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Jours tranquilles à Paris
19 janvier 2020

Pourquoi un second mandat de Trump serait une catastrophe

trump2019

Article de Jacky Goldberg

Contesté aux Etats-Unis comme à l'étranger, Donald Trump pourrait pourtant être réélu en novembre. Reportage dans un pays sur lequel plane, selon certain.e.s, le spectre de la guerre civile.

Donald Trump, c’est un fait, est impopulaire. Au niveau national, il n’a jamais dépassé les 46 % de personnes satisfaites (le jour de son investiture) et se situait au 1er janvier 2020 à 42 % – pour 53 % d’insatisfaits. Barack Obama, au même moment de son premier mandat, était à 46 % de satisfaction, George W. Bush à 58 %, Bill Clinton à 49 %. Même Bush père et Jimmy Carter, les deux derniers Présidents à ne pas avoir été réélus pour un second mandat, étaient plus populaires à l’entame de leur quatrième année (pour s’effondrer plus tard, au cours de la campagne).

Certes, mais les Présidents américains, doit-on le rappeler, sont élus Etat par Etat, par un collège électoral, et non à la majorité simple – comme Hillary Clinton en fit l’amère expérience en 2016. Aussi, qu’en est-il au niveau local ? Le constat est le même : si l’on extrapole cet indice de satisfaction à l’élection de novembre, les démocrates emporteraient sans aucun problème 278 grands électeurs et seraient en bonne position pour 141 autres – sachant que 270 suffisent pour dessiner une majorité. Même des Etats traditionnellement rouges (la couleur des républicains, pas des communistes), tels que la Géorgie ou le Texas, apparaissent aujourd’hui violets (car mélangés au bleu des démocrates). Dans le jargon électoral, on appellerait ça “a landslide victory” ou une victoire par glissement de terrain.

Certes, mais il s’agit là de sondages, qu’il faut manier avec prudence, pourrait-on rétorquer. Aussi, qu’en est-il des élections réelles ? Eh bien, non seulement les démocrates, on s’en souvient, ont reconquis la Chambre des représentants en 2018 (par une “vague bleue”), mais ils ont réalisé d’excellentes performances dans la plupart des élections partielles de 2019, emportant par exemple la gouvernance du Kentucky ou la Chambre de Louisiane, contre toute attente. Un dernier indicateur pertinent serait la part d’Américains qui pense que Trump a commis un acte méritant un impeachment : 57 %, selon le dernier sondage FiveThirtyEight/Ipsos, du 30 décembre 2019 (avant que ne débute son procès au Sénat, donc).

Trump a toujours su renaître de ses cendres

C’est donc clair et net : globalement, aux Etats-Unis, aujourd’hui, Trump est un président mal-aimé. Cela devrait réjouir les stratèges démocrates et effrayer les porteurs de casquettes MAGA (“Make America great again”, son fameux slogan de 2016, appelé à devenir KAG, “Keep America great”). Or, c’est l’inverse qui se produit. La plupart des commentateurs font preuve d’une extrême prudence, la gauche va au combat la peur au ventre, et la droite ne doute pas une seconde que leur champion occupera la Maison Blanche jusqu’en 2024 – certains, encouragés par l’intéressé, fantasmant même une modification de la Constitution pour lui permettre d’effectuer un troisième mandat… Comment cela s’explique-t-il ?

“Trump invente ses propres règles, auxquelles l’adversaire doit s’adapter constamment”

D’abord, s’il y a une qualité que tous s’accordent à reconnaître à Trump, c’est son insubmersibilité. Annoncé tant et tant de fois cramé, pris mille fois en flagrant délit de mensonge, piétinant les principes les plus élémentaires de la bienséance, il a toujours su renaître de ses cendres. Il est de fait en campagne depuis le premier jour de sa présidence, et ne lâchera rien jusqu’au jour de l’élection, le 3 novembre. “Et même s’il perd, rien ne dit qu’il lâchera”, avance David Ball, professeur émérite de littérature comparée au Smith College de Northampton, dans le Massachusetts, commentateur de la vie politique grâce à sa “Lettre d’Amérique” envoyée aux lecteurs de la revue syndicaliste française de La Révolution prolétarienne. “Trump fait peur parce qu’il ne joue pas selon les règles de la démocratie : il invente ses propres règles, auxquelles l’adversaire doit s’adapter constamment. A ce jeu, n’importe qui serait déjà disqualifié, mais lui reste en course.”

