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Jours tranquilles à Paris
22 mars 2020

Charge mentale des femmes : la sexualité aussi !

Par Maïa Mazaurette

Devoir conjugal, contraception, injonctions esthétiques… le sexe, comme les tâches domestiques, n’échappe pas aux inégalités de genre, explique la chroniqueuse de « La Matinale » Maïa Mazaurette.

LE SEXE SELON MAÏA

Cette période de confinement va-t-elle modifier notre rapport à l’espace domestique ? Très certainement. Entre deux cours de fitness en ligne (« musclez-moi ce plancher pelvien, bande de flemmasses »), certains découvriront sans doute les délices de la charge mentale, cette liste interminable de tâches à accomplir et d’inventaires à surveiller, dont les contraintes pèsent très majoritairement sur les épaules des femmes. Pour ceux qui découvrent le concept, la charge mentale consiste à penser à acheter du papier-toilette hors des périodes de pandémie.

Cette gestion du quotidien comprend-elle une charge sexuelle ? C’est l’argument avancé par les journalistes et militantes féministes Clémentine Gallot et Caroline Michel, dans un essai à paraître le mois prochain (La Charge sexuelle. Pourquoi la sexualité est l’autre charge mentale des femmes, First Editions).

Du devoir conjugal à l’épilation du sillon interfessier, ce « labeur sexuel invisible » rassemblerait des préoccupations sanitaires (s’occuper de la contraception, et souvent du préservatif), émotionnelles (la simulation, à considérer comme un « service affectif »), techniques (acheter des sextoys, prodiguer de formidables fellations, être expérimentée « mais pas trop », exprimer des orgasmes, de préférence synchrones et multiples), fantasmatiques (se renseigner sur la sodomie ou l’éjaculation féminine, accepter des expériences sexuelles tournées vers les fantasmes masculins), ou même virtuelles (se protéger du revenge porn, envoyer des photos dénudées… mais aussi recevoir des photos de pénis non sollicitées).

A quoi il faut évidemment ajouter des injonctions esthétiques (acheter de la lingerie, ne pas grossir, ne pas vieillir, éradiquer sa pilosité, plaire à son homme mais jamais aux autres hommes). Ce devoir de « bonne présentation » peut passer par des investissements financiers inutiles (savons, infusions et cristaux pour vagin), mais aussi par des opérations douloureuses (chirurgie de la vulve, « point du mari » pour resserrer le vagin après un accouchement).

« Liste des courses »

Cette « liste de courses » concerne la sexualité du couple, mais pas seulement ! Elle comprend la maternité (charges reproductive, abortive, post-partum) et le bien-être de toute la famille. Selon Clémentine Gallot et Caroline Michel, « chez les 18-24 ans, c’est la mère qui prend en charge le traditionnel et tant redouté speech sur la vie sexuelle pour 67,2 % des filles et 38,8 % des garçons. Alors que le père ne joue ce rôle que dans 16,7 % des cas chez les filles et 27 % des garçons ».

Prendre soin de soi, du partenaire, des enfants… on arrête les frais ? Que nenni : il manque encore l’espace public. Les règles du vivre-ensemble exigent des femmes un devoir de décoration, d’amabilité, de disponibilité (sous peine d’être traitée de coincée), mais aussi de restriction (conserver sa virginité suffisamment longtemps, ne pas exposer les hommes à trop de tentation, se débrouiller pour ne pas être violée). Celles qui sortent des clous seront culpabilisées, insultées, parfois frappées, violées ou tuées.

Cette liste vous déprime ? C’est voulu, comme le confessent les auteures elles-mêmes : « L’objet de ce livre, on ne s’en cache pas, relève d’abord d’un droit inaliénable à se plaindre. » Cependant, avant de sortir notre joker anti-féministe préféré (#victimisation), rappelons que la plainte possède des vertus politiques. On ne résout jamais un problème sans l’avoir identifié.

