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Jours tranquilles à Paris
22 octobre 2019

Le dos, face cachée de la mode

dos22

Par Elvire von Bardeleben

Symbole de vanité avec la traîne ou d’érotisme lorsqu’il est décolleté, l’arrière du vêtement est aujourd’hui délaissé par la couture. Il est célébré jusqu’au 17 novembre au Musée Bourdelle, à Paris.

Les expos de mode ont souvent l’inconvénient de s’adresser à un public averti, assez curieux de l’histoire du vêtement pour s’intéresser aux créations de feue Madame Grès ou de Cristobal Balenciaga. « Back Side Dos à la mode », installée jusqu’au 17 novembre au Musée Bourdelle, à Paris, n’est pas de celles-là : c’est une exposition qui parle à tout le monde, parce qu’elle sort la mode de son pré carré et en propose une lecture sociale, presque politique.

Le palais Galliera étant fermé jusqu’à 2020 pour travaux, c’est donc dans un autre musée de la capitale que les expositions de mode prennent vie – en l’occurrence, au milieu des statues d’Antoine Bourdelle, sculpteur proche de Rodin. Cette escapade hors les murs a permis au commissaire d’exposition Alexandre Samson de prendre quelques libertés : certaines salles sont éclairées à la lumière du jour et non plongées dans la pénombre habituelle que nécessite la conservation des vêtements. « Peut-être que ça les abîmera », concède-t-il, pas trop inquiet. En attendant, le cadre les transforme, leur donne une véritable consistance.

Dès la première salle, cinq silhouettes présentées de dos posent les bases de la réflexion. Dans le vaste hall des plâtres où sont réunies les œuvres monumentales de Bourdelle, une statue de style antique fait face à une très belle tunique The Row fermée par un nœud lacé sur l’épaule, compliqué à dénouer. Cette première robe représente l’entrave. Un peu plus loin, près d’une statue d’archer, une robe Chloé période Karl Lagerfeld, simplement noire devant, brodée de centaines de strass derrière, montre comme le dos peut être synonyme d’ornement. Trois autres silhouettes complètent les autres fonctionnalités du dos dans la couture : la surprise, la nudité, l’humour.

Disparition du dos

Après avoir observé des vêtements dans des pièces baignées de lumière, il n’est guère plaisant de rentrer dans la partie moderne du musée par un couloir sombre et oppressant. Mais c’est l’effet recherché par Alexandre Samson, qui a tapissé les murs du corridor avec 3 607 photos. Ce sont les silhouettes des 80 défilés présentés lors de la Fashion Week de Paris en septembre 2018. « L’idée de traiter le dos m’est venue parce que notre époque ne s’intéresse qu’à la face des vêtements », explique Alexandre Samson. Il prend pour exemple les défilés de mode : l’immense majorité des images qui les documentent sont des silhouettes en pied, de face uniquement, diffusées sur des sites gratuits comme Vogue Runway. « C’est une vision tronquée du vêtement, qui n’existe plus ni de profil ni de dos. »

La disparition du dos se constate aussi dans la presse : dans le Vogue Paris des années 1920 et 1930, on comptait environ 30 % de pages avec des dos ; aujourd’hui, ils ne concernent que 2 ou 3 % du magazine. « Cela a engendré une génération de créateurs qui disent que ça ne sert plus à rien de travailler le dos », déplore Alexandre Samson. Sur un mur, il a aussi rassemblé toutes les expressions qui, en français, anglais, italien et néerlandais se rapportent au dos : qu’il s’agisse du coup de poignard ou du sucre que l’on casse, la connotation est toujours péjorative, évoque la trahison, la fatigue, la souffrance ou la vulnérabilité.

Une fois cette information intégrée – le dos, mal aimé, est en voie de disparition dans la mode –, le visiteur peut admirer tout le travail qui a été fait sur l’arrière des vêtements au cours des siècles et ainsi mesurer l’importance de sa perte.

Le dos, c’est d’abord la traîne : apparue au XIIIe siècle pour permettre aux plus nantis de se distinguer de la plèbe, elle est un symbole de vanité condamné par l’Eglise. « La traîne, c’est à la fois un point focal qui attire l’attention et un espace interdit aux autres », observe Alexandre Samson, qui le démontre à travers des pièces du XIXe siècle (une incroyable traîne de cour en soie bleue brodée de 3,09 mètres de long) et d’autres plus modernes, à l’instar de cet étonnant trench-coat sanglé signé Jean Paul Gaultier au début des années 2010 : son dos nu s’achève sur une traîne trifide beige dont la forme évoque des pétales de crocus.

Le dos, c’est aussi un travail sur la nudité, surtout à partir des années 1920, où le corps féminin se libère, les ourlets raccourcissent, le corset et les manches commencent à disparaître. La robe du soir courte signée Yves Saint Laurent portée par Betty Catroux dans les années 1970 prend par surprise ; très austère devant, boutonnée très haut, elle révèle un dos impudiquement voilé d’une dentelle de soie de la nuque à la naissance des reins.

Inégalités entre les genres

« Il n’existe pas de décolleté dans le dos pour les hommes, car ceux-ci sont censés séduire par leur position sociale, et non pas par leur corps », note Alexandre Samson. Les rares exceptions à la règle sont empreintes d’homoérotisme : en 1984, Jean Paul Gaultier est le premier à dévoiler le dos masculin ; plus récemment, en 2017, le designer anglais Craig Green a imaginé une combinaison couvrante de face mais escamotée à l’arrière, abandonnant sa fonction protectrice. Côté masculin, on croise aussi des gilets en soie richement ornés devant, mais avec un dos dans une matière pauvre, telle que le lin ou le coton : puisque l’homme n’est pas censé enlever sa veste, inutile de faire des frais sur des parties invisibles du vêtement.

En soulignant les différences entre les vestiaires masculin et féminin, l’exposition témoigne habilement des inégalités entre les genres. L’acmé de cette démonstration est atteint dans la section intitulée « L’entrave », où l’on retrouve évidemment les corsets, mais aussi les robes qui se ferment dans le dos. « Ce type de fermeture apparut à la fin du XVe siècle en Occident crée une dépendance à autrui et un asservissement au vêtement », analyse Alexandre Samson. Entre un fourreau de John Galliano fermé par 51 boutons et une robe du soir Alaïa en cuir, métal et cordon de coton, le seul vêtement masculin présenté dans cette section, c’est une camisole de force.

La dernière étape de l’exposition s’écarte des problématiques de genres mais n’en est pas moins politique. Elle montre que le dos, délaissé par la couture, est devenu une surface idéale pour délivrer un message. On peut déclarer son amour d’une marque via un logo, comme les quatre discrets points de couture dans le haut du dos qui signent un vêtement Maison Margiela ou avec le flamboyant string Gucci, dont le double G se loge dans le creux des reins.

Mais il y a aussi un blouson noir dont le dos délivre un message à la gloire du Black Panther Party, une capote de soldat allemand incrustée d’un grand losange marron, code pour signifier son statut de prisonnier en Angleterre et le lieu où il est enfermé. Et enfin, l’inoubliable parka Zara portée par Melania Trump lors d’une visite à un camp d’enfants réfugiés à la frontière mexicaine en juin 2018, sur laquelle est écrit en anglais : « Je m’en moque complètement, pas vous ? » Elle avait répondu aux critiques sur Twitter : « Il n’y a pas de message caché. C’est une veste. » Qui a bon dos.

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