 

Ensuite, contrairement à 2016, il n’est plus seul contre tous : les dollars pleuvent sur sa candidature, les milliardaires rendus encore plus riches par sa réforme fiscale, et les différents lobbys droitiers (pétroliers, religieux, pro-armes), ne cachant plus leur soutien derrière des pudeurs de gazelle. Il a ainsi levé, en 2019, plus de 300 millions de dollars, un record, dans un pays où, rappelons-le, il n’existe aucun plafond et très peu de contrôle public, soumettant la démocratie aux humeurs des corporations privées. Dans son dernier film, The Laundromat, Steven Soderbergh faisait d’ailleurs de la régulation de ces financements la mère de toutes les batailles.

Plus d’opposition interne chez les républicains

Quant au Parti républicain, dont l’establishment méprisait ce malotru en 2016, il est désormais en ordre de bataille derrière lui. Jadis un agrégat de tendances, allant des modérés (John McCain, décédé en 2018, en était un des derniers représentants) aux néoconservateurs (bellicistes mais soucieux d’équilibres sociaux, comme les Bush), en passant par diverses factions (libertariens, évangélistes, paléo-conservateurs…), le “Grand Old Party” (GOP) est devenu le parti de Trump, ne tolérant plus aucune opposition interne. A part une poignée de sénateurs (légèrement) critiques et quelques voix isolées (dont celle d’Arnold Schwarzenegger), les républicains, base comme establishment, sont alignés sur l’extrémisme de leur leader.

“George W. Bush cherchait encore à séduire les latinos et les centristes. C’est terminé"

Son extrémisme, et son tempérament erratique. Car c’est désormais moins une idéologie cohérente qui définit le GOP, que la défense d’une identité. La politique de Trump s’écarte ainsi de l’orthodoxie néolibérale en matière économique (avec son interventionnisme tous azimuts, sa méfiance du libre-échange, ses subventions…), mais rassemble sous sa bannière tous ceux qui se sentent menacés : les conservateurs blancs, les chrétiens intégristes, les ultra-sionistes, les ruraux, les industriels du charbon et du pétrole, les pro-armes, les masculinistes, etc., tous ces groupes n’étant bien sûr pas exclusifs. “Une coalition de restauration“, comme l’appelle Ronald Brownstein, politologue pour CNN, qui s’oppose à “la coalition de transformation” menée par le Parti démocrate, composée essentiellement de jeunes, d’urbains et de minorités. "cette tendance n’est pas neuve, elle s’enracine dans les luttes pour les droits civiques dans les années 1960 et s’est accélérée dans les années 2000, modère Brownstein. Mais les appels du pied de Trump à l’Amérique blanche la plus réactionnaire, tout en insultant le reste du pays, ont accentué le phénomène dans des proportions inédites. George W. Bush cherchait encore à séduire les latinos et les centristes. C’est terminé".

Ce radicalisme électoral, qui pousse à la polarisation du pays, à la formation de bulles informationnelles étanches – les fameuses fake news dont chaque camp accuse l’autre d’être le promoteur, sapant l’idée même d’une réalité commune, rationnelle, décente –, devrait logiquement affaiblir les républicains, pour de simples raisons démographiques : leur électorat cible fond comme neige au soleil. Mais ce n'est pas vraiment le cas. C’est qu’en même temps qu’il s’est raidi sur sa base, le Parti républicain a dû déployer des trésors d’inventivité pour se maintenir au pouvoir – déjà sous Bush, grâce à son tacticien machiavélique Karl Rove.

