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Jours tranquilles à Paris
9 novembre 2019

Reportage : « Ce 9 novembre 1989, un morceau du mur de Berlin est tombé… » Récit d’une nuit d’allégresse

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Par Henri de Bresson, envoyé spécial à Berlin

Archives. Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1989, notre envoyé spécial assistait à ce moment historique d’ouverture des points de passage entre Berlin-Est et Berlin-Ouest.

[A l’occasion du trentième anniversaire de la chute du Mur de Berlin, nous republions le reportage de notre envoyé spécial Henri de Bresson, paru dans Le Monde du 11 novembre 1989.]

Un morceau du mur de Berlin est tombé cette nuit. Des milliers de Berlinois et d’Allemands de l’Est ont franchi, aux premières heures du vendredi 10 novembre, les divers points de passage entre les deux parties de la ville pour se rendre quelques heures à Berlin-Ouest, où leur arrivée a suscité une gigantesque fête dans le centre-ville et aux abords du mur.

Le conseil des ministres est-allemand avait annoncé, jeudi soir, que tout citoyen de RDA pourrait dorénavant emprunter les points de passage le long de la frontière interallemande et, à Berlin, sur simple présentation d’un visa délivré à la demande dans les commissariats de police.

En attendant l’ouverture des bureaux, le 10 novembre à 8 heures du matin, la police avait reçu l’ordre de laisser passer à partir de minuit toutes les personnes munies d’une carte d’identité à tous les points de passage entre les deux Berlins.

Annoncée en début de soirée, presque en incidente, à l’issue d’une conférence de presse sur les travaux en cours du comité central du Parti communiste est-allemand, la nouvelle s’était répandue comme une traînée de poudre des deux côtés du mur. Vers 23 heures, des petits groupes, beaucoup de jeunes surtout, ont commencé, côté Est, à converger vers les points de passage, histoire de tâter le terrain.

Queues interminables de Trabant et de Wartburg

Les grilles étaient encore fermées, mais les policiers de faction, avec une bonhomie qu’on ne leur connaissait pas, confirmaient que la frontière serait ouverte après minuit…

A l’heure prescrite, sur simple présentation du livret d’identité bleu, chacun pouvait franchir sans plus de formalité la ligne de démarcation. Pour qui a connu les couloirs du Check Point Charlie, les longs moments d’attente, les fouilles, l’air renfrogné des « Vopos » de service, il y avait quelque chose de totalement irréel. Tous les passages étaient envahis de centaines de personnes attendant sagement leur tour, de queues interminables de voitures Trabant et autres Wartburg de fabrication locale.

Débordés par le nombre, les policiers se contentaient de faire passer les gens par paquets, sans même, la plupart du temps, jeter un œil sur les documents. « Il faut bien qu’il y ait un peu de changement là aussi », s’exclamait un officier rigolard au Check Point.

La plupart des gens ne comprenaient pas encore très bien ce qui leur arrivait, mais sans aucun doute, ils voulaient être là pour ne pas rater ce moment d’histoire. « La seule fois que je suis allée à Berlin, c’était avant le mur », se souvenait une élégante dame qui sortait d’une assemblée générale consacrée aux réformes de l’enseignement.

Des badauds, venus par curiosité assister au remue-ménage, retournaient prestement chez eux chercher leur pièce d’identité pour se joindre aux autres. Les premiers à revenir encourageaient à les imiter ceux qui se demandaient encore ce que tout cela signifiait et s’il n’y avait pas de risque. Certains s’interrogeaient : ne feraient-ils pas mieux de profiter de l’aubaine pour ne pas rentrer à l’Est ?

Quelques-uns étaient d’ailleurs bien décidés à ne pas le faire, comme ce couple avec un enfant, parti en catimini avec une petite valise à la main. Mais, pour la plupart, c’était seulement l’occasion d’aller faire un petit tour « en face », d’accomplir un rêve, une obsession de toujours : l’interdit devenait palpable.

