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Jours tranquilles à Paris
11 février 2020

Enquête - Neom, le rêve hollywoodien de Mohammed Ben Salman pour l’Arabie saoudite

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Le prince saoudien veut édifier dans son pays une ville immense et ultramoderne d’ici à 2025. La conception en a été confiée, dans le plus grand secret, à des créateurs habitués à travailler pour le cinéma.

Au Ritz-Carlton de Riyad, c’est jour d’avant-première. En ce 24 octobre 2017, Mohammed Ben Salman, alias « MBS », inaugure le « Davos du désert ». Entre autres célébrités, Tony Blair, Nicolas Sarkozy ou Christine Lagarde ont répondu à l’invitation du prince saoudien. Le jeune héritier profite de la conférence pour dévoiler un projet titanesque : il s’apprête à faire ériger une mégalopole au nord-ouest du pays. Une bande-annonce est diffusée, comme au cinéma. On y voit beaucoup d’écrans tactiles, des familles ostensiblement heureuses, une palanquée de panneaux solaires, des éoliennes en rafale.

De cette cité mystère, on ne sait alors pas grand-chose. Son nom, Neom, semble celui d’un super-héros – il s’agit en fait de l’association du grec neo (« nouveau ») et de l’arabe mostaqbal (« futur »). Sa superficie ? Pas moins de 26 500 km2 – soit vingt fois la taille de Los Angeles –, entre la mer Rouge et la Jordanie. Le budget ? Cinq cents milliards de dollars. La date de sortie attise, elle aussi, le teasing : livraison prévue dès 2025. Quant au synopsis, il tient en quelques lignes : Neom s’inscrit dans le plan de développement qu’a imaginé « MBS » pour l’Arabie saoudite, intitulé « Vision 2030 ». L’objectif est d’affranchir le pays de la rente pétrolière et de diversifier son économie, en pariant sur le tourisme. Un scénario que déclinent plusieurs sites distincts : Al-Ula mise sur l’archéologie, Qiddiya sur les loisirs familiaux… Autrement spectaculaire, Neom se tourne vers les nouvelles technologies. Avec l’ambition, selon une note confidentielle, de devenir la mégalopole « la plus vivable qui soit, grâce aux plus grands talents de ce monde ».

De fait, un casting de haut standing est rapidement constitué. Au générique du conseil scientifique de Neom, les stars abondent : l’architecte Norman Foster, le designer d’Apple Jonathan Ive, le fondateur d’Uber, Travis Kalanick, l’ancien secrétaire américain à l’énergie Ernest Moniz ou l’ex-vice-présidente de la Commission européenne Neelie Kroes en font partie. L’Allemand Klaus Kleinfeld, passé par la direction d’Alcoa et de Siemens, préside le projet ; il est assisté d’Antoni Vives, adjoint au logement du maire de Barcelone entre 2011 et 2015. Tous sont séduits par la green tech que fait miroiter cette « Mecque pour robots », ainsi que l’a définie le Washington Times en octobre 2017.

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Capitale de l’intelligence artificielle et du divertissement

Dès lors, comme pour toute superproduction digne de ce nom, la conception de Neom s’agence dans le plus strict secret. Seul le Wall Street Journal, en juillet 2019, a fait fuiter quelques informations. Le Monde a pu consulter les documents sur lesquels se fonde l’enquête du quotidien américain. C’est peu de dire qu’ils décoiffent. Sorte d’oxygène numérique, l’Internet à très haut débit sera gratuit dans toute la région, qui bénéficiera d’une juridiction autonome par rapport au reste du royaume ; l’alcool y sera autorisé, et le voile non obligatoire.

DES DINOSAURES ET DES GLADIATEURS ROBOTISÉS, DES TAXIS VOLANTS ET UNE LUNE ARTIFICIELLE COMPLÉTERONT LE DÉCOR

De parcs d’attractions géants en tournois d’« e-sport », Neom entend s’imposer comme une capitale de l’intelligence artificielle et du divertissement. Un pont gigantesque la reliera à la rive égyptienne. Un réseau de capsules supersoniques assurera la célérité et la propreté des transports. Ensemencement de nuages, aérogénérateurs et autres technologies vertes viseront à garantir l’intégrité de la faune et de la flore – à commencer par la barrière de corail qui borde le littoral. Des dinosaures et des gladiateurs robotisés, des taxis volants et une lune artificielle compléteront le décor, tout droit échappé d’un songe hollywoodien.