trump2020

Trump a verrouillé le dernier étage de la pyramide judiciaire

Il y a d’abord l’instauration de nombreuses tracasseries administratives visant à purger les listes électorales des pauvres, des Noirs et des Latinos. C’est ainsi que la Floride, très équilibrée dans son électorat mais gouvernée par des républicains qui y édictent les règles, penche bizarrement à droite, à chaque élection ou presque. Autre astuce : le gerrymandering, qui consiste à découper les circonscriptions selon des critères partisans (en isolant par exemple les poches démocrates), offre un avantage décisif aux républicains dans les élections locales. Les machines à voter électroniques, dont le manque de fiabilité a été maintes fois prouvé, sont un autre facteur de tricherie, qui s’ajoute au hacking des listes électorales (confirmé par un comité sénatorial spécial), à l’ingérence russe prouvée par le rapport Mueller (qui n’a toutefois pas été capable de la relier formellement à Trump) et à l’utilisation frauduleuse de big data, avec la complicité de Cambridge Analytica (rebrandé et toujours actif, sous le nom d’Emerdata). Vraisemblablement, les dés sont pipés. Avec quelle efficacité ? Personne ne peut le dire à ce jour.

Mais le vrai coup de maître, dans ce jeu d’échecs, est encore ailleurs. Très largement médiatisées, les nominations de Neil Gorsuch et de Brett Kavanaugh à la Cour suprême ont permis à Trump de verrouiller le dernier étage de la pyramide judiciaire, essentielle dans cette nation fondée sur l’équilibre des pouvoirs (le checks and balances). Avec cinq voix sur neuf, les conservateurs sont ainsi en mesure de détricoter certaines législations (à commencer par le droit à l’avortement, garanti par l’arrêt Roe v. Wade de 1973, qui subit en ce moment même de multiples assauts), ou de valider des entourloupes politiciennes (au hasard, l’illégalité d’un impeachment). Ce que l’on sait moins, en revanche, est qu’aux étages inférieurs de la pyramide, c’est-à-dire les cours fédérales, Trump et son partner in crime Mitch McConnel (qui préside le Sénat) ont nommé, à vie, un nombre absolument considérable de juges : une cinquantaine (plus d’un quart de tous ceux en activité), anormalement jeunes (donc moins compétents et plus durables), et très conservateurs. Le véritable legs du 45e président des Etats-Unis, le voici. On n’ose imaginer ce que lui permettrait, en la matière, un second mandat… Echec et mat ?

Un Parti démocrate profondément divisé

Il n’est toutefois de batailles perduse d’avance que celles que l’on se refuse à mener, et le Parti démocrate, qui a eu le temps de méditer sur la catastrophe de 2016, a prouvé depuis qu’il pouvait être compétitif. “Grâce à leur majorité retrouvée à la Chambre des représentants en 2018, les démocrates ont repris des couleurs, analyse David Ball, qui milite depuis 2016 au sein d'Indivisible, un des nombreux groupes formant la “résistance” anti-Trump. Ils mettent une pression maximale sur les républicains, et c’est très bien. En revanche, il leur manque encore un projet clair et mobilisateur, dont les militants pourraient se saisir au niveau local, là où tout va se jouer.” Déterminer ce projet, et donc, fatalement, le candidat pour le porter, est tout l’enjeu des primaires, qui se tiendront du 3 février au 6 juin. Un processus qui ressemble pour l’instant à la quadrature du cercle.

Contrairement à son opposant, le Parti démocrate est profondément divisé, entre deux tendances de plus en plus difficiles à concilier : centristes vs progressistes. Et même si la poussée de Bernie Sanders, depuis 2016, a modifié le centre de gravité de l’appareil, obligeant ses dirigeants et élus les plus modérés à gauchir leur discours, ceux-ci sont loin d’être acquis aux idéaux socialistes, comme en témoignent les virulentes joutes lors des débats des primaires (sur la sécurité sociale pour tous par exemple).