Escalade du mur

A peine sorti des chicanes, on tombait sur des centaines d’autres Berlinois, ceux d’en face, venus fêter ces retrouvailles. Ils se bousculaient sur la ligne de démarcation en masse compacte, mouvante, bruyante, et contenue avec difficulté cette fois par les gardes-frontières est-allemands. Il fallait se frayer un chemin à travers des dizaines de mains avides de toucher, de palper les arrivants. A la porte de Brandebourg, lieu de rencontre symbolique entre les deux Berlins, où l’avenue Unter-den-Linden se prolonge par l’avenue du 17-Juin qui commémore le soulèvement de 1953 contre le régime communiste, des centaines de personnes s’étaient massées, là aussi, en attente.

BERLIN-OUEST A ÉTÉ TOUTE LA NUIT À LA FÊTE, ET LE SÉNAT DE LA VILLE A MÊME SIÉGÉ EN URGENCE AUX PETITES HEURES DU JOUR POUR DÉLIBÉRER. EN FAIT, IL N’Y AVAIT PAS GRAND-CHOSE À DIRE.

Le passage de la fameuse porte était toujours fermé comme depuis vingt-huit ans, mais le mur, ce soir-là, avait perdu de sa consistance. Des dizaines de personnes en profiteront dans la nuit pour l’escalader à cet endroit et aller faire un tour… à l’Est.

Berlin-Ouest a été toute la nuit à la fête, et le Sénat de la ville a même siégé en urgence aux petites heures du jour pour délibérer. En fait, il n’y avait pas grand-chose à dire. On a seulement décidé d’accroître, pour les jours à venir, le nombre des autobus qui circulent entre les divers points de passage vers le centre-ville, en prévision d’un nouvel afflux. Mais on ne peut pas laisser l’Histoire se faire sans délibérations.

Un calme trompeur

Rendez-vous au Kurfurstendamm. Une fois passé le comité d’accueil des Berlinois de l’Ouest, il fallait bien aller quelque part ! Pour beaucoup, sans un pfennig ouest-allemand en poche, la balade n’a guère dépassé les alentours du mur : les quartiers un peu glauques où les bistrots ouverts sont rares à cette heure de la nuit. Au Check Point, le Musée du mur, qui retrace les exploits de tous ceux qui ont tenté de le franchir par tous les moyens possibles depuis 1961, était fermé.

PLUS PÉTARADANTES QUE JAMAIS, LES TRABANT À DEUX TEMPS QUE L’ON COMMENCE À BIEN CONNAÎTRE MAINTENANT EN RFA APRÈS LEURS CAMPAGNES DE HONGRIE ET DE TCHÉCOSLOVAQUIE, ÉTAIENT UNE FOIS ENCORE À L’HONNEUR.

Mais les deux cafés qui l’entourent, pleins à craquer, faisaient des heures supplémentaires. Pour les autres, quoi de plus naturel, surtout lorsqu’on n’a encore jamais mis les pieds à Berlin-Ouest, que de se retrouver sur le Kudamm, le grand boulevard de la ville bien vite bloqué en tous sens par des milliers de Berlinois qui trinquaient à même la rue au champagne.

Plus pétaradantes que jamais, les Trabant à deux temps que l’on commence à bien connaître maintenant en RFA après leurs campagnes de Hongrie et de Tchécoslovaquie, étaient une fois encore à l’honneur. L’arrivée de chaque voiture déclenchait des tonnerres d’applaudissements et de klaxons. Berlin-Ouest était bruyamment en fête, avec tous ses restaurants fast-food déployés, ses vitrines opulentes et ses cafés clinquants.

Berlin-Est, et ses maigres éclairages, donnait au petit matin, au moment du retour, une curieuse impression de calme trompeur. On y entrait d’ailleurs comme dans un moulin, dans ce sens-là aussi.

Visas de départ définitif

La totale liberté de déplacements qui a prévalu durant cette nuit folle était limitée jusqu’à 8 heures du matin. Vendredi, les Allemands de l’Est pouvaient continuer à se rendre comme ils le voulaient à l’Ouest, mais il leur fallait préalablement se procurer une autorisation délivrée par un poste de police. Selon le communiqué du conseil des ministres, cette autorisation est désormais possible à obtenir dans un « bref délai », sans présenter de justification.

