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Jours tranquilles à Paris
25 novembre 2019

Chronique - Les toilettes, dernier lieu de l’intime

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Par Maïa Mazaurette

Sujets tabous s’il en est, les fonctions de miction et d’excrétion provoquent souvent le dégoût. Mais le plaisir sexuel ne peut pas faire l’économie de la connexion avec les organes voisins, nous rappelle la chroniqueuse de « La Matinale », Maïa Mazaurette.

LE SEXE SELON MAÏA

Etes-vous en train de lire cette chronique aux toilettes ? Aucune honte à l’admettre : 40 % des Français consultent les informations au petit coin, selon un sondage Plyce publié en 2013. Ma question vous a-t-elle embarrassé ? On touche là, sans doute, au dernier tabou.

Ou du moins, au dernier lieu de l’intime. L’écrivain américain Dave Eggers faisait ainsi récemment remarquer, au micro de Vox Media, que les toilettes font partie des ultimes mètres carrés résistant à l’exigence de transparence numérique (à condition d’oublier les failles de sécurité des smartphones et l’écoute constante des assistants électroniques).

Tabou, la sexualité ? Moins que les fonctions de miction et d’excrétion, qui définissent les contours de l’obscène. Et que même les plus audacieux ne posteront pas sur Instagram. En 2019, on peut coucher le premier soir, mais, à ma connaissance, personne ne laisse la porte des toilettes ouverte le premier soir. (Etiez-vous en train de déguster votre croissant du matin ? Oups.)

C’est que la continuité des activités de chambre et des toilettes est évidente. Elle se joue sur le terrain anatomique (les mêmes organes sont en jeu), mais aussi dans l’imaginaire (celui des parties basses et honteuses). Le cloaque n’est pas loin, qui nous réduit à un simple tube indifférencié.

Question de fluide

Dans Le Corps souillé. Gore, pornographie et fluides corporels (Editions de L’Instant même, mars 2019), le docteur en communication Eric Falardeau met les pieds dans le plat. Pour lui, les fluides provoquent le malaise parce qu’ils questionnent la limite de notre corps : « Il n’y a plus de frontière entre le dedans et le dehors, l’intérieur et l’extérieur, le subjectif et l’objectif, la matière et l’esprit. » On pourrait utiliser exactement les mêmes mots pour définir une relation sexuelle réussie, non ?

Eric Falardeau rappelle que nos écoulements divers provoquent à la fois le dégoût, la douleur, la jouissance et la fascination. Selon Freud, il faut renoncer à cette jouissance au nom de la dignité sociale. Mais comment fait-on, nos organes de plaisir produisent aussi ces écoulements ? L’indignité contamine alors les rapports sexuels. (Il est bon, ce croissant ?)

Liaisons dangereuses

Nous voici donc sur le fil du rasoir : les rapports sexuels expriment (parfois) notre amour, et nous font toucher (parfois) au sublime. Mais ces transports utilisent des zones associées au biologique, au trivial, à l’animal et même à la mort.

Ce qui produit en nous un terrible doute : tout passage à l’acte sexuel gangrène-t-il l’amour et le désir ? Si l’urine et les excréments sont des déchets, alors la cyprine et la semence devraient l’être aussi… Sauf quand on les considère comme des forces de vie. Ce qui est loin d’être toujours le cas. La pornographie présente ainsi le sperme comme quelque chose qui avilit et humilie, alors même qu’objectivement on parle d’un liquide biologique dont l’émission donne du plaisir et, en croisant les doigts, des enfants pas trop ingrats.

A entretenir cette proximité entre désir et répulsion, nous crachons dans la soupe – c’est le cas de le dire. Car, si notre dégoût pour l’urine et les fèces nous a historiquement défendus contre d’éventuels pathogènes, les temps ont changé. Notre niveau d’hygiène nous préserve généralement des germes mortels. Nous savons que le vagin est autonettoyant. Du coup, le tabou sert surtout à vendre des savons intimes au prix de l’or (en attendant qu’on invente les lingots à pH neutre).

« Toilettes publiques, affaires privées »

On peut, bien évidemment, transcender notre dégoût. Par exemple en rappelant le rôle de la prostate dans l’éjaculation, et des muscles anaux dans l’orgasme : pudeur ou pas, le plaisir sexuel ne peut pas faire l’économie de la connexion entre les différents organes. Quant aux moins frileux parmi vous, sans doute assaisonneront-ils leur croissant dominical de la proverbiale douche dorée. Si les chiffres concernant la prévalence de la scatophilie n’existent pas, on sait que 10 % des hommes et 3,5 % des femmes aimeraient uriner sur leur partenaire ou qu’on leur urine dessus (université de Montréal, 2014).

