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Jours tranquilles à Paris
27 novembre 2019

Enquête - Paul Marchand, reporter en guerre

Par Raphaëlle Rérolle, Sarajevo, envoyée spéciale

Le film « Sympathie pour le diable », en salle le 27 novembre, revient sur le destin de ce journaliste français blessé durant le conflit en Bosnie.

On dit des femmes de Sedrenik qu’elles ont les plus belles jambes de Sarajevo. Et pour cause : dans ce quartier construit à flanc de colline, les rues sont tellement pentues que le taxi lui-même semble avoir du mal à grimper jusqu’à la fontaine, près du sommet. Mais une fois là-haut, quel panorama ! C’est assis sur la margelle de pierre, avec vue sur la capitale bosnienne et les tombes flambant neuves de ses cimetières, que Paul Marchand aimait embrasser d’un seul regard son théâtre des opérations – ou, peut-être, son théâtre tout court.

La guerre faisait rage en ex-Yougoslavie. Entendait-il siffler les balles des snipers ? Exploser les centaines d’obus tirés chaque jour sur la cité ? Sans doute. Durant quinze mois, de juillet 1992 à octobre 1993, ce journaliste français a été correspondant de plusieurs radios francophones dans la ville encerclée (le siège de Sarajevo par les nationalistes serbes a duré, lui, de mai 1992 à février 1996).

Une situation très particulière, comme le rappelle Rémy Ourdan, qui a couvert ces événements pour Le Monde : « Ce qui différenciait Sarajevo de toutes les autres guerres, c’est qu’il n’y avait pas d’arrière. Comme chaque endroit de la ville pouvait être atteint à tout moment par les tirs et les bombardements, la ville entière devenait un front, pour les civils comme pour les combattants, et pour les reporters qui décidaient d’y vivre… »

Personnalité flamboyante

Rapatrié en France à cause d’une grave blessure au bras, Paul Marchand n’est pas retourné travailler en Bosnie mais a écrit plusieurs livres où il est question du conflit. L’un d’eux, Sympathie pour le diable, vient d’être réédité chez Stock (304 p., 18,50 €) après une première parution au Québec (Lanctôt, 1997) puis chez Florent Massot, un an plus tard. Aujourd’hui, dix ans après le suicide de son auteur, cet essai donne son nom à un film qui doit sortir en France le 27 novembre. Réalisé par le Canadien Guillaume de Fontenay, il évoque la personnalité flamboyante de Paul Marchand, mais aussi le quotidien d’une cité en guerre et l’étrange métier des journalistes chargés de le raconter.

En tendant un peu le cou, depuis la fontaine, Paul Marchand pouvait apercevoir au loin l’hôtel Holiday Inn, qui fut son QG. Le réalisateur a fait de ce gros cube jaune d’or, baptisé « l’œuf » en raison de son éclatante couleur, l’un des décors importants du film. « Un lieu bizarre, presque invraisemblable », observe l’écrivain et ancien correspondant de guerre Jean Hatzfeld.

C’est là que les journalistes s’étaient regroupés durant la première partie de la guerre, mettant en commun des moyens logistiques dans une ville où tout manquait, eau, électricité, carburant. Combien étaient-ils ? Vingt, trente ? Les chiffres varient selon les périodes et la réactivité des médias, parfois réticents à l’idée d’envoyer leurs salariés en plein milieu d’un conflit meurtrier. Rédacteurs, cameramen ou photographes, beaucoup de ceux qui couvraient le siège travaillaient d’ailleurs en free-lance.

Vivre à Sarajevo était dangereux, y travailler aussi. L’hôtel offrait certes un minimum de commodités, mais il se trouvait pratiquement sur la ligne de front : pour en sortir, il fallait bien souvent foncer sous les balles. A l’extérieur, il était longé par la fameuse « Sniper Alley », l’avenue devenue la cible des tireurs serbes. A l’intérieur, la façade tournée vers les lignes serbes était désaffectée, la cage d’escalier hors service et les vitres réduites en miettes, y compris celles du hall surmonté par un immense chapiteau rayé façon cirque. Inauguré en 1983, l’Holiday Inn avait été bâti sur la place où s’installaient traditionnellement les spectacles ambulants.

