Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Jours tranquilles à Paris
3 octobre 2019

Entretien - Affaire Khashoggi : « Les chefs d’Etat ont le devoir de parler »

Par Benjamin Barthe, Beyrouth, correspondant

Agnès Callamard, la rapporteuse du Conseil des droits de l’homme des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, dénonce le « manque de courage » de la communauté internationale après l’assassinat, il y a un an, du journaliste saoudien.

Agnès Callamard est la rapporteuse du Conseil des droits de l’homme des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires. Son rapport du mois de juin sur l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, liquidé le 2 octobre 2018, dans le consulat du royaume à Istanbul (Turquie), confortait les soupçons pesant sur le prince héritier Mohammed Ben Salman (« MBS ») et demandait l’ouverture d’une enquête internationale.

Trois mois après la publication de ce travail et un an après les faits, qui avaient suscité un tollé planétaire, Mme Callamard critique durement la réponse du pouvoir saoudien et de la communauté internationale.

Elle appelle à la création d’un mécanisme d’enquête international et permanent, permettant de lutter contre l’impunité dans les cas d’exécutions ciblées.

Un an après l’assassinat de Jamal Khashoggi et trois mois après la publication de votre rapport, en sait-on davantage sur les circonstances et les responsables de sa mort ?

Depuis juin, il n’y a eu aucun progrès. Le procès, [en Arabie saoudite], des membres du commando d’Istanbul a semble-t-il continué. Il y a eu, selon mes informations, une nouvelle session, toujours à huis clos. Mais Saoud Al-Qahtani [un proche conseiller de Mohammed Ben Salman, impliqué dans l’opération] ne figurait pas sur le banc des accusés et il n’a toujours pas été inculpé. Malgré toutes les preuves qui ont été apportées, l’Arabie saoudite refuse de prendre conscience du fait qu’il s’agit d’un crime d’Etat, et non d’un crime individuel. Dans cette affaire, la vérité est l’autre victime.

L’Arabie saoudite a-t-elle tiré les leçons de ce scandale, selon vous ?

Pas du tout. Aucune des personnes emprisonnées dans le royaume pour des crimes de conscience, comme les journalistes et les activistes, n’a été libérée. Ces douze derniers mois, nous n’avons observé aucun progrès en matière de respect des libertés fondamentales, aucun changement de cap.

En mai, un activiste qui est réfugié en Norvège [le militant des droits de l’homme d’origine palestinienne Iyad Al-Baghdadi, qui critique souvent les autorités de Riyad], a même été mis sous protection par la police de ce pays, après que celle-ci a été informée par la CIA américaine de l’existence de menaces contre lui. En matière de liberté d’expression, la situation est au point mort.

Comment évaluez-vous la réaction de la communauté internationale ?

C’est la débandade, si vous me passez cette expression. Lors de la présentation de mon rapport, en juin, la majorité des Etats avaient adopté une position ferme. Malheureusement, les actions n’ont pas suivi.

Certains Etats ont manifestement très envie de revenir au « business as usual ». Au G20 d’Osaka [Japon, 28-29 juin], le président américain Donald Trump a fait tout son possible pour démontrer son affection à l’égard de « MBS ». Une vraie claque ! Cela démontre le manque de courage de la communauté internationale.

Qu’aurait-elle dû faire ?

Je comprends que les Etats n’ont pas tous les moyens politiques et économiques de répondre aux violations des droits de l’homme perpétrées par l’Arabie saoudite, qui est un pays puissant. Mais les chefs d’Etat ont le devoir de parler. Il est inacceptable qu’aucun d’entre eux, à Osaka, n’ait dénoncé la politisation du G20, les efforts faits pour redorer le blason de « MBS » et qu’aucun chef d’Etat ne se soit prononcé haut et fort pour les droits de l’homme et la liberté de la presse. Les symboles ont une valeur. Le minimum qu’on puisse demander à nos dirigeants, c’est de ne pas s’autocensurer.

Le prochain G20 se tiendra en Arabie saoudite, en novembre 2020…

Idéalement, il faudrait que ce ne soit pas le cas. Mais, si c’est inévitable, il faut que les Etats soient fermes sur leurs positions.

Faut-il se résoudre à ce que la justice ne soit jamais rendue dans cette affaire ?

Il ne faut pas perdre espoir ou penser qu’il n’y a rien à faire. Une année, en matière de recherche de justice, ce n’est pas très long, surtout sur un cas aussi difficile. On est lancé dans un marathon, et non dans un cent mètres.

De quels leviers disposez-vous concrètement ?

Je vais continuer à pousser pour que les Nations unies mettent en place un panel d’experts pour analyser les éléments de preuve liés à la responsabilité pénale des responsables saoudiens, dont le prince héritier. C’est inacceptable qu’elles n’aient pas eu la volonté et le courage de faire quelque chose.

Le meurtre de Jamal Khashoggi a révélé les profondes lacunes de notre système international. Si je n’avais pas décidé d’enquêter, personne ne l’aurait fait.

Comment remédier à ce manque ?

Il faudrait instaurer un instrument d’enquête permanent sur les exécutions ciblées. Dans le cas de la guerre en Syrie et des crimes commis contre les Rohingya au Myanmar, il existe un mécanisme d’enquête, indépendant, impartial et international. On devrait faire de même pour les exécutions ciblées, un phénomène qui promet de s’accroître, au vu du monde que nous engendrons.

Dans votre rapport, vous appeliez la communauté internationale à honorer la mémoire de Jamal Khashoggi et à prendre des initiatives en faveur de la liberté de la presse et de la démocratie au Moyen-Orient. De tels projets ont-ils vu le jour ?

Une statue sera érigée [mercredi 2 octobre], en face du consulat d’Arabie saoudite, à Istanbul, ou du moins en face du bâtiment qui l’hébergeait le jour où Jamal Khashoggi a été tué. Car Riyad l’a vendu et a déménagé son consulat dans un autre quartier d’Istanbul.

D’autres initiatives de ce genre verront-elles le jour ? Je l’espère. L’Arabie saoudite de son côté veut organiser un événement sur la liberté de la presse [intitulé le Saudi Media Forum, il se tiendra les 2 et 3 décembre à Riyad] ! Cela participe des efforts du royaume pour s’acheter une nouvelle légitimité. Mais personne n’est dupe.

Publicité
Commentaires
Publicité