gaullistes, en 1967. Celui de « battre la gauche » aux législatives dans ce Sud-Ouest tenu par les radicaux, les socialistes et les communistes. « On a tous été mis au tapis. » Tous sauf Bernard Pons, élu dans le Lot, et Chirac, élu en Corrèze, bien entendu. Un monde s’est éteint depuis. « J’ai perdu un vieux copain, lâche Pierre Mazeaud. Je ne sais pas si je m’en remettrai facilement… »

Publicité
Commentaires
Publicité