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Jours tranquilles à Paris
11 janvier 2020

Vu des États-Unis - Réforme des retraites : un vieux conflit français opposant nantis et démunis

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THE NEW YORK TIMES (NEW YORK)

Les riches contre les pauvres, les protégés contre les vulnérables… La grogne actuelle contre la réforme des retraites illustre un antagonisme bien français et très ancien, écrit The New York Times dans un reportage à la gare de Lyon.

Une tapisserie rouge pétard à l’effigie de Che Guevara et frappée de l’inscription “En route vers la victoire !” exhorte les grévistes à ne rien lâcher, dans les locaux défraîchis de la permanence du syndicat. À l’extérieur, le responsable de l’antenne s’époumone dans un mégaphone, gare de Lyon, à Paris : “Les riches ne doivent jamais l’oublier : il y aura toujours la sueur des pauvres sur leur argent !”

La grève des transports contre le projet de réforme des retraites porté par le gouvernement est d’ores et déjà la plus longue de l’histoire du pays. Le jeudi [9 janvier], alors que le mouvement entrait dans sa sixième semaine, des milliers de manifestants sont redescendus dans la rue aux quatre coins de France.

Chaque jour, on débat pour savoir qui sortira gagnant ou perdant de la réforme défendue par Emmanuel Macron. Et personne ne s’accorde sur les détails.

Mais, au-delà des détails, c’est un conflit bien plus profond qui se joue, qui touche aux classes sociales, aux privilèges, à l’argent, nourri par deux cents ans d’histoire. Ces pommes de discorde sous-jacentes alimentent un mouvement-marathon qui met à l’épreuve la patience des Français, plombe l’économie et expose une nouvelle fois les lignes de faille d’une présidence macronienne qui se voulait réformatrice.

Les deux camps figés

Les slogans amers très marqués “lutte des classes” entendus gare de Lyon ne tombent pas du ciel. Le bras de fer en cours a des racines, réelles ou perçues, dans d’autres affrontements bien plus anciens – d’abord la suppression de privilèges séculaires lors de la Révolution française, puis les décennies de lutte acharnée entre le capital et les classes laborieuses au XIXe siècle, d’où est né le régime des retraites que Macron veut aujourd’hui mettre au rebut.

On retrouve dans le combat en cours une bonne partie du vocabulaire employé dans ceux d’hier, figeant les positions des deux camps, surtout celui des syndicats.

Les Français commencent à trouver le temps long. Il faut dire que rares sont les pays où le train occupe une place aussi centrale. La suppression des trains a coupé la province de Paris, où la quasi-absence de métros a coûté des millions et où la grève des professionnels de la culture a obligé les théâtres et les opéras à annuler des dizaines de représentations.

Les régimes spéciaux, pomme de la discorde

Le soutien aux grévistes, qui était substantiel au départ, de la part de Français inquiets pour leur retraite, commence à fléchir. Macron escompte un nouveau recul en lâchant un peu de lest – en faveur de la police, des danseurs de l’opéra, de l’armée – face à l’agitation de la rue et au malaise que provoque son projet chez une bonne partie de l’opinion.

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Le président veut remplacer le système en place, composé de 42 régimes de retraites distincts (dont la plupart sont taillés sur mesure pour la profession concernée), par un système de retraite par points qui serait le même pour tout le monde.

Ce sont ces régimes individuels – conquis de haute lutte au fil des ans par les différentes corporations et jalousement défendus comme des droits, et non comme des privilèges – qui sont ici la pomme de discorde. Macron voudrait s’en débarrasser ; les travailleurs voudraient qu’il enterre l’ensemble du projet.

Un antagonisme bien français

Cette grève au long cours des trains et des métros illustre un antagonisme bien français qui date d’avant même la révolution de 1789 : les nantis contre les démunis, les riches contre les pauvres, les protégés contre les vulnérables.

C’est un antagonisme qui existe tout autant dans l’esprit des grévistes que dans les faits, mais qui n’en est pas moins réel. Le ressenti devient réalité, avec un coup de pouce de l’histoire et des discours des dirigeants syndicaux.

“Ce sont deux conceptions de la protection sociale, deux notions différentes du projet social, qui s’affrontent”, expliquait, avant Noël, Philippe Martinez, le chef de file de la CGT, à la sortie d’une énième réunion infructueuse à Matignon, et il a répété cette semaine à la télévision :

C’est un choix de société qui est au cœur de cette réforme.”

Jugé excessif par certains analystes, ce langage n’en a pas moins infusé dans l’esprit de milliers de grévistes, notamment de la CGT, le syndicat farouchement anti-macronien au cœur de la grève.

