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Jours tranquilles à Paris
28 janvier 2020

Critique - Dans « Histoire d’un regard », Mariana Otero filme Gilles Caron, l’homme derrière l’objectif

Par Mathieu Macheret

caron

La documentariste a plongé dans l’œuvre du photographe, mort en 1970 à l’âge de 30 ans, pour tenter d’en faire le portrait.

L’AVIS DU « MONDE » - À NE PAS MANQUER

Comment tirer le portrait du portraitiste, lui qui a pour habitude de se dérober derrière ses modèles ? A fortiori comment le faire en son absence, quand celui-ci est mort depuis longtemps ? La documentariste Mariana Otero (Entre nos mains, L’Assemblée) répond avec Histoire d’un regard, son dernier long-métrage, consacré au photographe Gilles Caron (1939-1970), de la plus belle des manières. Elle plonge au cœur de ses œuvres, pour faire d’elles la matière première du film et poursuivre leur trame secrète, où se dessine quelque chose du cheminement et du geste singulier de l’artiste. Mais aussi, peut-être, du secret de son absence.

Une certaine discrétion caractérisait, semble-t-il, la personnalité de Gilles Caron, photoreporter pour l’agence Gamma disparu en 1970 au Cambodge à l’âge de 30 ans. C’est de ce retrait que part Mariana Otero : alors qu’on lui doit certaines des photographies les plus célèbres de la seconde moitié des années 1960, dont certaines habitent la mémoire collective (le sourire narquois du jeune Daniel Cohn-Bendit opposé à un CRS en mai 1968), son nom reste peu identifié du grand public. Durant sa courte période d’activité (1964-1970), Caron est monté au front des conflits et événements les plus significatifs de son temps, du Vietnam au Biafra, de la guerre des Six-Jours à la fin du « printemps de Prague ». Ses images resplendissent de présences humaines intenses, saisies la plupart du temps dans le feu de la lutte ou la fugace parenthèse d’un regard éloquent.

Le film ne se contente pas de compiler les meilleurs clichés de Caron, façon « best of », mais les investit comme un terrain d’enquête, propice à reconstituer des phases entières et décisives de reportages. Mariana Otero remonte à ses rouleaux de pellicule numérotés pour observer le travail du journaliste dans son déroulement : les photographies ne sont plus considérées isolément, comme des objets sortis de nulle part, mais resituées dans des séquences de prises de vue qui en révèlent l’avant et l’après. C’est sans doute dans cet angle « analytique » que se situe la part la plus passionnante du film. Inscrire la photographie dans la dimension temporelle du cinéma permet de saisir la part de tâtonnement, de recherche, qui la caractérise – ce qu’on pourrait appeler « l’exercice » du regard.

Pratique du pas de côté

Une scène d’anthologie révèle les coulisses de la fameuse photographie de Cohn-Bendit : c’est en se déportant audacieusement sur le côté de la scène que Caron trouve le bon angle pour immortaliser l’insolence étudiante de Mai 68. Tout l’art du photographe semble tenir précisément dans cette pratique du pas de côté, susceptible de révéler la scène à elle-même. Lors de la bataille de Dak To, au Vietnam, en novembre 1967, alors que les affrontements font rage, Caron prend sur lui de passer devant les troupes pour saisir le visage des soldats, et plus seulement leurs silhouettes de dos.

LES IMAGES RACONTENT L’EXTRÊME MOBILITÉ DU PHOTOGRAPHE, SA FAÇON DE VIBRIONNER AUTOUR D’UN ÉVÉNEMENT

Par un beau travail de voix off, la réalisatrice retrace les enjeux et le déroulement des situations, en partant toujours des images, de ce qu’elles montrent, de ce qu’elles oblitèrent. C’est leur observation scrupuleuse qui lui permet, avec l’aide de l’historien Vincent Lemire, de reconstituer le parcours géographique de Caron à Jérusalem lors de la guerre des Six-Jours. Ainsi scrutées, les images racontent aussi l’extrême mobilité du photographe, sa façon de vibrionner autour d’un événement, pour en dénicher le cœur battant.

Le personnage demeure jusqu’au bout insaisissable, mystérieux : il semble avoir été atteint par la violence des conflits qu’il allait couvrir comme autant de réminiscences d’une guerre d’Algérie dont il gardait au fond de lui la blessure. En Irlande du Nord, Mariana Otero retrouve d’anciens modèles de ses reportages sur les émeutes du Bogside, en août 1969, à l’occasion d’un émouvant passage : des années plus tard, personne ne se souvient du photographe qui a donné aux événements le visage et la posture iconique d’une jeune insurgée blonde, en jupe et sandales, au milieu des gravats. Partout, le reporter semble s’être effacé, comme absorbé par la légende de ses images. Et si Gilles Caron était passé tout entier du côté de ses photographies ? L’histoire d’un regard s’avère ainsi le meilleur fil à délier pour retrouver l’homme disparu derrière l’objectif.

Documentaire français de Mariana Otero (1 h 33). diaphana.fr/film/histoire-dun-regard

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