Le vrai boss de l’hôtel

L’actuel propriétaire a gardé la toile de tente, mais remplacé le mobilier typique des années 1980 par des canapés club et supprimé la moquette violette. Restent les cinq étages de galeries sur lesquelles s’ouvrent les chambres, y compris celle de Paul Marchand – la 517, choisie pour sa proximité avec la sortie de secours – et la gigantesque suite 530, où Radovan Karadzic, premier chef d’Etat de la République serbe de Bosnie, a résidé avec son chat juste avant les hostilités.

S’il n’occupait pas la suite présidentielle, Paul Marchand n’en était pas moins le vrai boss de l’hôtel. C’est en tout cas ce qu’affirme Boba, de son vrai nom Slobodanka Lizdek, une très belle Sarajévienne de 53 ans qui fut l’interprète et l’amante du journaliste pendant la guerre. « Paulo était le roi de l’Holiday Inn. » Grâce à un arrangement avec les casques bleus français, raconte-t-elle, il obtenait des surplus d’essence permettant de faire fonctionner le groupe électrogène de l’hôtel.

Mais ce n’est pas tout : pour Boba, comme pour tous ceux qui l’ont approché, « Paulo » était un homme hors du commun. « Il rendait le quotidien supportable », a dit de lui le correspondant britannique du New York Times John Fisher Burns. Fascinant, détestable, généreux, téméraire, caustique, solitaire, provocateur, les adjectifs lancés par les uns et les autres se bousculent et, parfois, se télescopent.

Avec une constante : Paul Marchand était intransigeant, il vomissait les tièdes. Chaque jour, dans les reportages diffusés par les radios française, canadienne, belge ou suisse dont il était le correspondant, il fustigeait avec violence l’inaction de la communauté internationale face au drame de Sarajevo. « Il était d’une réelle colère, se souvient Jean Hatzfeld. Quelques-uns l’ont beaucoup aimé, mais la plupart l’ont beaucoup détesté. »

D’un conflit à l’autre

Né à Amiens d’une famille qu’il a passée sous silence, s’inventant des mères et surtout des pères de rechange, l’un diamantaire belge, l’autre colonel dans l’armée israélienne. « A son enterrement, au Père-Lachaise, tout le monde comparait les différentes histoires sur ses parents. Aucune ne coïncidait », raconte en souriant un ami journaliste. La vérité, enfin l’une des vérités disponibles (même là, les avis divergent), serait qu’il fut un enfant battu, dans un milieu misérable du nord de la France.

De sa prime jeunesse, ses confrères savent au fond très peu de choses, comme si Paul Marchand n’était né qu’à 23 ans, en 1984, au moment où il est parti au Liban. D’une certaine manière, croit-on comprendre en écoutant ceux qui l’ont connu, les guerres avaient fini par devenir son véritable nord magnétique. A Beyrouth d’abord, où il est resté huit ans, puis à Sarajevo où il s’est rendu directement, filant d’un conflit à l’autre sans repasser par la case paix.

De retour à Paris, après sa blessure en Bosnie, il avait fini par s’étioler, comme s’il manquait d’oxygène. L’aide de ses amis (ceux avec qui il n’était pas fâché), mais aussi le soutien sans faille de son éditeur, Manuel Carcassonne, n’ont pas suffi à le maintenir en vie. Pas plus que le projet de film amorcé dès 2007 avec le réalisateur Guillaume de Fontenay, lequel a ensuite mis dix ans à trouver les fonds nécessaires pour porter à l’écran le scénario écrit avec Marchand lui-même.

Sur les photos, ce grand garçon filiforme (presque 2 mètres) jette un regard de défi aux photographes derrière ses lunettes à montures noires. Son éternel cigare cubain vissé aux lèvres, il a l’air de dire : « Vous ne saurez jamais qui je suis vraiment. » Une chose est sûre, pourtant : sa mythomanie ne débordait jamais sur son métier. Son goût pour la précision prenait même des dimensions légendaires. Chaque jour, à Sarajevo, il se rendait à la morgue pour compter les cadavres, tâtant les corps pour estimer leur degré de rigidité, afin de ne pas inclure dans ses additions des morts de la veille.

