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Jours tranquilles à Paris
21 mars 2020

Tribune - « Doit-on s’inquiéter de la mort annoncée de la dissertation ? »

Par Arnaud Pautet, Docteur en histoire contemporaine, professeur en classe préparatoire

Concours de l’ENA ou de Sciences Po, réforme du lycée, concours de recrutement des enseignants, Arnaud Pautet, docteur en histoire contemporaine et professeur en classe préparatoire, s’inquiète de la progressive « disparition » des épreuves de dissertation.

Ce texte est paru dans « Le Monde de l’éducation ». Si vous êtes abonné au « Monde », vous pouvez vous inscrire à cette lettre hebdomadaire en suivant ce lien.

Le rapport Thiriez sur la réforme de l’Ecole nationale d’administration (ENA) a été officiellement remis au premier ministre Edouard Philippe le 18 février. Parmi ses préconisations, la suppression de la composition, ou dissertation, de culture générale, jugée socialement discriminante, a retenu notre attention. Sans surprise, la note de synthèse dominera maintenant ce concours recrutant les grands serviteurs de l’Etat. Une proposition cohérente, dans la continuité des remodelages du concours de Sciences Po Paris ; dans la continuité, aussi, de la réforme actuelle du lycée. Y a-t-il lieu de s’inquiéter de cette mort annoncée de la dissertation ?

D’antan, la dissertation figurait comme l’épreuve reine pour les élèves « faisant leurs humanités ». Aujourd’hui, un lycéen peut terminer son cycle d’études secondaires sans jamais avoir à exécuter une dissertation à l’examen.

Jusqu’en 1996, c’était impossible. Celui qui, à l’épreuve anticipée de français de 1re générale, esquivait la dissertation ou le commentaire composé devait proposer un résumé suivi d’une discussion, un exercice argumentatif voisin, mais simplifié, de la composition française. A partir de 1997, un exercice dit « d’écriture d’invention » a supplanté la discussion, invitant les élèves à imiter un genre littéraire (il disparaît à son tour avec la réforme des lycées).

En terminale, le même élève peut contourner l’exercice dans chaque discipline : en philosophie, en se rabattant sur le commentaire d’un texte d’auteur ; en histoire-géographie, ou le sujet de composition reprend le libellé exact du chapitre étudié avec le professeur ; en sciences économiques et sociales, où les jeunes choisissent en masse l’alternative de la synthèse de documents. Les réformes menées amplifient ce phénomène. Pour les épreuves E3C de contrôle continu en 1re, en histoire-géographie, la composition s’est éclipsée au profit d’une « réponse à une question problématisée ».

Le recrutement des professeurs lui-même dépendra moins de cet exercice : au CAPES d’histoire-géographie, l’une des deux dissertations se voit transformée en une étude de documents visant à révéler des qualités didactiques chez le candidat.

Un exercice qui « élève » les élèves

Pour ses détracteurs, l’exercice de dissertation est une simple régurgitation de connaissances et d’auteurs, un écrit artificiel valorisant une culture bourgeoise acquise par utilitarisme. Rien n’est moins vrai.

Elle nécessite des qualités de stratège : après avoir énoncé clairement le problème masqué par l’énoncé, l’élève doit amener son lecteur à découvrir l’intérêt de la question et la cohérence de sa démarche, en allant du plus évident au plus subtil.

Entre ces deux pôles, le lecteur voyage en suivant le chemin tracé par la structure de l’argumentaire. Les idées étayées sont autant d’escales qui ne doivent pas faire oublier le but du périple : éclairer le monde présent sur sa copie en mobilisant une culture authentique, en se réfugiant sur l’épaule de géants ayant déjà réfléchi à la problématique, pour s’arracher à la tyrannie de l’immédiateté.

Elle implique de maîtriser l’art de la dialectique : la réflexion progresse en dépassant les arguments initiaux, qui se fissurent à mesure que l’on cerne la complexité des choses. Un apprentissage de la frustration intellectuelle : on ne peut pas comprendre et dire tout, tout de suite.

Elle requiert enfin un amour des mots, une concision dans l’énonciation et une précision chirurgicale dans l’écriture. Personne ne l’a mieux exprimé que Boileau dans son Art poétique (1674) :

« Avant donc que d’écrire apprenez à penser.

Selon que votre idée est plus ou moins obscure,

L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,

Et les mots pour le dire arrivent aisément. »

Un apprentissage de la citoyenneté et de la démocratie

Pourquoi cette disparition est-elle inquiétante ? Disserter, « disputer », au sens médiéval, implique de faire sien des arguments qui nous heurtent. L’exercice invite au débat, sur un mode concessif : il permet d’exercer sa raison, en faisant dialoguer les arguments pour discerner ce qui approche le plus la vérité. Il impose la tolérance aux opinions diverses qui bousculent nos certitudes, obligeant les élèves à se mettre à la place de leurs défenseurs le temps d’un exercice.

Il n’est plus rare de côtoyer des lycéens ou des étudiants qui refusent de soutenir certaines argumentations, d’expliquer certains auteurs, pour des raisons morales. La liste est longue : Paul Valéry, exhortant dans La Crise de l’esprit la supériorité de l’Europe sur les autres civilisations en 1919 ; La Bruyère, expliquant dans ses Caractères que les femmes « se sont établies elles-mêmes dans cet usage de ne rien savoir, ou par la faiblesse de leur complexion, ou par le soin de leur beauté, ou par une certaine légèreté qui les empêche de suivre une longue étude ». Pour beaucoup, il semble préférable d’effacer ces propos plutôt que de les comprendre. La fuite ou l’esquive, plutôt que la confrontation.

Ne plus aiguiser ainsi l’esprit critique des jeunes, renoncer au prétexte que leurs capacités de conceptualisation s’affaissent en même temps que leur maîtrise de la langue, c’est prendre le risque de conforter les positions extrémistes : de celles et ceux qui s’opposent à la conférence d’une philosophe renommée défendant des positions éloignées de l’air du temps ; de celles et ceux qui boycottent des films et des livres à cause du passé de leurs auteurs, plutôt que d’exercer leur esprit critique et leur jugement esthétique sur l’œuvre produite.

C’est prendre le risque d’encourager le puritanisme et la police de la pensée, qui sont le cancer de la démocratie. C’est prendre le risque d’embastiller chaque citoyen dans des positions figées, sans nuance, en l’enfermant dans le rôle du procureur, sans assez se soucier de l’administration d’une preuve de culpabilité. C’est prendre le risque de former, aussi, des élites dépourvues de tout esprit critique, incapables de discuter des injonctions injustes, réduites au statut de servants, plus que de serviteurs. Est-ce un hasard si les hauts fonctionnaires sont recrutés prioritairement sur l’exercice de la note de synthèse, où l’on fait état des positions de différents acteurs, sans exprimer la sienne ?

Comme l’a montré l’historien Roger Chartier, la société civile naît pourtant du débat d’idées, au XVIIIe siècle, dans ces salons où, au-delà de sa dignité sociale, de sa richesse, de son ordre, se réunissent des honnêtes hommes (et femmes) pour discuter de thèmes transcendant leur condition. S’y construit alors une opinion « publique », éclairée, à visée universelle, à l’abri de l’émotion populaire, et de sa violence incontrôlable.

Cet exercice ne participe pas, d’abord, à la formation d’une élite prétendument coupée du peuple. Il met le futur citoyen devant sa responsabilité : exercer sa raison, entendre la parole de l’autre, entrer en dialogue avec lui. La disparition de cette exigence ouvre la voie au relativisme : toute connaissance devient relative, et la vérité est suspectée d’être un leurre.

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