Du reste, c’est bien là, à Los Angeles, que Neom est écrite, produite et réalisée. Sous le sceau de l’anonymat, un architecte européen a accepté d’en révéler la genèse au Monde : « Au cours d’un trajet en avion, “MBS” est tombé en pâmoison devant un film de super-héros, Les Gardiens de la galaxie [2014]. Il a demandé à l’un de ses conseillers d’en recruter le chef décorateur et d’assembler une équipe de spécialistes des effets spéciaux, à Hollywood. Ce sont majoritairement eux qui conçoivent Neom. »

« Je suis comme un gamin qui découvre un jouet »

Pour suivre cette piste californienne, il faut d’abord pousser la porte d’un concessionnaire automobile lambda, battant pavillon allemand. A l’extérieur de la vitrine, les grosses artères de Beverly Hills retentissent de leur tapage habituel. A l’intérieur, moteurs éteints, berlines immaculées : rien ne bouge, si ce n’est l’ascenseur, au fond du magasin. Nulle plaque n’indique leur présence, mais une dizaine de sociétés d’audiovisuel se sont installées dans ce bâtiment anonyme. Au troisième étage, les portes s’ouvrent sur un hall non moins banal : déco claire, secrétaire affairée, fauteuils accueillants. Bienvenue chez The Hideaway Entertainment – soit « la planque divertissement » en VF.

Au premier abord, il s’agit d’une boîte de production comme L.A. en compte tant. Sur les murs, des affiches de films côtoient un écran de télé où défilent en boucle des extraits des blockbusters maison, 22 Miles (2018) ou Men in Black : International (2019). Parmi cette cascade de scènes d’action, une bande-annonce se détache : la course d’un léopard en verre, bondissant et rugissant dans une ville de science-fiction. En matière de testostérone, la mise en scène n’a rien à envier aux autres vidéos diffusées. Le titre ? Neom, the Prince’s Challenge (« Neom, le défi du prince »).

Joviale, la secrétaire nous propose un petit-déjeuner à l’américaine – céréales, agrumes, beurre de cacahuète. Son patron s’avère tout aussi sémillant. Sourire félin et mise « casual chic », Judd Payne est un briscard de l’industrie cinématographique. Son tableau de chasse cumule les prises prestigieuses. D’abord agent pour Bruce Willis ou John Travolta, il s’est reconverti dans la production. « Mais je n’y consacre plus que 5 % de mon temps », déclare-t-il. N’allez pas croire que The Hideaway Entertainment soit une société-écran. « Mon associé Matthew Rhodes s’investit à fond dans la structure, nous sortirons de super films prochainement, avec des poids lourds comme Vin Diesel ou Tom Holland, détaille M. Payne. Pour autant, l’essentiel de mes journées est dévolu à tout autre chose. Je suis comme un gamin qui découvre un jouet, je m’éclate ! »

Des « futuristes » aux commandes

Créée il y a trois ans, The Hideaway Entertainment partage ses locaux avec une agence de design baptisée iDeA – pour Intelligent Design Agency. S’agirait-il de la boîte à idées créée par « MBS » pour Neom ? Motus et bouche cousue : impossible de divulguer le nom du principal client. « iDeA travaille sur des villes nouvelles et de nouvelles façons de vivre, élude Judd Payne. Nos méthodes aussi sont innovantes. L’équipe est composée d’architectes, d’ingénieurs, de designers, mais également de professionnels du cinéma. Ce métissage décuple la créativité. »

On passe par un vaste open space ; les parois sont ornées de cartes de la péninsule Arabique. Les employés, plutôt jeunes, bûchent en silence derrière leurs écrans. Nous voici dans la salle de conférence, où patientent deux des plus brillants d’entre eux, Olivier Pron et Jeff Julian. Ce sont des « futuristes », ainsi qu’on les appelle dans le jargon hollywoodien. Pour les majors du cinéma, ces cadors des effets spéciaux conçoivent des décors grandiloquents – dystopies pyrotechniques, exoplanètes chatoyantes… Le tout en images de synthèse, à l’aide de logiciels dernier cri. « Des futuristes autoproclamés, vous en trouverez un paquet à Los Angeles. Mais il n’y en a qu’une dizaine de vrais, et la plupart travaillent ici, chez iDeA », plastronne Jeff Julian.