Pour ce qui est des candidats à l’émigration, le gouvernement a précisé que les services des visas et de l’enregistrement dans les commissariats de quartier ont reçu pour instructions de distribuer « immédiatement » les visas de départ définitif, sans qu’il soit besoin, là non plus, de remplir les conditions habituelles. Cette quasi-libération des possibilités de voyage à l’étranger devrait voir dans les jours et les semaines qui viennent de nombreux Allemands de l’Est profiter de l’occasion pour se rendre non seulement à Berlin-Ouest, mais également dans d’autres villes ouest-allemandes. Des villes qui avaient toujours eu des relations traditionnelles dans l’Histoire étaient séparées jusque-là par le rideau de fer.

Cette liberté nouvelle est valable en principe jusqu’à l’entrée en vigueur de la future législation sur les voyages à l’étranger que le gouvernement s’est engagé à présenter au Parlement d’ici la fin de l’année. On voit mal cependant comment celui-ci pourrait revenir en arrière.

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Dix mille personnes par jour

Lundi dernier, le gouvernement de M. Willi Stoph, qui entre-temps a démissionné, avait rendu public un avant-projet de loi qui autorisait encore l’administration à s’accorder un délai de réflexion pour délivrer les visas de sortie et limitait à trente jours la période annuelle de séjour en dehors des frontières. Ce projet, qui aurait satisfait n’importe qui il y a seulement six mois, avait suscité aussitôt des hurlements et fait dire qu’une fois de plus, les dirigeants de ce régime n’étaient capables de prendre que des demi-mesures ; toujours à courir après leur crédibilité, les responsables se sont rendu compte, apparemment, qu’il ne servirait à rien de tergiverser davantage…

Depuis vendredi dernier, tous les Allemands de l’Est qui le désiraient pouvaient librement gagner la RFA par la frontière tchécoslovaque, avec une simple pièce d’identité. Ils ne s’en sont pas privés : près de dix mille personnes par jour arrivent, depuis, en Bavière par cette « filière ».

IL ÉTAIT TROP TÔT VENDREDI MATIN POUR SAVOIR SI BEAUCOUP DE GENS EN AURONT PROFITÉ POUR PARTIR. ON LE SAURA SEULEMENT DANS LES JOURS QUI VIENNENT.

Berlin-Est avait dû se résoudre à cette solution pour ne pas maintenir plus longtemps le blocage de la frontière avec la Tchécoslovaquie, et ne pas voir se renouveler les scènes de panique qui s’étaient produites à l’ambassade de RFA à Prague en septembre et octobre.

La décision d’aujourd’hui en est une suite logique et d’ailleurs officiellement justifiée par le désir de ne pas embarrasser des pays tiers avec les problèmes de la RDA. Le gouvernement n’avait pas vraiment d’autre choix et il devrait en empocher quelques bénéfices politiques. L’ouverture totale de la frontière jeudi comportait un risque limité. Il était trop tôt vendredi matin pour savoir si beaucoup de gens en auront profité pour partir. On le saura seulement dans les jours qui viennent.

A l’inverse, la mesure devrait avoir un effet psychologique important. Pour la première fois depuis ces dernières semaines, le régime est-allemand apporte ainsi la preuve qu’il est prêt à aller concrètement de l’avant sur une question qui préoccupe depuis toujours la population.

La décision du gouvernement a aussi le mérite de placer les Allemands de l’Ouest et les Occidentaux devant leurs propres responsabilités. Les appels lancés jeudi soir aux Allemands de l’Est par M. Wolfgang Schäuble, ministre d’Etat à la chancellerie ouest-allemande, pour leur demander de bien peser leur décision avant de quitter la RDA montrent que l’on commence à Bonn aussi à s’inquiéter de la situation créée par la persistance d’un nombre important de départs à l’Ouest.

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