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Jours tranquilles à Paris
7 janvier 2020

Récit - Derrière la fuite de Carlos Ghosn, un masque chirurgical, une malle et deux « barbouzes »

carlos malle

Par Simon Piel, Joan Tilouine, François Krug

Si l’existence de complicités japonaises reste à démontrer, l’ex-patron de Renault-Nissan a bénéficié d’un réseau d’aide en Turquie avant d’arriver au Liban.

Les autorités turques ont immobilisé le Bombardier Global Express immatriculé TC-TSR. Ce jet privé a servi à transporter illégalement l’ancien PDG de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi, Carlos Ghosn, depuis le Japon où il était assigné à résidence après cent trente jours de détention et où il devait faire face à de graves accusations de malversations financières.

L’appareil, opéré par la société turque MNG Jet, a été géré au sol par la société InterAviation Japan Co. Ltd, une agence spécialisée dans les services de jet privé, de logistique aéroportuaire et de tourisme. Faut-il en déduire qu’il y a eu des complicités japonaises ? C’est en tout cas ce que Carlos Ghosn aurait soufflé à son entourage sans pour autant que l’on sache si c’était une ultime manière d’embarrasser les autorités de l’Archipel. Contactée, InterAviation Japan Co. Ltd dément et indique ne s’être contentée que d’assurer son rôle d’agent de manutention et des « services de routine », précisant « n’avoir pas vu de choses inhabituelles sur ce vol sur lequel M. Ghosn n’était pas en tant que passager ».

En provenance de Dubaï, le jet privé s’est posé sur le tarmac de l’aéroport de Kansai près d’Osaka, troisième ville du Japon, le 29 décembre à 10 h 10, heure locale. Ce jour-là, selon les images de vidéosurveillance citées par le quotidien japonais Asahi, Carlos Ghosn quitte sa résidence de Tokyo à 14 h 30. L’ancien grand patron a le visage ombré par un chapeau et mangé par un masque chirurgical, un accessoire courant dans les rues japonaises. Plusieurs sources indiquent que la société privée mandatée par Nissan pour surveiller le domicile de Ghosn avait arrêté sa mission le jour même après que les avocats de Ghosn ont contesté la légitimité de cette surveillance privée. Ghosn rallie ensuite Osaka, ville séparée de Tokyo de près de 500 km mais l’on ignore encore aujourd’hui comment.

Une malle à « bien attacher avant le décollage »

S’est-il ensuite caché dans une malle destinée au transport d’instrument de musique, comme l’a dit la chaîne de télévision libanaise MTV pour franchir les contrôles à l’aéroport ? Un membre de l’entourage de M. Ghosn a d’abord démenti cette version des faits. La veille de sa fuite pourtant, un groupe de musique avait donné un concert privé dans sa résidence de Tokyo. Une photographie d’une malle noire présentée comme celle ayant permis la fuite rocambolesque de M. Ghosn circule depuis quelques jours. Selon plusieurs sources interrogées par Le Monde, des pilotes et des membres de l’équipage du jet privé ont fait état devant les enquêteurs turcs de la présence d’une malle à bord qu’il « fallait bien attacher avant le décollage ». La malle aurait été commandée depuis Dubaï et modifiée pour être dotée de roues et de petits trous afin de lui permettre de respirer.

L’ancien patron, dont le nom ne figure à aucun moment dans la liste des passagers du vol, n’est pas seul dans l’appareil qui décolle à 23 h 09 d’Osaka. Deux citoyens américains, Michael Taylor et George-Antoine Zayek, ont embarqué avec lui sous leurs véritables identités, selon des informations du Wall Street Journal confirmées par Le Monde. Arrivés de Dubaï à bord du même jet, ils sont soupçonnés d’avoir joué un rôle de premier plan dans l’exfiltration.

