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Jours tranquilles à Paris
4 octobre 2019

Chronique « L’assassinat de Khashoggi n’a en rien freiné la présence de la France culturelle en Arabie saoudite »

Pour Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde », le milliard d’euros qu’Abou Dhabi a réglé pour avoir son Louvre « est de la rigolade » par rapport au site antique d’Al-Ula. Un projet sur lequel Riyad mise, avec l’aide de la France, pour ouvrir le pays au tourisme.

La date tombe mal pour l’Institut du monde arabe (IMA), à Paris. Le 9 octobre, ce musée ouvre une exposition sur Al-Ula, un site dans le nord-ouest de l’Arabie saoudite, grand comme la Belgique, en plein désert et d’une richesse folle. Sept mille ans d’histoire. Qui risquent d’être brouillées par un événement survenu il y a un an, quand le régime saoudien a fait découper en morceaux l’opposant Jamal Khashoggi en son consulat d’Istanbul. Un télescopage entre beauté et sordide.

Voyons plus large. D’un côté, une monarchie ultra-religieuse, avec à sa tête le prince Mohammed Ben Salman, alias « MBS », qui jette en prison, torture parfois, réprime le moindre opposant, les femmes soumises à la tutelle mâle pour des gestes quotidiens (se marier, ouvrir un compte en banque, etc.), des militantes féministes emprisonnées, un Etat qui s’enlise dans une sale guerre au Yémen. De l’autre, un client richissime à qui l’on vend des tas de produits. Des armes. Beaucoup de culture aussi.

L’assassinat de Khashoggi n’a en rien freiné la présence sur place de la France culturelle. C’est vrai dans l’archéologie, le cinéma, les arts, les festivals, la musique ou l’opéra. L’argent du royaume vient aussi chez nous. 17 millions d’euros au Louvre pour aménager, en 2005, son département des arts de l’islam. 5 millions pour rénover le bâtiment de l’IMA et notamment ses moucharabiehs. L’exposition Al-Ula est financée par le régime saoudien (1 million d’euros). « Nous avons travaillé en toute indépendance », jure Jack Lang, président de l’Institut. Quand on demande à cet ami du Golfe, que certains surnomment « Jack d’Arabie », si échanger avec ce régime lui pose problème, il reste fidèle à une réputation qui lui a réussi. « Je suis un optimiste indécrottable. »

Ambivalence

Donc Jack Lang dit que les échanges culturels sont un bon levier pour faire bouger les mœurs et qu’un « climat inédit » règne à Riyad depuis deux ans. Sentiment confirmé par des spécialistes. Les femmes, par exemple, peuvent conduire une voiture ou voyager seules à l’étranger. Mais nos mêmes spécialistes nuancent. Une femme doit apprendre à conduire avec une femme, ses leçons coûtent six fois plus cher que pour un homme, elle doit acheter une voiture à une femme avec de l’argent donné par un homme.

Même ambivalence pour la culture. D’un côté, la création l’an dernier d’un ministère à part entière, dont le chef, le prince Badr, 34 ans, dispose de dizaines de milliards d’euros – quand on n’aura plus de pétrole, on aura la culture. C’est lui qui achète, en 2017, le tableau Salvator Mundi, dont l’attribution à Leonard de Vinci est plus incertaine que son prix, 450,3 millions de dollars (410 millions d’euros), soit le tableau le plus cher au monde. Mais c’est une culture festive ou contemplative qui est promue, sans place aucune pour le débat, et ne parlons pas de la contestation.

Bref dans un monde où l’on ne parle que de soft power, la France culturelle va en Arabie saoudite en se disant que si elle ne prend pas l’argent, d’autres le prendront. Dans ce registre, le milliard d’euros qu’Abou Dhabi a réglé pour avoir son Louvre est de la rigolade par rapport à ce qui se joue sur le site d’Al-Ula.

Pour l’instant la vallée est vierge ou presque. Désert, oasis, canyons, fouilles archéologiques. Soixante-dix mille habitants à peine. Or le royaume envisage d’investir des dizaines de milliards de dollars pour y développer le tourisme. En avril 2018, un traité signé à l’Elysée entre Emmanuel Macron et « MBS » stipule que la France est chargée de construire ce projet fou avec les Saoudiens. Une structure a été créée pour cela, à Paris, l’Agence française pour le développement d’Al-Ula (Afalula). Son pilote, Gérard Mestrallet, ex-PDG d’Engie, dirige une trentaine de personnes, toutes rémunérées par l’Arabie saoudite – le coût est secret. A Riyad, 300 personnes, de tous pays, travaillent sur le même projet dans une agence royale. Dans le même sens ? A relativiser. Le Royaume-Uni, surtout, les Etats-Unis aussi jouent leur carte à Riyad.

Aussi le ministre de la culture Franck Riester, des patrons de musées ou l’acteur Vincent Cassel se sont retrouvés le 11 février à Al-Ula pour sceller l’accord franco-saoudien. Marquer leur territoire aussi. « MBS » les a reçus alors qu’il est infréquentable sur la scène internationale. La note de cette sauterie fut réglée par le royaume.

Gérard Mestrallet ne voit que devant lui : « C’est presque un pays qu’il faut construire. » Des routes, hôtels, villes, musées, prévoir la sécurité… Pas moins de sept musées sont prévus à Al-Ula (cheval, parfums, oasis, volcans), dont le plus important sera un centre sur la civilisation arabe, qui évoquera celles d’avant l’islam, jusqu’ici niées par le royaume.

Aménager sans massacrer

Tout ne se fera sans doute pas. Les pays du Golfe sont aussi habiles dans l’action que dans le contre-pied. Mais la France voit miroiter des dizaines de milliards. « Impossible de citer un chiffre », dit M. Mestrallet. Il faudra gagner les rudes appels d’offres. Mais le fait de définir les règles du jeu est un sacré avantage. « A nous de bien préparer nos entreprises », confie M. Mestrallet. Première victoire, l’architecte Jean Nouvel a été choisi pour construire un hôtel en 2023 aux portes d’Al-Ula.

L’autre inconnue est patrimoniale. Comment aménager sans massacrer Al-Ula ? Car si la vallée est immense, les sites archéologiques à visiter sont peu nombreux et inadaptés aux foules. Tout le monde ne parle que de tourisme raisonné. « Ce sera un anti-Disneyland », dit M. Mestrallet. Sauf que le tourisme non religieux est un objectif-clé du royaume dans l’optique de l’après-pétrole, pariant sur 2 millions de visiteurs par an à Al-Ula. Alors faut-il être de cette aventure ? M. Mestrallet n’a pas d’états d’âme : « Je me situe dans le temps long. » « MBS », 34 ans, qui a une conception directe de la politique, est aussi dans le temps long.

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