Macron et le profit

Pendant des décennies, le syndicat était proche du Parti communiste français. Martinez y était d’ailleurs encarté ; le secrétaire général du syndicat, qui chapeaute aussi la CGT Cheminots, possède un buste de Lénine dans son bureau.

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“On a beaucoup de mal à trouver un terrain d’entente avec ce gouvernement”, confirme Bérenger Cernon, secrétaire général de la CGT Paris à la gare de Lyon.

De leur côté, ils disent : ‘Vous vous débrouillez.’ Nous, on parle de solidarité : liberté, égalité, fraternité. Eux, ils répondent : ‘Si on a réussi, tout le monde peut.’ Mais la réussite individuelle n’a jamais permis à une société d’avancer. Elle n’a jamais profité au collectif.”

Un point de vue largement partagé dans les rangs du syndicat, et qui galvanise les troupes.

La police lors d’une manifestation à Paris le 7 janvier 2019. Photo / Dmitry Kostyukov / The New York TimesLa police lors d’une manifestation à Paris le 7 janvier 2019. Photo / Dmitry Kostyukov / The New York Times

“La vision de Macron, c’est ça : il parle toujours de faire du profit”, dénonce Sébastien Préaudat, contrôleur et militant CGT à la gare de Lyon.

Mais, nous, on n’est pas là pour faire de l’argent. On est là pour apporter un service au public. Et ces gens-là – le gouvernement de Macron – ils viennent du monde de la finance. On se bat juste pour dire : ‘On a trimé toute notre vie, aujourd’hui on a le droit de se reposer.’”

Une société de classes

Les cheminots sont moqués par la droite française, beaucoup d’entre eux ayant la possibilité de partir à 52 ans avec une retraite confortable, parfois bien supérieure à la moyenne. Les cheminots n’y voient pas un privilège, mais une confirmation nécessaire de leur statut à part dans la société française. Comme le souligne Philippe d’Iribarne, sociologue au CNRS à Paris :

Pour un réformateur comme Macron, ce genre de filet de protection corporatiste est un archaïsme, La France reste une société de classes, constamment menacée par l’arrogance des puissants et le ressentiment des sans-grade. En France, l’égalité dont rêvent les gens ressemble à ça : tout le monde a droit aux mêmes lettres de noblesse.”

Autant dire que la réforme rationaliste de Macron ne trouve pas grâce aux yeux d’un mouvement syndical indifférent à cette conception de l’égalité. Macron propose de compenser le déficit probable du système et la baisse du ratio actifs-retraités. Il veut mettre tout le monde sur un pied d’égalité au moyen d’un système par points.

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Deux projets de société

“Macron, c’est un financier qui voit tout sous l’angle de la compétition. Nous, on a une vision collective, analyse Arnaud Bourge, un conducteur de trains rencontré parmi les centaines de cheminots qui écoutent, gare de Lyon, les harangues appelant à poursuivre la grève. Ce sont deux visions diamétralement opposées.”

Macron voit le problème des retraites avec l’œil d’un gestionnaire, et cette approche trouve le soutien de ses sympathisants de la classe moyenne supérieure, de certains intellectuels, de certains analystes, mais pas des travailleurs, qui entendent conserver leurs acquis.

“À vrai dire, on n’a pas affaire à deux ‘projets de société’, observe Dominique Andolfatto, sociologue du syndicalisme à l’université de Bourgogne, invalidant la vision de Martinez. Il y en a un qui tient compte de certaines réalités sociales et économiques, et en face on en a un autre qui dit : ‘On ne touche à rien, le navire garde le même cap, on ne s’occupe pas de l’iceberg.’”

Les macronistes nerveux

Mais, à mesure que la grève traîne en longueur, les députés de la Macronie montrent des signes de nervosité.

“On assiste au retour de l’opposition entre employeurs et travailleurs”, déplore Jean-François Cesarini, député macronien. Ce qui gêne surtout les députés, c’est de voir l’inflexibilité de l’exécutif sur un point particulièrement sensible : le report de l’âge de départ à la retraite de 62 à 64 ans.

Plus modérée, la CFDT a bien proposé un compromis, mais sans succès à ce jour.

“Quand un pays est aussi divisé, c’est extrêmement dangereux de ne pas saisir la main tendue”, s’inquiète Aurélien Taché, un autre député de la Macronie.

Dans le hall de la gare de Lyon, les dizaines de grévistes réunis se voient demander de se prononcer à main levée sur la poursuite du mouvement. Toutes les mains se lèvent dans un brouhaha approbateur.

“Aujourd’hui, ils nous proposent de tout nous prendre, tonne Sébastien Préaudat, le contrôleur. Et je ne vais pas accepter.”

Adam Nossiter

Cet article a été publié dans sa version originale le 09/01/2020.

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