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Jours tranquilles à Paris
14 novembre 2019

Critique - Boltanski invite à entrer dans son œuvre

Par Philippe Dagen

Le Centre Pompidou, à Paris, consacre une exposition à l’artiste, dont les créations sont dominées par l’universalité de la souffrance et du deuil.

On entre, et c’est à peine si on reconnaît les lieux, bien qu’on y ait vu des dizaines d’expositions. De l’espace qui lui a été dévolu au dernier étage de Beaubourg, Christian Boltanski a fait un Boltanski. Les murs sont gris sombre. Des ampoules nues sont au bout de leurs fils. La lumière est souvent de faible intensité et toujours exactement dirigée. L’axe principal est un large couloir qui va jusqu’aux baies ouvertes sur le nord de Paris. « J’ai beaucoup travaillé l’architecture avec Jasmin [la scénographe Jasmin Oezcebi] pour construire l’espace, dit Boltanski. L’important est que l’on ne soit pas devant, mais dedans. On est à l’intérieur d’un truc dans lequel on erre. »

Pour y entrer, il faut donc franchir un rideau sur lequel sont projetés des portraits de Boltanski à différents âges ; après être allé de gauche et de droite dans des salles symétriques, passer entre des voiles flottants où d’autres visages sont imprimés en gris léger ; retourner sur ses pas, attiré par des sons étranges, qui se révèlent ceux de trompes destinées à appeler les baleines ; et avancer ensuite vers la musique de dizaines de clochettes agitées par le vent dans le désert chilien ou les neiges canadiennes, jusqu’à une porte surmontée d’un néon rouge, « Arrivée ». Celle de l’entrée est surmontée d’un néon bleu, « Départ ». Comme une course ou comme une vie. « La vie, c’est le petit tiret entre deux dates », dit Boltanski.

Son exposition, intitulée « Faire son temps », c’est le contraire : rien d’une rétrospective rangée selon la chronologie, des débuts aux travaux récents. « Tout l’ensemble est une œuvre, une seule œuvre », en dit son auteur. Ou, dans le registre d’autodérision triviale qu’il pratique volontiers : « C’est comme quand on rentre chez soi le soir et qu’il n’y a rien à manger, juste un œuf, des pommes de terre et des carottes. On fait revenir… Ici, je fais revenir pour obtenir un nouveau plat, une nouvelle œuvre qui est ce chemin, du départ à l’arrivée. Sans souci de dates : il y a des travaux plus anciens qui se trouvent après de plus récents. »

Universalité de la souffrance

C’est vrai, à l’exception du tout début, « une salle vaguement des débuts », avec la vidéo douloureuse de L’homme qui tousse de 1969 et une peinture encore plus ancienne, de 1967, rescapée de la destruction de sa première création, des peintures sur panneaux de bois cassées et jetées aux ordures. Comme on regrette leur destruction, Boltanski tempère : « Il doit bien en rester quelques-unes. j’en ai donné à l’époque à mes petites amies. »

Ce préambule rappelle les deux premières décennies de sa vie, qu’il résume abruptement. « J’étais malade. Je suis sorti dans la rue pour la première fois, j’avais 20 ans ou quelque chose comme ça… Normalement, mes parents auraient dû me faire voir par un psychiatre, m’envoyer dans une pension. Ils ont eu l’intelligence d’accepter ce que j’étais : quelqu’un qui passait ses journées à regarder par la fenêtre et à faire ses tableaux gribouillés. » Il modèle aussi des copies d’objets du quotidien en plastiline et fabrique les « vitrines de référence », reliquaires de photocopies, de petits bricolages et débris variés. « C’était très pathologique, mais les mettre dans des vitrines, c’était les tenir à distance. Je m’inspirais des vitrines du Musée de l’Homme. Les souvenirs d’un monde disparu, d’un point de vue ethnologique : apprendre ce qu’on a été, du point de vue de quelqu’un d’autre. » Autrement dit, en style railleur : « J’étais l’ethnologue et le sauvage dans la même personne. » Et, plus gravement : « A travers l’art, on parle de ses problèmes et, en en parlant, on s’en débarrasse. On les donne aux autres en quelque sorte. Ce n’est plus son malheur, c’est le malheur. »