« APRÈS TOUTES CES ANNÉES DANS LA FICTION, C’EST HYPEREXCITANT D’IMAGINER DE VÉRITABLES ÉDIFICES ! », S’EXCLAME OLIVIER PRON

Ainsi du Français Olivier Pron, physique frêle mais CV garni. Autodidacte, ce geek revendiqué a quitté l’école à 13 ans : « La vision de Terminator 2 [1991] a changé ma vie. Je me suis mis à bidouiller sur mon ordi, tout seul. » Il monte des expos pour le photographe Henri Cartier-Bresson, avant de rejoindre les pontes des effets spéciaux, Buf Compagnie et Method Studios. C’est lui qui a forgé les féeries urbaines des Gardiens de la galaxie, le film fétiche de « MBS ». Depuis qu’il a rejoint iDeA, Olivier Pron s’est éloigné de l’usine à rêves pour travailler sur le réel : « Après toutes ces années dans la fiction, c’est hyperexcitant d’imaginer de véritables édifices ! », s’enthousiasme cet ex-collaborateur de Tim Burton ou de Wong Kar-wai.

Culture du secret-défense

Son compère, Jeff Julian, est, lui, un authentique enfant de Los Angeles. Sa généalogie épouse l’histoire industrielle de la ville : parmi ses aïeux, il compte beaucoup de militaires, et l’un des premiers décorateurs hollywoodiens. Lui aussi a navigué entre ces pôles. Pour la marine, il a dessiné toute une panoplie d’armes et d’engins. Pour Hollywood, il a épaulé les plus grands – Spielberg, Fincher, Cameron… « Dans Minority Report [2002], nous avons préfiguré le dispositif de prévision criminelle qu’utilise aujourd’hui la police de Los Angeles », précise-t-il. Ce logiciel équipera-t-il les forces de sécurité de Neom ? On ne se risque pas à poser la question, tant ce gaillard tout de noir vêtu en impose. Ancien golfeur de haut niveau, ex-professeur en Australie, il a eu mille vies, et mille clients – d’Apple à Audi, de Samsung à Siemens… « Mais rien ne m’emballe davantage que notre projet actuel ! », s’exclame le quadra.

Chez iDeA, il a retrouvé la culture du secret-défense. Dans la salle de conférence, le duo de futuristes Pron-Julian insiste sur les accords de confidentialité signés avec leur commanditaire. Tout juste consentent-ils à montrer quelques maquettes. D’abord, les images d’un hôpital assez original : des arbres poussent à l’intérieur du bâtiment et certaines dorures évoquent l’Art nouveau viennois. « Je me suis inspiré d’un tableau de Gustav Klimt, confesse Olivier Pron. Les couloirs blancs, c’est glauque. On a voulu dessiner une structure médicale qui ne soit pas déprimante. » Passe ensuite entre nos mains l’ébauche d’un quartier sans voitures, aux courbes et aux couleurs chaleureuses, cerné par une nature aride. L’esquisse est intitulée « Silver Beach ». C’est aussi le nom d’une des zones de Neom. « Ne faites pas attention au titre ! », s’inquiète Judd Payne, le patron de The Hideaway Entertainment, toujours aussi soucieux de confidentialité.

Le producteur préfère vanter la croissance de ses effectifs : « Nous serons bientôt une quarantaine, et plus de 80 l’été prochain. » De tous les futuristes débauchés par iDeA, Nathan Crowley n’est pas le moins fameux : chef décorateur attitré du cinéaste Christopher Nolan, ce Britannique a été nommé deux fois aux Oscars. Mais c’est du fondateur de First Idea, la holding englobant iDeA et The Hideaway Entertainment, que Judd Payne parle avec le plus d’admiration : « Il s’appelle Jonathan Gray, il est franco-américain et habite à Cannes. C’est quelqu’un d’extraordinaire, vous devriez le rencontrer. » Serait-ce à cet homme que le prince saoudien a confié les clés de Neom ?