« IL AVAIT TROUVÉ LA PAIX DANS LE CHAOS, LA DESTRUCTION ET LE DÉSESPOIR »

JEAN HATZFELD, ÉCRIVAIN

« C’était un vrai correspondant de guerre, explique l’ancien reporter de guerre Philippe Lobjois, présent dans la voiture de Paul Marchand lorsque celui-ci fut blessé. Il arrivait dans un pays, il posait ses valises et il y restait. Il faut être installé quelque part pour avoir la vérité. » Ce siège fut, selon Philippe Lobjois, « un délire, une folie totale » pour de « jeunes mecs suradrénalinés », les combattants bosniaques, mais aussi les journalistes dont Paul Marchand faisait partie. Rappelons à ce propos que le conflit fut aussi couvert par de nombreuses femmes, parmi lesquelles la célèbre Britannique Christiane Amanpour, star de la chaîne américaine CNN, représentée dans le film sous un nom d’emprunt.

« A Sarajevo, Paulo était dans son élément », conclut Philippe Lobjois, qui vient de publier une BD intitulée Les Tambours de Srebrenica avec le dessinateur Elliot Raimbeau (Nouveau Monde éditions, « Nouveau Monde Graphic », 162 p., 24,90 euros). « Il avait trouvé la paix dans le chaos, la destruction et le désespoir », estime Jean Hatzfeld. Comme en écho, Boba ajoute même qu’il a été « très heureux » dans cette ville où l’on côtoyait la mort à chaque seconde. Lui la défiait, roulant à toute allure le long de Sniper Alley dans sa Ford Fiesta sur laquelle il avait écrit, en anglais : « Ne gaspillez pas vos balles : je suis immortel. » Le courage, bien sûr, était une question centrale pour tous ces professionnels. Doit-on risquer sa vie pour son métier ? Mais peut-on le faire convenablement sans risquer sa vie ?

Conception radicale du courage

Certains sortaient de l’hôtel, traversant même les lignes de front pour se rendre du côté serbe comme Paul Marchand l’a fait souvent, tandis que d’autres restaient au chaud en attendant les nouvelles. « Tous les jours, quand nous rentrions, nous retrouvions des gens qui avaient passé la journée à l’intérieur », affirme Jean Hatzfeld qui a perdu une jambe à Sarajevo, avant d’y retourner pour Libération. « Je n’avais jamais pensé sortir vivant de cette histoire, dit-il. Ni mort, du reste. »

Paul Marchand, lui, avait une conception radicale du courage, dont les gilets pare-balles étaient exclus. Dans le film, on voit les reporters anglo-saxons porter ces protections, sur ordre de leurs supérieurs hiérarchiques. Certains utilisaient même des casques et des voitures blindées, quand Paul Marchand roulait dans sa voiture ordinaire, comme l’immense majorité des reporters sur place, et arborait un bonnet ou un chapeau de paille. Tous ces accessoires de guerre le révoltaient, il « trouvait cela ignoble », selon Boba. Elle ajoute : « Pour sentir la peur et la vulnérabilité des autres, disait-il, il faut avoir peur et être vulnérable soi-même. »

Avait-il peur ? En tout cas, « il était très courageux, dit aujourd’hui Izet Vatranjak, un serveur de l’hôtel Holiday Inn qui faisait partie des policiers chargés de garder l’établissement, à l’époque du siège. Il était respecté par tous, notamment parce qu’il sortait sous les bombes. » Durant la guerre d’ex-Yougoslavie, 70 journalistes ont perdu la vie en fonction.

Aujourd’hui, Boba Lizdek travaille à constituer, dans l’Holiday Inn, un musée en mémoire de la vie à l’hôtel pendant le siège. Ordinateurs, caméras, gilets pare-balles de CNN, carnets de notes, assiettes ou téléphones, boîtes à cigares et coupe-cigares, l’endroit rassemblera des objets rappelant cette époque. Quelques années terribles et intenses durant lesquelles une curieuse communauté s’était formée, presque une famille unie par des liens d’adrénaline. A la vie, à la mort.

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