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Jours tranquilles à Paris
18 janvier 2020

Critique - Photographie : quand Henri Cartier-Bresson s’éveillait à la Chine et au reportage

Par Claire Guillot

A Paris, sa fondation consacre une riche exposition aux images prises par le photographe lors de la création de la République populaire en 1948-1949 et dix ans plus tard.

La Fondation Henri Cartier-Bresson ne s’est jamais voulue un monument à la gloire de son créateur, et il est rare qu’elle consacre l’intégralité de ses espaces d’exposition au maître français de la photographie.

C’est donc le moment d’en profiter avec ce retour fouillé et passionnant sur les voyages en Chine qu’a effectués Henri Cartier-Bresson (1908-2004), d’abord en 1948-1949, puis en 1958. Pour cela, les historiens Michel Frizot et Ying-lung Su se sont plongés dans les archives de la fondation, qui conserve les photos, les négatifs, les notes, les publications et les lettres du photographe. Dans l’exposition riche de 150 tirages d’époque et de multiples documents, accompagnée d’un livre très documenté, ils éclairent d’un jour nouveau cette aventure fondatrice pour le photographe. « C’est ce voyage en Chine qui impose Cartier-Bresson comme photoreporter, un photoreporter d’un genre très particulier », résume Michel Frizot.

LE PHOTOGRAPHE AUX SYMPATHIES COMMUNISTES AFFICHÉES SE VEUT DAVANTAGE EN PHASE AVEC LE MONDE

Jusqu’alors, « HCB » était surtout connu comme un artiste, un créateur d’images virtuoses et énigmatiques aux accents surréalistes, exposées lors d’une rétrospective au MoMA de New York en 1947. Mais le photographe aux sympathies communistes affichées se veut par la suite davantage en phase avec le monde.

Suivant le conseil de son ami reporter Robert Capa, il se tourne vers le reportage d’actualité. En 1947, avec Capa et David « Chim » Seymour, Cartier-Bresson fonde l’agence Magnum, une coopérative qui permet aux photographes de travailler avec les journaux à leurs propres conditions, et de conserver la propriété de leurs images.

Marié à une danseuse indonésienne, Ratna Mohini, le photographe va couvrir l’Asie pour l’agence. En 1948, c’est lui qui a l’idée de faire un reportage en Chine, au moment où le pays en pleine guerre civile voit les communistes de Mao Zedong prendre l’avantage. Le magazine Life engage le photographe encore auréolé d’un tout récent « scoop » : en janvier, il a rencontré Gandhi la veille de son assassinat, et photographié ses funérailles monumentales. Life envoie donc le Français à Pékin avec un angle précis : il photographiera la Chine éternelle des temples, des oiseleurs, des sculpteurs de jade et des traditions millénaires, menacée par l’arrivée des « rouges » – le magazine américain soutient longtemps le camp nationaliste, avant de se résigner à la victoire des communistes.

Images lumineuses

Suivant à la lettre la « commande » de Life, Henri Cartier-Bresson va alors signer nombre d’images fortes, qui semblent comme suspendues, hors du temps : dans un petit restaurant, il joue sur les ombres et les lignes géométriques, dans les brumes de la Cité interdite, il capte une silhouette solitaire et perdue.

Mais le hasard et le flair lui feront aussi réaliser des images qui mêlent composition virtuose, vitesse et documentaire en un harmonieux mélange. Ainsi à Shanghaï, où il assiste à des empoignades violentes lors du « Gold Rush », qui voit les gens se précipiter dans les banques pour échanger leurs vieux billets dévalués contre de l’or. Dans la cohue, le photographe capte le visage d’un homme qui le fixe, le regard hagard et intense au milieu d’une mer de gens floue et agitée. Du chaos indescriptible qui saisit la Chine, entre les flots de réfugiés, la fuite du Kuomintang, les pillages, les parades antidévaluation et les recrutements de soldats pour l’armée populaire, Cartier-Bresson tire des images étonnamment ordonnées et lumineuses. Parti pour deux semaines, il y restera dix mois.

Le magazine Life, ravi du résultat, publie plusieurs de ses reportages à la suite, réalisés à Pékin, à Shanghaï et à Nankin, l’ancienne capitale du Kuomintang dont il assiste à la chute – des images qui seront publiées en 1954 dans le livre D’une Chine à l’autre (éd. Delpire). Mais le photographe essuie aussi de grandes déceptions, dont témoignent ses lettres pleines de frustration : malgré ses contacts, il ne parviendra jamais à faire un reportage derrière les lignes communistes.

LE JOURNALISME, POUR « HCB », RESTE CENTRÉ SUR L’INSTANT CAPTÉ AU VOL, LA PHOTO UNIQUE QUI ENFERME LA COMPLEXITÉ DU MONDE DANS UN PETIT RECTANGLE

Pour compenser, il traite d’autres sujets plus anecdotiques et erre dans les rues, saisissant au hasard des rencontres et des visages, avec succès. Car le journalisme, pour « HCB », reste centré sur l’instant capté au vol, la photo unique qui enferme la complexité du monde dans un petit rectangle. La poésie l’intéresse plus que l’actualité, l’information, l’enquête. Il aura toujours du mal à se plier au « photo-essai », récit construit à travers plusieurs images qui est la norme à l’époque, surtout à Life. « En Chine, Cartier-Bresson continue à faire du Cartier-Bresson. Il invente un style de photojournalisme, moins lié à l’événement, plus distancé et très personnel », indique Michel Frizot.

Dix ans plus tard, « HCB » revient sur ses pas pour l’anniversaire de la création de la République populaire. Mais les conditions ont changé : flanqué d’un guide interprète, il ne peut plus se laisser porter par le hasard et parcourt la Chine de barrages en hauts-fourneaux – on est à l’époque du Grand Bond en avant, proclamé par Mao Zedong.

Les images moins spontanées sont aussi moins frappantes. Plus ambiguës aussi : « HCB » montre ce qu’il voit de façon empathique, sans porter de jugement sur la censure et les conditions de vie réelles du pays auquel il n’a pas librement accès. Le photographe, en retrait, préfère laisser parler les images : on y voit à la fois un pays mobilisé dans sa course à la modernité, et des corps douloureux, tendus par cet effort surhumain.

« Henri Cartier-Bresson. Chine, 1948-1949 | 1958 ». Fondation Henri Cartier-Bresson, 79, rue des Archives, Paris 3e. Jusqu’au 9 février 2020.

Livre : « Henri Cartier-Bresson. Chine 1948-1949 | 1958 », par Michel Frizot et Ying-lung Su, éd. Delpire, 288 p., 65 €.

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