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« Un fantasme d’ado »

Une recherche sur Google donne une idée de son pedigree : à 39 ans, Jonathan Gray dirige une douzaine d’entreprises, dont JG Events et Beauchamp Estates France, spécialisées dans l’événementiel et l’immobilier. Plusieurs articles le décrivent comme féru d’hélicoptères. Et comme un proche conseiller de Mohammed Ben Salman. « J’accompagne “MBS” sur certaines affaires privées, précise l’intéressé. Nous avons une relation de confiance. »

Jonathan Gray reçoit dans un hôtel 5 étoiles, sur les hauteurs de Cannes. Teint frais, allure décontractée, le père de famille jubile : « Je viens de vendre la maison la plus chère de la Côte d’Azur. C’est mon cinquième record. » Mais dans son cœur d’entrepreneur, les villas grand luxe se font voler la vedette par une vieille obsession, le cinéma. « En travaillant pour Hollywood, je réalise un fantasme d’ado. J’ai grandi à Cannes, au milieu d’affiches de films. Je voulais savoir ce qui se passait derrière les portes des palaces. A 16 ans, j’ai trouvé un job chez Disney : j’accueillais les stars, j’organisais les soirées… je rêvais d’action. »

« [“MBS”] M’A OUVERT DE NOUVEAUX HORIZONS, JE SUIS SORTI DE MON QUOTIDIEN CONFORTABLE D’EUROPÉEN », RACONTE JONATHAN GRAY, SPÉCIALISTE DE L’ÉVÉNEMENTIEL ET DE L’IMMOBILIER

Son père, le marchand d’art Martin Gray, est le coauteur d’Au nom de tous les miens (1971) ; il y raconte comment sa famille a été décimée par la Shoah, puis par un épouvantable incendie. « Nous sommes peut-être issus de la même lignée que le cinéaste James Gray. J’en ai parlé avec lui, lors d’une fête. Brad Pitt, à qui j’ai vendu une maison, m’y avait invité. » C’est dans un contexte pareillement mondain que Jonathan Gray a rencontré « MBS » : « J’avais 27 ans, lui, 22. On a vite sympathisé. Il m’a ouvert de nouveaux horizons, je suis sorti de mon quotidien confortable d’Européen. Il a plein d’idées, c’est un visionnaire. »

Une « anti-Dubaï »

De grands desseins pour l’Arabie saoudite, le roi Abdallah (1924-2015) en eut à foison, lui aussi. Sobrement nommés « la ville économique du roi Abdallah » et « le quartier financier du roi Abdallah », les deux projets phares de l’oncle de « MBS » ont été édifiés à partir de 2005, pour 60 milliards de dollars. Ce sont des fiascos : d’après les observateurs, ces villes fantômes fonctionnent à 10 % de leurs capacités. « Il y a peu de chances que Neom devienne une coquille vide », veut croire Jonathan Gray, qui la compare à une « anti-Dubaï » : « C’est un projet très romantique, fait pour des rêveurs, par des rêveurs. » Pourquoi faire plancher les futuristes hollywoodiens sur Neom ? « Parce qu’ils savent adapter leur style à chaque projet et créer sans limite préalable, expose le Franco-Américain. Les architectes sont obsédés par exactement l’inverse : imprimer leur patte d’auteur et respecter les contraintes – qu’elles soient physiques ou économiques. »

Une ex-collaboratrice d’iDeA, architecte de formation, a mesuré la distance qui la séparait de ses collègues futuristes californiens : « Avant de dessiner le moindre bâtiment, j’ai étudié le climat de Neom, la direction du vent, la lumière…, glisse-t-elle sous le couvert de l’anonymat. Les futuristes, qui raffolent de Photoshop, ont une approche moins architecturale : il faut aller vite et en mettre plein la vue pour satisfaire le client. » Une mise en scène dans l’air du temps, selon Sarah Moser, géographe à l’université McGill à Montréal, où elle anime le New Cities Lab : « Depuis le début du millénaire, les nouvelles Babylone fleurissent par dizaines, promettant monts et merveilles. Le but, c’est d’être toujours plus tape-à-l’œil… Alors pourquoi ne pas faire appel au monde du cinéma ? En Inde, la ville d’Amaravati a été en partie dessinée par des réalisateurs de Bollywood. »