Cette identification constitue la grande force de la démonstration de Gallot et Michel, émaillée de centaines d’exemples, de chiffres et de citations. Oui, les femmes bossent. Sexuellement. Sans rétribution (sans surprise, celles qui demandent rétribution sont reléguées au ban de la société).

Victimisation

Mais le plus embarrassant, c’est encore de constater l’écart entre les faits constatés et nos postulats culturels. Car ce qu’on entend habituellement aux terrasses des cafés (hum, mauvais exemple), c’est que les hommes constituent le véritable prolétariat du sexe : tenaillés par de terrifiantes pulsions (on se demande bien qui se retrouve à les soulager), forcés de faire le premier pas, soumis à des obligations de performance lors des rapports. Désolée de le faire remarquer… mais côté victimisation, ces hommes-là se défendent plutôt pas mal.

Alors, sur qui pèse réellement la charge sexuelle ? Le simple fait de poser la question dérange : en sexualité, les personnes bien élevées prétendent s’émanciper des logiques comptables, quitte à laisser perdurer les injustices. L’amour et l’esprit de sacrifice, valeurs ô combien féminines, sont censés nous immuniser contre le ressentiment. D’ailleurs, en ce qui concerne le sexe comme dans le cadre d’autres revendications féministes, le soupçon de mesquinerie guette : on ne va quand même pas compter la taxe tampon, l’écart salarial, les heures de repassage ? Eh bien, si.

Que les choses soient claires : le débat est hautement inflammable (je me décharge de toute responsabilité quant à l’éventuelle engueulade qui agrémentera votre soirée confinée). Mais plutôt que batailler, observons comment s’imbriquent les rouages du système.

Car toutes les charges sexuelles ne se valent pas. Celles qu’endossent les hommes (personne ne nie qu’ils accomplissent une partie du boulot) sont héroïsées : conquérir des partenaires, faire bander son membre, tenir ses érections, produire des orgasmes. Les autres charges sont contournées : la production d’un corps désirable est considérée comme un signe de superficialité (« ce sont des fanfreluches »), la question esthétique est évacuée (« les hommes vieillissent mieux, grossissent mieux, de toute façon les femmes ne s’intéressent pas au physique de leurs partenaires »), la contraception devient une affaire de gonzesse alors même que les hommes sont beaucoup plus fertiles (« ça ne se passe pas dans mon corps »), le plaisir féminin se voit qualifié de « mystérieux », donc considéré comme facultatif (« les préliminaires, c’est pas du vrai sexe »), les besoins des unes sont minorés par rapport aux exigences des autres (« ça va, elle peut bien se forcer trois minutes »), certains efforts passent carrément inaperçus (« les femmes sont passives »)… et certains organes, demandant de l’attention, passent à la trappe (« quoi, un clitoris ? »).

Prétextes

Là où ça devient encore plus intéressant, c’est quand les prétextes avancés pour légitimer cette charge sexuelle (« les femmes sont naturellement plus belles, plus maternelles, plus dévouées ») rappellent les excuses concernant le travail domestique : « les femmes sont naturellement multitâches, plus douées avec les aspirateurs ».

Au fossé des orgasmes répond le fossé des salaires. Au care dans la chambre à coucher répond le care pendant les périodes de crise. Au bénévolat sexuel répond le bénévolat domestique : selon un rapport de l’Oxfam publié le 20 janvier, les femmes effectuent 12,5 milliards d’heures de travail non payées par an. A ce titre, le problème n’est pas individuel mais collectif, pas uniquement sexuel mais plus largement culturel.

Face à ces asymétries, Clémentine Gallot et Caroline Michel appellent à une « nouvelle civilité sexuelle ». La promesse est alléchante, et par chance, nous avons quelques semaines privilégiées pour apprendre à la mettre en pratique. Dès qu’on aura fini de compter les points, nous pourrons changer l’équation. Pour le meilleur !

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