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Jours tranquilles à Paris
17 février 2020

La lettre politique de Laurent Joffrin - Piotr Pavlenski : l'excuse anarchiste

L’affaire ressemble à un fait divers. Pourtant, il n’y a pas plus politique. En provoquant la chute de Benjamin Griveaux, elle a changé le cours de l’élection parisienne. Mais surtout, elle est le produit, non d’une simple vindicte personnelle ou d’une provocation gratuite, mais d’un raisonnement construit qui renvoie à une longue tradition idéologique : celle d’une partie de l’ultra-gauche.

En effet, à moins qu’on ne découvre derrière la diffusion de ce «revenge porn» une ténébreuse machination téléguidée de l’étranger – pure supposition à ce stade –, le geste est revendiqué par son auteur sur des bases très politiques. Il est qualifié comme tel par un proche qui se dit son avocat, lui-même activiste aux antécédents limpides. Résumons.

Première prémisse : les démocraties occidentales sont des régimes factices. Derrière les règles de l’Etat de droit, derrière un apparent pluralisme démocratique, se cache en fait le pouvoir sans partage d’une oligarchie prédatrice qui oriente la société en coulisse et tient sous son contrôle, non seulement l’Etat, mais aussi les médias et les partis politiques classiques, de droite ou de gauche. Le débat paraît libre et ouvert. Il est surplombé, manipulé, par une «pensée unique» qui n’a d’autre fonction que de maintenir au pouvoir ladite oligarchie.

Deuxième prémisse : détenant tous les leviers du pouvoir et gouvernant dans son seul intérêt, cette oligarchie est mauvaise par essence. Ce caractère maléfique ne désigne pas seulement des mécanismes impersonnels et des dominations structurelles, elle s’étend aux individus, immoraux par nature, hypocrites et manipulateurs, qui se remplissent les poches et jouissent de leurs privilèges sans aucune retenue. Des salauds, qui n’ont même pas l’excuse d’être sartriens. C’est au nom de ce sophisme que Benjamin Griveaux a été sacrifié.

Troisième prémisse : en face de ces puissants cyniques qu’aucun scrupule ne canalise, se trouve un peuple opprimé et rebelle, qui se situe par nature du côté du bien et dont cette ultra-gauche s’est auto-instituée la seule représentante légitime (ses autres défenseurs étant rangés dans la catégorie fourre-tout des tièdes, des mous, des légalistes abusés, des démocrates bêlants ou des traîtres avérés, les plus dangereux étant les plus sincères).

Conclusion : dans cette construction paranoïaque – mais redoutable – les afféteries démocratiques, les timidités républicaines, les règles civilisées, n’ont plus aucune pertinence. Elles ne sont, aux yeux de ces activistes, que le paravent d’une domination impitoyable. Devant tant de mensonges et d’hypocrisie, seule la lutte à outrance est légitime : tous les coups sont permis. La supériorité morale des rebelles est telle, la perfection du monde dont ils rêvent si lumineuse, que tout atermoiement, tout scrupule, tout réflexe d’indulgence ou d’humanité, confinent à la trahison. Face à cet enjeu politico-philosophique, que pèse la vidéo réprouvée par la loi bourgeoise, que valent les hypocrites jérémiades de l’oligarchie et de ses idiots utiles ? Rien. Quoique d’une rare bassesse, le «revenge porn» met en exergue l’hypocrisie des puissants. Vive le «revenge porn» !

Ce raisonnement sommairement résumé n’a rien de neuf. C’est celui des fanatiques religieux de toutes obédiences, qui s’estiment autorisés à employer les moyens les plus immoraux dès lors qu’ils servent la cause divine. «Ad majorem gloriam dei.» C’est surtout celui des ultras de la révolution, anarchistes violents ou léninistes militarisés. Dans les années 1970, on retrouvait les mêmes syllogismes pathologiques dans la littérature de l’ultra-gauche, avec une différence toutefois, puisqu’ils débouchaient sur l’usage de la violence terroriste, alors que leurs continuateurs s’en tiennent à la violence verbale, symbolique ou numérique, ce qui est un progrès incontestable.

Aux dires du même avocat, le dénommé Piotr Pavlenski se réclame de la tradition anarchiste russe. Certains de ses ancêtres putatifs furent glorieux, tel Kropotkine ou Bakounine, ou même pacifistes, tel Léon Tolstoï. Mais d’autres passaient à l’action violente, comme les assassins du tsar réformateur Alexandre II, membres d’une branche populiste adepte de l’action directe, Narodnaïa Volia, inspirée par le fiévreux révolutionnaire Netchaïev. Le frère aîné de Lénine fut condamné et pendu comme complice présumé, ce qui explique, pour certains de ses biographes, la haine viscérale du chef bolchevique envers l’oligarchie russe.

Alexandre II s’apprêtait à reprendre la politique d’ouverture qu’il prisait dans sa jeunesse. L’assassinat ouvrit au contraire une ère de répression et de réaction en Russie. Peu importe aux yeux des révolutionnaires : cette répression avait l’avantage de révéler la nature latente du pouvoir, essentiellement répressive, même sous couvert d’ouverture ou de réforme.

Nous n’en sommes pas là, fort heureusement. La culture démocratique est désormais solidement installée en France et les ultras restent une infime minorité. Tous les partis, y compris les plus contestataires, ont condamné les méthodesdu grotesque héritier de Netchaïev, qui n’a d’ailleurs usé que d’une violence numérique. Mais cette justification des moyens infâmes par une cause grandiose rappelle de très mauvais souvenirs. Les règles démocratiques ont une valeur en soi, elles civilisent le combat politique et assurent à tous les courants une expression libre, autant qu’une influence directe sur le gouvernement par voie d’élection régulière et sincère. Quitte à passer aux yeux des activistes pour un idiot utile de l’oligarchie, ce rappel est toujours nécessaire.

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