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Jours tranquilles à Paris
24 janvier 2020

Qu’elles étaient belles, les Années Folles

années folles

DIE WELT (BERLIN)

1920-1929 – Europe. Cent ans plus tard, l’explosion d’énergie vitale qui a suivi la fin de la Première Guerre mondiale nous fascine toujours autant. Et il est tentant d’établir des parallèles.

Cette fois, ça y est, elles ont commencé, les années vingt. En Allemagne, celles que l’on surnommait “die Goldenen Zwanziger”, les “années vingt dorées”, se parent d’une aura particulière, presque magique.

Avec ses théâtres, ses revues, ses maisons d’édition et ses dancings, Berlin était devenue une métropole de la culture mondiale. En 1924, en Europe centrale et occidentale, les gens se remettaient peu à peu des pertes et des horreurs de la Première Guerre mondiale. Les jeunes, surtout, se sont lancés à corps perdu dans les plaisirs de la vie nocturne, ils adoptaient des tenues provocantes, les filles se coiffaient à la garçonne et dansaient le charleston. Ils copiaient les stars de cinéma qui, dans les salles obscures, devenaient déjà des idoles planétaires.

À en juger par l’avènement de nouveaux mouvements à la frange extrême de la droite, mais aussi par le retour surprenant d’idées cryptocommunistes, nous serions donc bel et bien à l’aube de nouvelles années vingt, radicalisme politique, haine mutuelle et désespoir culturel inclus. Et, avec le changement climatique, les migrations, la numérisation et la résurrection du nationalisme, ne sommes-nous pas à la veille de bouleversements qui risquent de détruire notre bien-être tant apprécié ainsi que nos certitudes, exactement comme dans les Années folles ?

Une génération perdue

Ces parallèles sont-ils justifiés ? L’histoire, en réalité, ne se répète pas, elle se réinvente sans cesse. Et nos tentatives pour expliquer l’avenir en nous appuyant sur les événements du passé nous poussent surtout à vouloir répondre avec les méthodes d’hier aux défis de demain.

La situation de départ est bien différente. En 1920, des millions d’Européens avaient perdu des êtres chers, mais aussi leurs moyens de subsistance. Dans les rues, mutilés de guerre et malades végétaient. En Allemagne, du fait des épidémies et des infections, la mortalité infantile avait atteint le chiffre effroyable de 14 %. Dans toute l’Europe, les frontières se redessinaient, sans que les nouveaux États soient parvenus à la stabilité, en proie à des hivers de famine, à l’hyperinflation et à un chômage monstrueux.

En voulant rattacher ses angoisses aux catastrophes de l’époque, nos générations geignardes nées dans l’aisance se leurrent. Car, à l’exception d’une infime élite de nobles et d’industriels, les gens des années vingt ne pouvaient même pas rêver de la Sécurité sociale, du système de santé, de l’emploi et des libertés et droits individuels que nous connaissons aujourd’hui. Pour la plupart des représentants des classes inférieures qui souffraient de la faim, tout ce qui nous rend la vie supportable et l’améliore jour après jour était inaccessible, voire n’avait pas encore été découvert : la pénicilline, l’anesthésie, la contraception, les aides sociales, la voiture, les voyages sur de longues distances.

Quiconque est aujourd’hui persuadé de danser le charleston au bord d’un volcan, exactement comme nos arrière-grands-parents, se trompe lourdement. À l’époque, des millions de gens avaient tant perdu, matériellement et en matière de certitudes, qu’ils avaient effectivement le sentiment de ne plus risquer grand-chose, et ils brûlaient de jouir des petits plaisirs de la vie nocturne. L’avenir leur semblait flou, pour ne pas dire compromis. D’ailleurs, la fin est très vite arrivée, avec le krach boursier, Hitler et la Seconde Guerre mondiale.

Ironie du sort, ce sont justement les grandes avancées technologiques et industrielles, synonymes dans les années vingt de davantage de libertés individuelles et d’une vie meilleure – l’électrification des foyers et la production d’automobiles à la chaîne – qui sont aujourd’hui soupçonnées d’être les pires menaces pour notre avenir. Après 1920, inventeurs et médecins, ingénieurs et techniciens ont œuvré à améliorer les conditions de vie, tandis que politiques et militaires, eux, s’employaient à les ruiner. Et pourtant, c’est à cette foi de l’époque en la technologie et en la possibilité de parvenir à un bonheur simple pour tous que nous devons notre bien-être actuel.

L’époque exerce parfois sur nous un charme morbide

Et il ne faut pas oublier l’avènement des marchés. Toutes les innovations de ces années à vrai dire plaquées or – du voyage en avion au cinéma, de l’ampoule électrique à l’anesthésie, de la confection à la musique populaire – étaient le produit d’entreprises privées et capitalisées en Bourse. Seuls les moyens de destruction de l’industrie militaire étaient toujours subventionnés par les États. Et les sociétés qui appliquaient ce genre de doctrine économique, les nationaux-socialistes et les internationaux socialistes, se sont ensemble lancées dans la guerre en 1939 pour diffuser leurs idéologies sanguinaires.

Par conséquent, s’il est une leçon que nous devrions tirer de ces années vingt, c’est que l’on ne peut pas faire confiance à la haine nationaliste et à la toute-puissance de l’État. Tout ce qui rend si fascinante cette culture du désespoir qui s’est exprimée de 1924 à 1928 était le fait de rébellions individuelles, d’initiatives privées, et d’un optimisme envers et contre tout. Il suffit de se replonger dans les œuvres géniales de la littérature berlinoise et viennoise de ces années-là, dans les superbes romans féminins de Vicki Baum, Irmgard Keun ou Gina Kaus, dans les récits mélancoliques de survivants comme Joseph Roth ou Hans Fallada pour s’émerveiller de la force vitale de l’époque.

Laquelle exerce sur nous un autre charme, plus morbide, celui des dangers de l’idéologie et de la guerre, qui ont fini par engloutir la culture allemande, et le bien-être de l’Europe. Des maux certes éternels, mais qui ne sont pas aussi immédiats pour nous qu’ils l’étaient durant les Années folles.

Dirk Schümer

Source : Die Welt

BERLIN http://www.welt.de

“Le Monde”, porte-drapeau des éditions Springer, est une sorte de Figaro à l’allemande. Très complet dans le domaine économique, il est aussi lu pour ses pages concernant le tourisme et l’immobilier.

Notamment avec sa rubrique d’analyse, nommée Arrière-plan, le journal se revendique conservateur. Il est quotidiennement distribué dans plus de 130 pays. Depuis 1948 paraît l’édition dominicale, Welt am Sonntag, qui fait partie des médias allemands les plus repris.

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