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A L.A., iDeA n’est pas la seule société travaillant sur Neom. Joint par courriel, le futuriste Guy Hendrix Dyas confirme avoir créé « une énorme agence de design » dans ce but : « Mon travail reste absolument confidentiel, étant donné sa nature innovante et ma relation avec le prince héritier », explique le Britannique, primé pour les décors d’Indiana Jones (2008) ou d’Inception (2010). Car, dès qu’il est question de projets saoudiens, la discrétion est de mise, murmure une autre architecte, elle aussi de manière anonyme : « Entre collègues, on ne parle jamais de “MBS”, quand bien même il s’agit de notre principal client. Ou alors on le désigne par un surnom, “Peter”, par exemple. »

La « tempête » Khashoggi

Même prudence chez le « starchitecte » Thom Mayne. D’après nos informations, c’est son agence, Morphosis, qui signe le plan d’urbanisme de Neom, en étroite collaboration avec l’aréopage de futuristes. Un contrat dont le lauréat du prix Pritzker 2005 refuse, pour l’heure, de s’enorgueillir. En revanche, l’Américain, qui fut l’un des conseillers culture de Barack Obama, assume sans ambages son ancrage hollywoodien. « Des films comme Blade Runner [1982] ou Star Wars [1977] ont ouvert nos imaginaires », reconnaît Eui-Sung Yi, l’un des associés de Morphosis.

« MÉFIEZ-VOUS DE CE QU’ON RACONTE SUR NEOM. BIEN SOUVENT, CE N’EST QUE DU VENT », MET EN GARDE EUI-SUNG YI, L’UN DES ASSOCIÉS DE L’AGENCE MORPHOSIS

Dans ses studios bétonnés de Culver City, à l’ouest de Los Angeles, l’architecte fait défiler, façon Powerpoint, les travaux dont il est le plus fier, à La Nouvelle-Orléans ou en Haïti. Alors qu’il passe d’un fichier à l’autre, l’arborescence de ses dossiers est projetée sur grand écran. L’un d’eux est intitulé Neom. « Il s’agit d’un très gros projet, dont on ne peut pas encore parler », écourte Eui-Sung Yi. Devant notre insistance, il accepte de montrer « un petit trailer ». Son réalisateur ? « Jeff Julian, le meilleur futuriste d’Hollywood. » En nous raccompagnant vers la sortie, Eui-Sung Yi met en garde : « Méfiez-vous de ce qu’on raconte sur Neom. Bien souvent, ce n’est que du vent. »

En guise d’alizé, c’est une violente tempête qu’ont dû affronter les promoteurs du projet, en octobre 2018. L’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, sur ordre de Riyad, transforme le film d’anticipation en film catastrophe. Aussitôt, le conseil scientifique de Neom perd la moitié de ses membres. Même le président, Klaus Kleinfeld, aurait pris du recul. Il devrait être remplacé par Nadhmi Al-Nasr, l’ex-numéro deux de Saudi Aramco, la compagnie pétrolière nationale. « Il faut comprendre les démissionnaires, beaucoup travaillent pour des sociétés cotées en Bourse, comme Apple ou Google », tempère John Rossant, président de la NewCities Foundation.

Ce New-Yorkais fait partie des neuf personnalités siégeant encore au conseil scientifique de Neom – le board, comme il le désigne en anglais. Passé par l’agence de communication Publicis, il a organisé plusieurs éditions du Forum économique de Davos. « Le board s’est réuni à Riyad quelques semaines après la mort de Khashoggi, qui était l’un de mes amis, poursuit-il. J’ai pris la décision de rester parce que je crois dans ce projet. La fin des hydrocarbures et la réinvention des transports marqueront le XXIe siècle. Axé sur une mobilité très peu émettrice de carbone, Neom préfigure ces deux tendances. C’est courageux et révolutionnaire. »

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Des amis encore nombreux

Ses camarades du board sont moins loquaces. La militante écologiste Alexandra Cousteau, petite-fille de l’océanographe Jacques-Yves Cousteau, n’a pas donné suite à nos sollicitations. Embarras similaire chez l’architecte italien Carlo Ratti. Interrogé par téléphone, ce Piémontais est intarissable sur les défis que devront relever les smart cities du XXIe siècle : « Je préfère le terme de “ville sensible”… Il faudra combiner l’urbs et la civitas chers aux Romains, c’est-à-dire insister sur la dimension citoyenne de tout projet urbain », développe le directeur du Senseable City Lab, au sein du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Mais dès que Neom est mentionnée, la conversation tourne court : « Le board n’a qu’un avis consultatif, nous ne nous voyons que deux fois par an… Il est trop tôt pour juger. »

