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Jours tranquilles à Paris
27 novembre 2019

Marre de ce tutoiement obligatoire (et de la bise qui va avec)

Bruno Lavillatte est ancien professeur de philosophie, spécialiste de la Renaissance et poète. Il a publié plusieurs articles remarqués dans Médium. Dernier livre paru : Lelouch (Claude), Retenez bien ce nom... Petite histoire d'une incompréhension critique, éd. Ocrée, avril 2019.

Sympa le tutoiement ? Pas sûr. Il s’approprie l’autre sans ménagement (tu es des nôtres !), abolit la durée requise par une relation vraie, dont il efface les nuances. Un comble : en effaçant la distance, il ruine aussi l’intimité, dont il n’est plus le marqueur. Parfait pour les faux amis Facebook, mais pour le reste…

Cet article est à retrouver dans le "Carnet des médiologues", où vous pourrez retrouver Régis Debray et sa bande chaque semaine.

Nous ne sommes ni Romains ni Anglo-saxons ! Le « tu » latin est de mise jusqu’au 2ème siècle, moment où apparaissent certains vouvoiements dans quelques formules de politesse et le you anglais sert au singulier comme au pluriel ; c'est l'usage du prénom qui joue le rôle distinctif entre tu et vous ! Du reste, le prénom a tout autant la cote. Il parachève le tutoiement dès la première prise de contact, comme si on s’était quitté la veille.

Tutoiement obligatoire

La palme en revient à une émission de mi-journée sur RMC. Le tutoiement est obligatoire. Et forcé. Il y a quelques jours un auditeur qui prenait la parole était réticent au tutoiement : ce n’est pas dans mes habitudes ! Il a fini par céder sous la pression de l’animateur ! Et tout sonna faux.

Alors que dire de cette mode ? D’abord, que le tutoiement est l’appropriation de la conscience de l’autre. Dans sa totalité. Aucune mise à distance, aucun écart entre moi et l’autre. Je te parle donc tu m’appartiens, tu es des nôtres. Cette appropriation est immédiate et elle efface toute temporalité, toute durée vraie, toute inscription dans une histoire personnelle qui fonde le tutoiement, c’est-à-dire le temps.

L’allure générale de ce tutoiement fait démocratique et fait forum ! le débat ne se joue pas sur le fond mais sur l’incise du tu comme marqueur de vérité. Et paradoxe médiologique : cette fausse intimité, ce « fake », se trouve requis comme preuve d’authenticité !

Le vouvoiement est rejeté parce qu’il a l’indécence de la distance, donc de l’erreur possible et de l’insupportable principe d’autorité. Et portant de Gaulle vouvoyait Yvonne ! Entre eux, pas le moindre écart, au propre comme au figuré.

Ce tutoiement généralisé compense à l’oreille la pauvreté de notre débat politique et médiatique. Il fait croire que la proximité supposée du tu est proportionnelle à la profondeur de notre réflexion collective. On s’tutoie donc on pense.

Pis encore, il s’est transformé, à notre insu, en vrai marqueur totalitaire de notre pensée unique - je veux dire d’une opinion qui est nécessairement vraie parce que mienne – en une preuve que pour débattre, vaut mieux ne pas se connaître et faire comme si l’on se connaissait. De courte date, et ce sera encore mieux.

On s’tutoie donc on pense

Quant à l’invective qui doit faire le buzz sur les réseaux sociaux, elle est permise grâce au tu qui lui donne ses conditions d’existence. Sa légitimité. Après tout, on peut bien s’insulter puisqu’on est pote ! Pardon, ami !

Au fond, mon exaspération, due à certaines émissions de télé et de radio, vient de ce que le tutoiement n’est pas le gage d’une proximité interindividuelle ou de la valeur d’un débat mais plutôt son exact contraire. Je le trouve profondément suspect, ce tutoiement, faussement démocratique, mensongèrement populaire, politiquement faux-cul, à l’image de ce que les dirigeants fascistes de l'Italie, en interdisant dès1938 l'utilisation du Lei de politesse italien, avaient tenté de faire pour des raisons nationalistes. En supprimant le Lei, ce vous de politesse et d’histoire, ils avaient voulu faire du tu le faisceau linguistique convergeant et forcé d’individualités devenues insupportables à leur projet politique. Tiens, tiens !

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