Au-delà des divergences idéologiques, c’est surtout la capacité à battre Trump qui obsède le camp démocrate. Choisir un.e radical.e, au risque de pousser les indépendants dans les bras de l’ennemi ? Ou choisir un.e modéré.e, au risque de ne pas mobiliser toutes les forces vives (ce qui avait été la faille de Clinton) ? Chacun y va de son sondage révélateur ou de son analyse définitive, mais la vérité est que personne ne sait rien. “J’ai des amis qui en oublient où ils habitent, nous confie David Ball, obsédés qu’ils sont par l’éligibilité des candidats. Mais qu’en sait-on, à ce stade ? En 2016, on a choisi Hillary parce qu’elle était soi-disant la plus éligible. On a vu le résultat.” Un dilemme bien connu de quiconque a déjà participé à une primaire, dans quelque pays que ce soit…

Les démocrates ont perdu leur assise locale

Le Parti démocrate n’est pas seulement divisé : il est aussi désorganisé. Et c’est, selon la journaliste Meaghan Winter, autrice d'All Politics Is Local – Why Progressives Must Fight for the States, sa pire tare. “L’élection d’Obama fut une sorte d’illusion, donnant l’impression que, démographie et immigration aidant, le pays allait se couvrir de bleu. Or les démocrates ont perdu leur assise locale, en concentrant toutes leurs ressources sur les élections fédérales et les grandes causes. Ils manquent dramatiquement de permanences et de militants, de gens qui labourent le terrain entre deux élections." Résultat : le pays s’est couvert de rouge entre 2008 et 2016, et les républicains contrôlent aujourd’hui la majorité des Etats confédérés (21 complètement, 8 partiellement).

La sociologue Dana Fisher, spécialiste des mouvements sociaux et autrice d'American Resistance – From the Women's March to the Blue Wave, abonde dans ce sens : “Il ne faut pas oublier qu’aux Etats-Unis l’essentiel de ce qui impacte la vie des gens (l’éducation, la justice, la santé) est décidé au niveau des Etats. Or, aujourd’hui, ce pouvoir est détenu essentiellement par les républicains, qui ont fait un travail de fourmis depuis la fin des années 1970, avec leurs lobbys, leurs églises, leurs médias (Fox News, ou le moins connu quoique aussi réactionnaire Sinclair Broadcast Group qui contrôle 193 chaînes de télés locales – ndlr)… Ils sont là, au quotidien, dans les petites villes, quand les démocrates ne font que des coups médiatiques.“

trump inrocks

“Il en va de la survie de notre démocratie”

Cela tend toutefois, heureusement, à changer. 2016 fut un électrochoc ou, pour le formuler comme Meaghan Winter, “le fond de la piscine et le début de la remontée“. Des Etats qui semblaient imprenables, comme la Virginie, ont basculé du côté démocrate. Des groupes de militants ont fleuri sur tout le territoire, comme les Indivisibles, les Better Angels, ou encore Facing History. Partout, ils appellent à manifester, poussent leurs concitoyens à s’inscrire sur les listes électorales, font pression sur les élus – des méthodes éprouvées par les conservateurs. “Mais c’est encore insuffisant, contrebalance Dana Fisher, bien en deçà de ce qui serait nécessaire pour renverser la vapeur.” Pour elle, ce serait une erreur de se concentrer uniquement sur 2020, car quel que soit le résultat, la reconquête du pays sera “un travail acharné, de longue haleine”.

“Je crains qu’en cas de réélection de Trump les verrous sautent, de tous côtés”

Ce constat ne la pousse cependant pas à négliger les enjeux de cette élection, "colossaux, et pas seulement pour les Américains : il en va de la survie de notre démocratie, déjà très abîmée, mais aussi, sans doute, de la capacité de l’humanité à infléchir le réchauffement climatique". Très modérément optimiste, elle poursuit : “Je suis surprise qu’il n’y ait pas eu plus de violence politique, au-delà des tueries de masse qui sont une forme de terrorisme intérieur. Les Américains restent un peuple majoritairement civilisé. Mais je crains qu’en cas de réélection de Trump les verrous sautent, de tous côtés.” Une nouvelle guerre civile ? Farfelue il y a encore quinze ans, l’hypothèse fait désormais l’objet d’éditos, d’analyses, traîne dans les films et les séries, et même dans certains discours de Trump lui-même… Elle est dans l’air du temps, et il faudra beaucoup de calme et de détermination au ou à la 46e président.e des Etats-Unis pour en éloigner le spectre.

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