Le premier est un ancien officier des forces spéciales américaines qui connaît bien le Liban, pays de son épouse, où il a entraîné des unités d’élite de l’armée avant de créer sa société spécialisée dans « la réduction de menaces », « l’évaluation de la vulnérabilité », « le maintien en vie ». M. Taylor recrute principalement d’anciens membres des forces spéciales et des services de renseignement. Il opère entre autres comme sous-traitant de l’armée américaine jusqu’à ce qu’à son placement un an en détention fin 2012 pour des soupçons de corruption en vue de faciliter l’obtention de contrats.

Deux jets

Le second, établi entre le Liban et les Etats-Unis, a été l’un de ses collaborateurs avec qui il a mené plusieurs missions de formation militaire, comme en Irak, et de libération d’otages. Se présentant comme un spécialiste éprouvé des terrains hostiles et du renseignement, M. Zayek a un temps servi dans les forces spéciales libanaises durant la guerre civile (1975-1990). Avant de vendre ses services aux grandes sociétés et aux plus offrants. Tous deux sont qualifiés de « barbouzes » par plusieurs acteurs de ce secteur nébuleux, tant aux Etats-unis qu’au Liban.

Le jet qui les transporte ainsi que M. Ghosn atterrit à Istanbul le 30 décembre, à 5 h 12. L’ancien patron est transféré vers un autre appareil toujours opéré par la société turque MGN Jet sans laisser de traces de son passage dans les registres. C’est un Bombardier Challenger 300 immatriculé TC-RZA, qui appartient, selon nos informations, à l’homme d’affaires turc opérant notamment au Soudan, Oktay Ercan. Ce dernier est un ami et partenaire d’affaires du patron de MGN jet qui opère son avion. Cette fois, M. Ghosn embarque, accompagné d’un certain Okan Kösemen, un cadre de MGN Jet. L’avion décolle à 6 h 03 et se pose à Beyrouth une heure et vingt-six minutes plus tard. Selon MGN, les locations des deux jets n’avaient en apparence aucun lien entre elles.

La société a publié un communiqué vendredi assurant qu’elle avait été dupée par un employé et qu’elle ignorait tout des circonstances de l’évasion de Carlos Ghosn. Selon le quotidien turc, Hürriyet, M. Kösemen a déclaré aux enquêteurs avoir ignoré l’identité de Carlos Ghosn et avoir agi sous la menace perpétrée contre sa famille par une connaissance établie à Beyrouth dont l’identité n’a pas été révélée pour l’instant.

« Injustifiable »

A Istanbul, les autorités turques ont procédé à plusieurs arrestations dont quatre pilotes et M. Kösemen. Ce dernier est visé par une plainte déposée par son employeur, MNG Jet, pour falsification des données de vol et atteinte à la réputation de l’entreprise. Il est soupçonné d’avoir été corrompu pour faciliter l’opération. La somme d’un million de dollars perçue pour cette mission a été démentie par ses avocats. Les Américains Michael Taylor et George-Antoine Zayek, cerveaux présumés de cette exfiltration, se sont évaporés.

Depuis, Carlos Ghosn se fait discret mais ne se cache plus et savoure ses premiers moments de liberté arrachée. L’entrepreneur a retrouvé sa famille et ses amis. Il prépare la suite avec sa garde rapprochée – avocats et communicants – qui l’a rejoint à Beyrouth. Il doit notamment tenir une conférence de presse ce mercredi.

La justice du Liban, où il compte de nombreuses relations au plus haut sommet de l’Etat, veut l’entendre après avoir reçu une demande d’arrestation d’Interpol qui a émis une notice rouge le visant. Une extradition vers le Japon n’est toutefois pas envisageable car le Liban, tout comme la France, n’extrade pas ses ressortissants. Pour la première fois depuis l’évasion, le Japon est sorti de son silence, dimanche, par la voix de sa ministre de la justice Masako Muri qui a déclaré que « la fuite d’un accusé sous caution est injustifiable ».

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