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Jours tranquilles à Paris
16 février 2020

Affaire Griveaux : « L’épisode consacre l’américanisation de la vie politique française »

Par Solenn de Royer

La renonciation du candidat LRM à la Mairie de Paris, qui rappelle le cas Weiner aux Etats-Unis, marque un tournant dans la société, explique Solenn de Royer, journaliste au service politique du « Monde ».

Une scène banale de la vie politique américaine. Le 6 juin 2011 à New York, le parlementaire Anthony Weiner, l’un des espoirs du camp démocrate, fait amende honorable après la diffusion de photos à caractère sexuel, qu’il a d’abord postées par erreur sur son compte Twitter avant de reconnaître l’envoi de contenus similaires à six femmes au cours des trois années précédentes.

« Je regrette profondément la peine que j’ai causée à ma femme et à notre famille, ainsi qu’à mes électeurs et à mon équipe… », confesse-t-il face caméra, la voix brisée. Dans la foulée, Weiner – qui sera condamné six ans plus tard à de la prison ferme dans une tout autre affaire, impliquant cette fois une mineure – démissionne de la Chambre des représentants à l’issue d’un nouvel exercice de repentance. Selon une scénographie désormais bien rodée aux Etats-Unis mais qui n’avait encore jamais eu lieu en France.

Un phénomène dopé par la puissance des réseaux sociaux

C’est le cas désormais depuis le 14 février et le départ déflagratoire de Benjamin Griveaux, qui a renoncé à porter la liste La République en marche (LRM) aux municipales à Paris, après la diffusion sur Internet de deux vidéos privées à caractère sexuel. C’est la première fois qu’un responsable politique de premier plan chute sur des faits relevant exclusivement de la sphère privée et non du champ pénal.

Cette séquence marque donc un tournant, dans une société où les émotions, la morale et la pression de l’opinion publique prennent parfois le pas sur la raison, la loi et le droit. Or, une démocratie émotionnelle est une démocratie manipulable.

L’épisode consacre également de manière spectaculaire l’américanisation de la vie politique française, sur le fond mais aussi la forme – la déclaration de Griveaux, vendredi devant les médias, ressemble à la première déclaration de Weiner, le 6 juin 2011.

Un phénomène à l’œuvre depuis de nombreuses années mais dopé par la puissance et la voracité des réseaux sociaux. Fruit de la dépolitisation, du brouillage des catégories et des clivages, une forme de moralisme vient désormais se substituer parfois aux débats de fond.

Enfantés par la personnalisation, voire la peopolisation de la vie politique, ces nouveaux codes – pourtant très loin de la tradition française – sont aussi le revers de la médaille des progrès accomplis en matière de moralisation de la vie publique et de transparence.

« Sous couvert de valeurs progressistes, le puritanisme et la délation, y compris concernant des faits privés, envahissent la vie politique, se désole ainsi l’ancien député socialiste Gilles Savary. Cela entretient la défiance et une suspicion permanente vis-à-vis des responsables. Cette redéfinition de la règle du jeu rend de plus en plus compliquée la gouvernabilité. »

Effacement de la frontière entre vie privée et vie publique

Vendredi, la classe politique a unanimement condamné la diffusion sur le Web des deux vidéos et mis en garde contre les dangers que cette séquence recelait pour la démocratie.

D’Anne Hidalgo à Jean-Luc Mélenchon, en passant par le dissident ex-LRM Cédric Villani, tous ont critiqué les méthodes « indignes » de ceux ayant publié et participé à la propagation de ces contenus et appelé au « respect de la vie privée ». Même si en choisissant lui-même de faire de sa famille un argument de campagne, et donc en politisant sa vie personnelle, Benjamin Griveaux a pris un risque, s’exposant au boomerang.

La viralité des vidéos, qui sont passées de 2 000 vues jeudi midi à plusieurs dizaines de milliers le soir, a convaincu le candidat de se désister. Les réseaux sociaux ont en effet joué un rôle déterminant dans cette affaire. « Ils sont un formidable accélérateur, c’est l’outil qui conduit à ce résultat, observe le constitutionnaliste Bertrand Mathieu. Que l’on impose aux hommes politiques une morale et une déontologie dans le champ politique est une condition de la démocratie, que l’on impose une morale personnelle est une négation de la démocratie. »

L’effacement de la frontière entre vie privée et vie publique, souvent initiée par les responsables politiques eux-mêmes, se nourrit de deux transformations majeures : celle de la société politique, qui reposait notamment sur l’idée que les vertus de l’homme public n’étaient pas celles qui étaient attendues de l’homme privé ; celle de l’action politique, en ce qu’elle suppose nécessairement une part de secret.

Hasard de calendrier, Benjamin Griveaux a trébuché sur deux vidéos volées au moment où Quentin Lafay, qui fut comme lui l’un des artisans de la victoire d’Emmanuel Macron en 2017, publie L’Intrusion chez Gallimard, une évocation romancée des « MacronLeaks » ayant entaché la fin de campagne présidentielle. « Il n’y a plus rien à faire, il va falloir serrer les dents », dit le protagoniste du livre quand il apprend que sa boîte mail a été piratée et que toute sa vie se retrouve à ciel ouvert. « Des fragments de mon existence circulent et se démultiplient, mon intimité a été pulvérisée. (…) Comme chacun, je vis de front une multitude de vies, disparates et compartimentées, faites de désirs antagonistes et d’intérêts incohérents (…). Mes amis découvriront les masques et les costumes variés que je porte (…) ma compagne aura accès à mes secrets, aux erreurs et aux tares que je tentais de lui cacher. Me voilà nu. »

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