L’universalité de la souffrance et du deuil est en effet le sujet dominant, celui qui confère à l’ensemble sa cohérence et sa tonalité, plutôt leçon de ténèbres selon Couperin qu’aimable chanson à la mode. La comparaison musicale vient d’autant plus à l’esprit que Boltanski compose par variations et longs échos. Il y a des leitmotivs visuels, dont la réapparition scande la marche : les boîtes de biscuit métalliques rouillées, les petites lampes éclairant d’en haut les images, les cadres et les tissus noirs. Il y a l’omniprésence des visages et des corps photographiés en noir et blanc. Les visages : les enfants d’un club Mickey des années 1960, les défunts dont le décès a été annoncé dans un journal suisse, des portraits trouvés au Musée juif de Vienne et ceux de petites filles dans une école juive à Berlin en 1938. Elles regardent en riant un spectacle qu’on ne voit pas. « Je les ai mises sur voile, un voile égratigné, comme s’il y avait une bête qui les rongeait. »

« Le monde est atroce »

Les corps : ceux de « la famille Durand, une famille moyenne » dont il emploie l’album de souvenirs en 1972, œuvre aussitôt montrée à la Documenta 5 à Kassel ; les clichés de cadavres et d’assassins pris dans le journal français Détective et dans l’espagnol El Caso, ceux-ci effroyablement crus et placés sous des tissus noirs que le souffle d’un ventilateur soulève ; les scènes faussement banales de Menschlich (« humain »), suite composée à partir de 1 200 photos achetées aux puces de Berlin. « On ne sait pas qui est qui, qui a fait quoi : des nazis, des gens ordinaires, des victimes, des promenades, des fêtes… Le bourreau et la victime ont les mêmes visages. » Continuant sur sa lancée : « Je vais souvent en Allemagne. J’y ai de nombreux amis. Je leur demande : “Comment était ton père ?” – Un type formidable. – “Il était au parti nazi ?”- Ah oui, il était au parti nazi. “– Donc c’était un nazi et un père formidable… Il embrassait ses enfants le matin et en assassinait d’autres l’après-midi.” »

La pensée de la Shoah s’impose comme une évidence. « C’est le trauma initial, certainement. Mais je n’ai pas employé d’images des camps. » On lui répond en citant Personne, son installation au Grand Palais, les vêtements rangés sur le sol et le tas dans lequel venait pioche une pince métallique géante. « Oui, ça a été vu ainsi, mais ce n’est pas ce à quoi je pensais. Le sujet, c’est la main de Dieu, le hasard. Pourquoi celui-ci vit-il ? Pourquoi l’autre a-t-il été tué ? Des survivants des camps se sont suicidés par la suite, obsédés par ces questions. » Un tas de vêtements noirs se dresse peu avant la fin du parcours, mais il évoque d’autres victimes d’un autre hasard mortel, les mineurs de charbon du Nord. Tout autour se dressent des mannequins de planches revêtus de manteaux sombres et posent des questions cruelles de leurs voix enregistrées : « Comment es-tu mort ? », « As-tu vomi ? » Etc… Comme on lui fait remarquer la violence directe de l’œuvre, Boltanski se justifie d’un « le monde est atroce, les gens sont atroces » auquel il n’y a rien à répondre.

Entre tragique et comique

Puis il fait observer, comme pour se faire pardonner cette noirceur, que les vidéos des trompes à baleines dressées sur la côte de Patagonie et celles du concert de clochettes au vent – « le vent, c’est le hasard » – appellent à sortir, à aller vers la nature. Au fait, pourquoi les baleines ? « Les Indiens pensent qu’elles connaissent le début des temps et, comme toute ma vie, j’ai essayé de connaître le début des choses, je m’adresse à elles. Avec des acousticiens, j’ai conçu ces trompes pour que, quand le vent y passe, il chante comme elles… Naturellement, elles s’en foutent. Elles sont au large, très loin. » On dirait une fable, entre tragique et comique. « J’aime mieux parabole. De petites paraboles. Des paraboles qui ne sont pas habillées avec des mots, mais avec des sons, des images, de la lumière… Elles posent des questions mais ne donnent pas de réponses J’ai horreur des religions qui ont une réponse. Seulement les religions qui n’ont que des questions sont acceptables. » On lui dit qu’il y en a peu dans ce cas.

« Le judaïsme, le bouddhisme, le shintoïsme. Moi qui suis un incroyant en tout, je pense qu’une exposition, ce doit être comme une église en Italie ou en Espagne. On entre, il y a un homme les bras en croix, une odeur, de la musique parfois. On s’assied sur une chaise et, pendant un quart d’heure, on reste là à réfléchir. Et puis on a faim et on sort manger au soleil. J’aimerais créer dans le monde des lieux ainsi, où on puisse rester un quart d’heure… Des lieux pour interrompre le temps. »

« Faire son temps », Centre Pompidou, Paris 4e. Jusqu’au 16 mars, du mercredi au lundi de 11 heures à 21 heures, 23 heures le jeudi. Entrée : de 11 à 14 €. centrepompidou.fr

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