C’est que, aux yeux de l’opinion publique occidentale, il y a un avant et un après Khashoggi. « Il s’agit d’un incident d’autant plus dramatique qu’on commençait à voir l’Arabie saoudite sous un nouveau jour, regrette Jonathan Gray. Le pays a énormément changé ces dernières années. Est-ce qu’il repart en arrière, ou est-ce qu’il progresse ? La réponse me semble évidente. Est-ce qu’il doit aller plus loin ? Oui, bien sûr. » A Neom, les travaux avancent, souligne-t-il : l’aéroport n’est-il pas déjà en train d’être creusé par le Saudi Binladin Group, le mastodonte saoudien du BTP ? « Ce pays a de l’espace, de l’argent et de la volonté. L’affaire Khashoggi a permis de faire la part entre les “haters”, les sceptiques et les vrais amis de l’Arabie saoudite. »

« CERTAINS VONT JUSQU’À DIRE DE “MBS” QU’IL “DISNEYFIE” LE PAYS… NEOM, CE N’EST RIEN D’AUTRE QU’UNE GRANDE CAMPAGNE DE COM », ESTIME PIERRE CONESA, ANCIEN HAUT FONCTIONNAIRE

Des amis encore nombreux, et puissants. « Sa première visite de chef d’Etat à l’étranger, c’est à l’Arabie saoudite que Donald Trump l’a réservée, rappelle Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire au ministère de la défense. Il s’agit d’un allié historique des Etats-Unis, pour des raisons à la fois énergétiques, géopolitiques et religieuses. » Auteur, chez Robert Laffont, de Dr. Saoud et Mr. Djihad. La diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite (2016) et de Hollywar. Hollywood, arme de propagande massive (2018), il ne s’étonne guère de la collaboration entre ses deux domaines d’expertise : « Pour l’Arabie saoudite, la communication est essentielle, et Hollywood entre évidemment dans cette orbite. Certains vont jusqu’à dire de “MBS” qu’il “disneyfie” le pays… Neom, ce n’est rien d’autre qu’une grande campagne de com. »

Fermées depuis la première guerre du Golfe, les salles de cinéma commencent à rouvrir dans le royaume. Le producteur Matty Beckerman, vieux renard hollywoodien, vient de s’installer à Riyad, où il compte tourner une dizaine de films par an. Pour lustrer son image, abîmée par d’innombrables manquements aux droits de l’homme, le régime semble prêt à tout : recruter à prix d’or des instagrameurs, organiser des compétitions sportives de renom… Parmi elles, la quatrième étape du Dakar, le 8 janvier, ralliait le site de Neom à Al-Ula. C’est que Paris est, au même titre que Washington, un partenaire stratégique de Riyad : « En France comme aux Etats-Unis, la plupart des grosses agences de relations publiques ont signé des contrats lucratifs avec les Saoudiens », décrit Pierre Conesa.

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« La culture, c’est un formidable cheval de Troie pour faire progresser les mentalités. Il ne faut pas laisser ce pays aux Américains. La France a un rôle à jouer », appuie Jean-Michel Jarre. Le 23 septembre 2018, à l’occasion de la fête nationale saoudienne, la star des musiques électroniques a donné à Riyad l’un de ses légendaires spectacles son et lumière. Il l’a appelé The Green Concert, en écho au credo écolo de « MBS » et à la couleur de l’islam : « J’ai accepté de jouer à la condition que les femmes puissent y assister, nuance-t-il. J’ai toujours distingué les peuples de leurs dirigeants. C’est un pays très jeune, plein de promesses. »

Il y retournera en mars, « dans le cadre d’un festival organisé par le magazine Vice, qui me donnera carte blanche ». Lui aussi cogite sur Neom, au sein d’un think tank. « Je leur donne quelques conseils. Vous savez, j’ai une longue histoire familiale avec la région. Mon père a composé la BO du film Lawrence d’Arabie [1962], j’ai joué dans les pyramides… Neom me fait penser à Dune : le désert qui rencontre le XXIe siècle, c’est très romanesque. » Une nouvelle adaptation du best-seller est prévue pour décembre 2020. Le film a été tourné en Jordanie, en face de Neom ; quant aux futuristes qui ont œuvré sur les décors, qui sait s’ils n’en ont pas échafaudé de plus irréels encore, de l’autre côté de la frontière.

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