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Jours tranquilles à Paris
23 mars 2020

La lettre politique de Laurent Joffrin - Les derniers de cordée

On a beaucoup glosé sur l’expression employée par Emmanuel Macron à propos des patrons – ou des riches : les «premiers de cordée». Il justifiait à ce moment-là l’allègement de l’ISF décidé par son gouvernement, conformément à son programme électoral et regrettait les critiques adressées aux plus fortunés des Français : «Si l’on commence à jeter des cailloux sur les premiers de cordée, c’est toute la cordée qui dégringole.» Pour être juste, il avait ensuite amendé son propos : «Ce n’est pas le premier de cordée qui tire les autres sur la corde. Chacun doit aller, aspérité après aspérité, prendre sa propre prise. Mais quelqu’un a ouvert la voie.» Tout en précisant que dans la cordée, ce n’est pas le premier qui assure les autres, mais un des alpinistes voué à cette fonction : «Je le dis parce qu’une société qui n’a pas ses premiers de cordée, qui n’a pas des gens qui arrivent à ouvrir la voie dans un secteur économique, social, dans l’innovation, ne monte pas la paroi. Mais quand il n’y a personne qui assure, le jour où ça tombe, ça tombe complètement.» Les patrons, donc, sont les premiers de cordée, à condition de se soucier du bien commun et de déléguer à un autre responsable (l’Etat-providence, peut-on supposer, par exemple) le soin d’assurer la cordée.

Malgré ces précisions, ou ces atténuations, la question des premiers de cordée demeure. En temps normal, la société reconnaît aux patrons une responsabilité éminente, dans leur domaine en tout cas. Le débat porte sur les inégalités de revenus et de statut conférés aux responsables économiques (inégalité justifiée ou excessive). Mais aujourd’hui, tout change. Chaque soir, une partie de la population française applaudit d’autres premiers de cordée : les personnels soignants, en première ligne, au péril de la leur vie, pour combattre le coronavirus, les chercheurs qui s’échinent dans l’urgence à trouver un remède au mal, les professeurs qui étudient les meilleurs moyens d’organiser la lutte contre l’épidémie.

Allons plus loin : on oublie d’applaudir aussi certains «derniers de cordée» qui continuent, à leurs risques et périls et pour un maigre salaire, d’assurer les besoins élémentaires de la population : caissières de supermarchés, manutentionnaires et chauffeurs qui acheminent la nourriture, salariés des réseaux d’énergie et de communication qui se rendent au travail pour continuer de fournir lumière, chauffage ou moyens de communication et de transport à la population, policiers qui assurent, souvent sans masques, le respect des règles de confinement, etc., tandis que des traders surpayés continuent de faire fonctionner des bourses de valeurs dont les soubresauts ajoutent au désordre général.

Qui sont, dans cette circonstance, les premiers de cordée et qui sont les derniers ? L’Evangile, avec une certaine sagesse, avait prévu ce cas de figure dans un aphorisme célèbre : «Les premiers seront les derniers, les derniers seront les premiers.» Mais c’est dans le royaume des cieux…

On peut rapprocher cette réflexion d’un autre texte canonique, la Déclaration des droits de l’homme de 1789, citée explicitement dans le préambule de notre Constitution, notamment dans son article premier : «Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.» On s’arrête souvent à la première phrase de l’article. La seconde a aussi son importance. A l’époque, il s’agissait de mettre fin à la société à ordres et d’ouvrir à tous les emplois, sans distinction de naissance. Mais on peut aussi la généraliser : si «l’utilité commune» fonde «les distinctions sociales», il faut la définir. En ce moment, cette utilité désigne de toute évidence ceux qu’on vient de citer, soignants ou salariés des «secteurs essentiels». Renversement des valeurs.

A plus long terme, la question – on peut l’espérer – ouvrira un débat collectif. Qui est le plus utile à la société ? Et surtout, les distinctions sociales reflètent-elles l’utilité commune ? On sait bien qu’on en est loin. Non que les patrons soient inutiles : ils organisent la production des biens et des services, ce qui mérite attention et considération. Mais n’y a-t-il pas excès dans les revenus qu’ils perçoivent en moyenne et dans la considération et le pouvoir dont ils bénéficient ?

Et surtout, n’est-il pas temps de réévaluer la distinction sociale qui échoit à ceux qui contribuent de toute évidence à l’utilité commune, sans en tirer ni prestige ni revenus suffisants ? Payer dix fois plus un trader qu’un chercheur en épidémiologie ? Un cadre de l’industrie qu’un enseignant ? Un commercial qu’un pompier ? Un dirigeant bancaire qu’un responsable d’Ehpad ? Une influenceuse qu’une infirmière itinérante ? Etc. Est-ce juste, est-ce rationnel ?

Certes on redouterait le jour où une autorité centrale déciderait du revenu de chacun, comme dans la défunte URSS. Mais on peut aussi réfléchir à des moyens démocratiques de corriger ces disparités, qui sont aussi des injustices et qui nuisent à l’utilité commune.

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