Et ce fantasme ne date pas d’hier. Dans une exposition présentée jusqu’au 1er décembre au Point éphémère, à Paris – mais aussi dans un ouvrage appelé Les Tasses. Toilettes publiques - affaires privées (éditions Agua, novembre 2019) –, le photographe Marc Martin rappelle à notre mémoire les dessous oubliés des pissotières de Paris, où des homosexuels, travestis et prostitués se sont retrouvés pendant plus d’un siècle.

Sordide ? Attention à nos hypocrisies ! Qu’est-ce qui est le plus sordide, au juste : des étreintes dans des vespasiennes, ou l’interdiction de certaines expressions sexuelles ? Quelques moments de plaisir, ou la privatisation des lieux de rencontre, qui soumet les rapports à des impératifs économiques excluant les plus pauvres ?

Questions de pouvoir

Car reconnaissons-le : notre dégoût affiché pour les fonctions naturelles du corps est aussi un vecteur de ridiculisation des personnes déjà discriminées. La répulsion pour les fèces nourrit l’homophobie, de même que les grimaces face aux menstruations confortent le mépris des femmes. Quand on répète de manière automatique que telle ou telle pratique est abjecte « par nature », nous induisons une hiérarchie qui, comme par hasard, conforte les dominants (ainsi les hommes sexistes considèrent-ils la sodomie passive comme dégoûtante, mais la sodomie active comme jouissive – il va falloir se décider).

Rien d’étonnant alors à ce que la question des toilettes cristallise les tensions politiques du moment, jusque dans le couple (la position par défaut de la lunette définit une norme, donc une position de pouvoir). Pensons aussi à nos polémiques concernant les trans : qui a accès à quels lieux d’intimité, pour quelles raisons.

Au-delà du tabou

Dans ses Variations scatologiques. Pour une poétique des entrailles (La Musardine, 2005), le psychologue Bob O’Neill rappelait que la sexualité est « fondamentale » – en lien, donc, avec notre fondement : « Dans le langage populaire, le sexe est toujours vulgarisé : c’est le cul. On parle d’effets de cul, d’histoire de cul, de film de cul, etc. » Avant de citer saint Augustin : « Inter faeces et urinam nascimur » (« nous naissons entre la merde et l’urine »). Pardon, vous ai-je souhaité bon appétit quand vous avez entamé ce croissant ?

Nous nous plaignons parfois que les tabous tombent : en voici un qui reste bien implanté. Pourquoi clamerions-nous en permanence que « ce n’est pas sale », si on ne cherchait pas à s’en convaincre ? Malgré l’obsession culturelle des dernières années pour les fessiers rebondis, on continue d’être gêné s’il faut déféquer chez un nouveau partenaire, ou si on pète entre de beaux draps (les curieux pourront écouter mon podcast dédié sur Arte Radio). Google a beau afficher pas moins de 2 660 pages Web consacrées à la poop conversation, le sujet reste évité.

Y compris par les chercheurs. Ainsi ignore-t-on à quel moment certains couples acceptent la porte ouverte, qui la laisse ouverte, ou pourquoi certains opteront pour des toilettes japonaises qui « couvrent » tout bruit indiscret.

Au contact de l’obscène

Faut-il parler plus ouvertement de ces sujets ? D’après les chiffres rendus publics ce mardi et concernant les toilettes scolaires, il serait temps. Car notre pudeur heurte aussi nos enfants : quatre élèves sur cinq préfèrent se retenir… et la moitié d’entre eux rapportent que les WC sont un lieu où on se fait embêter. De quoi donner envie de s’asseoir sur les tabous, non ?

Mais d’accord, personne ne devrait nous obliger à parler de « ça » lors d’un premier rendez-vous. Ou quand vous mang votre croissant dominical. Mais il y a une différence entre l’indicible et l’impensé, surtout quand, comme le fait remarquer Bob O’Neill, « le tabou d’en parler dépasse en impolitesse le tabou de la chose elle-même ».

Si notre dégoût pour des fonctions parfaitement naturelles nous pousse à délégitimer certaines pratiques, dénigrer certaines populations, reléguer toute sexualité au dégueulasse, voire nous pincer le nez devant les problèmes des enfants, alors c’est plus que de la démission intellectuelle : c’est de l’irresponsabilité.

Sur ces mots, je vous abandonne à ceux d’un passionné : Victor Hugo, qui consacre dans Les Misérables des pages entières à la poésie du cloaque. On peut y lire que « l’égout, c’est la conscience de la ville. Tout y converge, et s’y confronte. Dans ce lieu livide, il y a des ténèbres, mais il n’y a plus de secrets (…) Cette sincérité de l’immondice nous plaît, et repose l’âme ». Bon croissant. Et puis bonne digestion, surtout.

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